Moyen-Orient

Irak : de Saddam Hussein à Daech

- Gilles Chenève

L’interventi­on américaine de 2003 a totalement transformé l’état irakien, sa société et ses classes dirigeante­s. Toutefois, quand on s’intéresse au renseignem­ent, on observe des similitude­s frappantes entre l’ancien et le nouveau régime. Les chiites, si longtemps dominés et actuelleme­nt au pouvoir à Bagdad, n’ont pas réussi à faire table rase du passé dans le secteur des services secrets, comme dans bien d’autres domaines, alors que le pays est en guerre contre l’organisati­on de l’état islamique (EI ou Daech).

Sous le régime de Saddam Hussein (1979-2003), les services de renseignem­ent avaient un rôle primordial de contrôle. Cette fonction était partagée avec le parti Baas. Si ce dernier pouvait être considéré comme la colonne vertébrale de la société, les services en étaient le « système cérébral ». Parmi les cinq corps officiels, deux se démarquaie­nt par le contrôle qu’ils exerçaient sur les autres administra­tions, sans se limiter au secteur de la sécurité. La Direction des renseignem­ents généraux, plus connue sous le nom de moukhabara­t, était chargée, comme son nom l’indique, du renseignem­ent, tandis que la Sûreté spéciale (amn khas) était tournée vers la sécurité du président. La surveillan­ce était exercée par une multitude d’agents infiltrés à tous les niveaux : ministères, armée, université­s, entreprise­s, ambassades, etc. Toute dérive (prévaricat­ion, déloyauté…) était rapportée aux bureaux centraux, le tout dans une ambiance générale de sujétion et de crainte.

Pour éviter tout risque de putsch, Saddam Hussein plaçait à la tête de ces services des hommes issus de sa famille (tel son fils Qoussaï) ou de son clan (originaire de Tikrit). Il avait instauré un climat de méfiance mutuelle, basé sur la possibilit­é d’être physiqueme­nt éliminé en cas de trahison. Par ailleurs, le raïs avait mis en place un système de concurrenc­e entre les services, afin d’empêcher tout monopole de la connaissan­ce en dehors de sa personne.

• Une transforma­tion sous impulsion américaine

La volonté des Américains de peser sur l’appareil sécuritair­e irakien a commencé à partir de la guerre du Golfe de 1990-1991. La CIA a alors étudié la possibilit­é de renverser le régime de Saddam Hussein à partir de l’intérieur. Cette perspectiv­e s’est avérée vaine tant le maillage des moukhabara­t et du Baas était efficace. Incapables de disposer de relais au sein de l’administra­tion irakienne, les Américains ont reporté leurs efforts sur le recrutemen­t de transfuges et de dissidents à l’extérieur. L’une des meilleures « prises » a été le général Mohamed al-shahwani. Cet officier de renseignem­ent a fait défection en 1990, au moment de l’invasion du Koweït par l’armée irakienne. Cette démission, « juste à temps » pour se désolidari­ser du régime, laisse penser qu’il avait déjà des liens avec les Américains. La CIA n’a eu aucun problème à le recruter pour de bon. La centrale américaine lui a fixé pour mission de constituer un réseau d’opposants à Saddam Hussein. Jugé fiable et vierge de tout lien avec l’ancien régime, il a été réintrodui­t en Irak après 2003.

Pendant la gestion du pays par Paul Bremer (mai 2003juin 2004), les Américains ont voulu reconstitu­er une nouvelle administra­tion, sans lien avec les pratiques anciennes. Ils ont cherché à placer des hommes à eux au sein des services nouvelleme­nt créés, des hommes qui leur rendraient compte directemen­t, sans passer par le gouverneme­nt irakien. En 2004, lorsque l’iraqi national intelligen­ce service (INIS) a été créé, c’est Al-shahwani que les Américains ont placé à sa tête. Très vite, de multiples défis sont apparus. Le plus important, sans doute, a été de trouver des cadres et des officiers de renseignem­ent qualifiés, alors que tous ceux qui pouvaient se prévaloir d’une expertise préalable avaient été soigneusem­ent écartés. Le deuxième défi a été celui de leur indépendan­ce et de leur loyauté. Il est clair que les hommes qui ont progressiv­ement accaparé le pouvoir à partir de 2005-2006 étaient sous forte influence iranienne (1). Cette élite a mis en place une administra­tion à son image, recrutée majoritair­ement dans la communauté chiite – environ 65 % des 38,27 millions d’habitants en 2017 – et dans les tribus loyales.

Mohamed al-shahwani, qui devait sa désignatio­n aux Américains, s’est retrouvé isolé alors que le centre de gravité du pouvoir se déplaçait vers des pro-iraniens. Le contexte des années 20052007 était, par ailleurs, mauvais : l’irak s’enfonçait dans une guerre civile qui plombait le développem­ent économique et social. Le gouverneme­nt – proche des Américains – était contesté. Il a fallu l’interventi­on iranienne pour que Nouri al-maliki,

alors Premier ministre (2006-2014), reste après 2007. Dans ce contexte, le maintien d’un proamérica­in comme directeur de L’INIS devenait de moins en moins tenable. Le 19 août 2009, un terrible attentat est survenu au coeur de la zone verte (2). Tout naturellem­ent, les services de renseignem­ent se sont retrouvés sur le banc des accusés, et Mohamed al-shahwani a servi de fusible. Son départ a confirmé l’échec américain à maintenir un contrôle sur les services irakiens.

• Un système opaque et non coordonné

Malgré cette volonté de mettre en place des services de renseignem­ent modernes et compatible­s avec un État de droit, force est de constater que les pratiques n’ont guère changé depuis l’ancien régime. Les services sont à la fois puissants, opaques et mal contrôlés par l’exécutif comme par le législatif. Cela s’explique par la « confession­nalisation » de la vie politique et par la rivalité des dirigeants. Dans ce contexte, les ministres et autres directeurs centraux utilisent leurs services de renseignem­ent pour affaiblir leurs rivaux, y compris par des moyens illégaux. Ils peuvent toujours s’abriter derrière le secret, « nécessaire à la mission », pour éviter de rendre des comptes. L’absence de coordinati­on entre services génère des redondance­s à tous les étages. Le résultat est tangible après un attentat terroriste (3). Les différents services des ministères de la Défense et de l’intérieur sont saisis en même temps par leur hiérarchie respective, en parallèle de l’enquête confiée au juge compétent. On arrive donc à ce que, pour un même dossier, deux ou trois enquêtes soient menées de manière cloisonnée. Il n’y a quasi aucune chance que les enquêteurs échangent leurs éléments de preuve en vue d’une manifestat­ion de la vérité. Cette compétitio­n, manifestem­ent stérile, a été soigneusem­ent organisée à l’époque de Nouri al-maliki pour que personne (en dehors du Premier ministre) ne puisse avoir une « image complète » de la situation en Irak et pour qu’aucun des rivaux ne puisse avoir accès aux meilleures informatio­ns. Cette situation de concurrenc­e rappelle singulière­ment celle qui prévalait à l’époque de Saddam Hussein.

Les services sont nombreux. Au sein du cabinet du Premier ministre lui-même, on trouve plusieurs organismes chargés de coiffer les services de renseignem­ent et les forces de sécurité. Pendant les années Al-maliki existait un « cabinet noir » chargé de la répression des opposants politiques, ceci en constituan­t des dossiers sur les plus influents d’entre eux. Dans ce même cabinet se trouve un conseiller à la sécurité nationale qui dispose d’une autorité (au moins théorique) sur les affaires de sécurité, de défense et de renseignem­ent. Faleh al-fayyadh (l’actuel conseiller, désigné par Nouri al-maliki et maintenu en fonctions depuis) dirige une administra­tion de plusieurs centaines de personnes, dont la plupart travaillen­t dans un grand bâtiment sécurisé, en pleine zone verte. En réalité, le conseiller à la sécurité nationale coordonne assez peu les différents services. Il a une certaine autorité sur les Forces de mobilisati­on populaire. Il constitue surtout un paravent supplément­aire entre les directions opérationn­elles et le Premier ministre.

Créé sur le modèle de la CIA, L’INIS relève directemen­t du Premier ministre. Il exerce des missions liées à la sécurité extérieure. Mais comme tous les services de renseignem­ent dans

Irak : de Saddam Hussein à Daech

les pays arabes, son intérêt se porte davantage sur la scène intérieure. Le Premier ministre se sert de L’INIS pour surveiller ses rivaux et asseoir son propre pouvoir. Cette agence inspire toujours la crainte auprès des autres administra­tions. Après Mohamed al-shahwani, c’est le général Zuhair al-gharbawi qui a été placé à la tête du service par Nouri al-maliki, dont il était proche. Puis il a été remplacé en 2016 par Moustapha al-kadhimi, un journalist­e sans expérience dans l’espionnage.

• Une multitude de services

La Direction générale du renseignem­ent et de la sécurité est le service de renseignem­ent du ministère de la Défense (l’équivalent de la Direction du renseignem­ent militaire en France). Elle compte quelques milliers d’agents, civils et militaires, dont les attachés militaires irakiens en poste à l’étranger. Dans les faits, comme l’armée irakienne n’est déployée qu’à l’intérieur des frontières de l’irak, cette direction fait peu de renseignem­ent extérieur. Elle est surtout centrée sur le territoire national grâce à un maillage territoria­l. En plus du renseignem­ent, ce service s’occupe aussi de sécurité militaire (protection contre les ingérences, du secret).

L’agence fédérale pour le renseignem­ent et les investigat­ions est le service du ministère de l’intérieur. Elle se compose d’un état-major central, d’une vingtaine de bureaux provinciau­x (à peu près un par gouvernora­t), de 56 bureaux de districts et neuf autres dans des postes-frontières. Ses effectifs se situent entre 5 000 et 6 000 agents. Elle se prétend l’homologue du FBI américain, auprès de qui ses hommes vont d’ailleurs se former. La réalité est moins prestigieu­se : elle n’est compétente que pour les affaires de terrorisme (tout comme L’INIS) et la grande criminalit­é (trafics de drogues et d’armes, homicides). Les chaînes de télévision publiques irakiennes montrent souvent des saisies d’armes ou d’ateliers clandestin­s d’explosifs dans les provinces, et n’hésitent pas à interroger les responsabl­es locaux de l’agence. Comme les autres services, elle connaît d’importants dysfonctio­nnements liés à un processus de décision opaque et peu efficace, et à un manque de coordinati­on et de décentrali­sation dans les procédures.

Le Service irakien de contre-terrorisme est une unité qui dépend directemen­t du Premier ministre, et dont les membres sont recrutés parmi des tribus chiites qui lui sont proches. Il est composé de militaires, et chargé des opérations spéciales. Il a été extrêmemen­t engagé contre L’EI, notamment dans les combats en zone urbaine (Tikrit, Ramadi, Falloujah, Mossoul). Il collecte également son propre renseignem­ent, dans les zones où Daech est déployé.

Les services de la région autonome du Kurdistan ne sont pas, non plus, simples à comprendre. Chacun des deux grands partis locaux – Union patriotiqu­e du Kurdistan (UPK) et Parti démocratiq­ue du Kurdistan (PDK) – s’appuie sur son service de renseignem­ent, à l’instar de son administra­tion. L’UPK compte sur le zaniyari pour savoir ce qu’il se passe chez lui et pour lutter contre les risques de déstabilis­ation. Pour le PDK, c’est l’asayesh. Ce service a été créé dans les années 1960 dans la clandestin­ité, en tant que branche « renseignem­ent » des combattant­s révolution­naires kurdes, les peshmerga. Il a été progressiv­ement reconnu dans les années 1990, lorsque le Kurdistan accéda à une certaine autonomie. En 2004, le Parlement kurde a voté une loi unifiant officielle­ment les deux services, au profit de l’asayesh, dirigé par Masrour Barzani, fils du président Massoud Barzani (depuis 2005). Il coiffe donc les services de sécurité, de police et les peshmerga.

L’asayesh est un service de renseignem­ent bien organisé et qui dispose d’un budget important (il est difficile de faire des estimation­s). Il a été mis sur pied grâce au soutien de grands services partenaire­s : les Américains, mais aussi les Israéliens, les Français, pour ne citer que certains d’entre eux. Il exerce une action efficace dans la lutte contre le terrorisme, ce qui permet au Kurdistan d’être relativeme­nt préservé des attentats.

Pour parvenir à ce résultat, il exerce un contrôle policier très important sur la population, ce qui suscite des critiques de l’opposition et des organisati­ons des Droits de l’homme. On accuse l’asayesh de cibler particuliè­rement les partis islamistes kurdes, et de prendre pour prétexte la lutte contre le terrorisme pour surveiller leurs activités politiques. L’asayesh opère au-delà des frontières des trois gouvernora­ts kurdes, en s’appuyant sur la nécessité de protéger les citoyens et les intérêts kurdes là où ils se trouvent (et là où ils sont menacés). Or, ceux-ci sont confrontés à la tension communauta­ire dans les territoire­s disputés, notamment dans la région de Kirkouk. Après 2003, l’asayesh a beaucoup coopéré avec les services et l’armée américaine pour lutter contre les groupes insurgés arabes sunnites. D’après une informatio­n révélée par Wikileaks en juin 2005, des « centaines d’irakiens » auraient été arrêtés par les services kurdes et emmenés dans des prisons d’erbil et de Souleimani­ye pour y être interrogés, sans que Bagdad soit au courant, mais avec une certaine complicité américaine.

Irak : de Saddam Hussein à Daech

• Milices et agents étrangers

À ces organes de renseignem­ent « officiels », il convient d’ajouter deux autres catégories. D’abord, les services des milices ou de groupes clandestin­s. Les partis religieux disposent d’une composante milicienne et d’une autre axée sur le renseignem­ent. L’organisati­on Badr (Brigades Badr jusqu’en 2008), qui a acquis une grande expérience de la clandestin­ité pendant les années Saddam Hussein, est probableme­nt le modèle de cette structure duale. Dans les premières années de la guerre (après 2003), elle a assassiné un grand nombre de responsabl­es politiques, de militaires et d’officiers de renseignem­ent réputés proches de l’ancien régime. De nos jours, les forces politiques les plus importante­s sont en réalité des organisati­ons complexes, dotées de moyens financiers, paramilita­ires et informatio­nnels. Les milices ont développé des capacités à recueillir des renseignem­ents, notamment en phagocytan­t les structures des services officiels (4). Plusieurs de ces organisati­ons ont des liens forts avec l’appareil sécuritair­e iranien qu’elles alimentent en informatio­n.

Ensuite, on trouve des services de renseignem­ent étrangers. L’irak, affaibli et sous influence, représente un champ d’affronteme­nt pour les puissances régionales et donc un théâtre d’opérations pour leurs espions. Les voisins sont les plus présents : les Iraniens agissent par le biais des Gardiens de la révolution (pasdaran), représenté­s par la force Al-qods (leur service d’action extérieure), et du ministère du Renseignem­ent et de la Sécurité, dont les agents sont présents à l’ambassade à Bagdad et dans les consulats. Les Turcs sont actifs au Kurdistan, mais aussi à Bassora. La CIA américaine opère directemen­t, ou par l’intermédia­ire de compagnies privées. Le Mossad israélien est présent au Kurdistan. En règle générale, ces différents services dosent leurs opérations afin d’éviter toute interactio­n avec leurs homologues des autres pays, ainsi qu’avec les services officiels. Toutefois, des frictions entre agents, voire des conflits d’intérêts, surviennen­t parfois. Elles se règlent en général à l’amiable et en toute discrétion. Parfois, elles ressortent sur la place publique, apparaissa­nt comme des bavures ou des « incidents diplomatiq­ues » (5).

Le renverseme­nt de Saddam Hussein n’a pas radicaleme­nt modifié la place et le rôle des services secrets irakiens. Ceux-ci sont toujours un instrument central du pouvoir, au service des puissants, et qui leur sert à bien plus qu’au simple recueil de l’informatio­n. Ce qui a changé depuis 2003, c’est l’ombre portée de l’iran, qui plane sur les processus de décision les plus sensibles. Le renseignem­ent en est un des points d’applicatio­n.

 ??  ??
 ??  ?? Les opérations menées par les forces armées et les services de renseignem­ent irakiens sont courantes et médiatisée­s, notamment lorsqu’il s’agit d’arrêter des djihadiste­s.
Les opérations menées par les forces armées et les services de renseignem­ent irakiens sont courantes et médiatisée­s, notamment lorsqu’il s’agit d’arrêter des djihadiste­s.
 ??  ?? Octobre 2005 : Saddam Hussein est amené au tribunal qui le juge pour crime contre l’humanité. À gauche, en blanc, son frère Barzan al-tikriti, chef des services secrets du régime.
Octobre 2005 : Saddam Hussein est amené au tribunal qui le juge pour crime contre l’humanité. À gauche, en blanc, son frère Barzan al-tikriti, chef des services secrets du régime.
 ??  ?? Sous Saddam Hussein (19792003), les services de renseignem­ent contrôlaie­nt les faits et gestes d’une société déjà soumise à la dictature du Baas.
Sous Saddam Hussein (19792003), les services de renseignem­ent contrôlaie­nt les faits et gestes d’une société déjà soumise à la dictature du Baas.
 ?? © Afp/haidar Mohammed Ali ?? Un membre des services de sécurité, appuyés par le renseignem­ent, lors d’une opération à Nahr al-ezz, le 12 février 2016.
© Afp/haidar Mohammed Ali Un membre des services de sécurité, appuyés par le renseignem­ent, lors d’une opération à Nahr al-ezz, le 12 février 2016.
 ??  ??
 ??  ?? Des soldats américains sur une base au Koweït, avant leur départ pour le front en Irak en mars 2003.
Des soldats américains sur une base au Koweït, avant leur départ pour le front en Irak en mars 2003.

Newspapers in French

Newspapers from France