Le renseignement tunisien : Comment passer d’un État policier à un État de droit ?
Le 7 mars 2011, le troisième gouvernement provisoire de l’ère post-zine el-abidine ben Ali (1987-2011) annonce la suppression de la Direction de la sûreté de l’état (DSE), afin d’abolir « toute forme d’organisation s’apparentant à la police politique aussi bien au niveau de la structure, des missions que des pratiques ». Une telle mesure avait une double finalité. D’abord symbolique, s’agissant de l’organe en charge de la répression politique de la dictature déchue. Ensuite, il fallait ouvrir une nouvelle ère dans l’histoire de la Tunisie, dans laquelle la gouvernance démocratique demanderait à l’appareil sécuritaire un changement en profondeur des méthodes, des objectifs et des mentalités.
La Tunisie post-autoritaire reste à ce jour le seul pays arabe à poursuivre une délicate et parfois incertaine expérimentation de la démocratie. Mais elle est également un cas d’école pour la mise en oeuvre du concept de réforme du secteur de la sécurité, qui fut initié par l’europe de l’est au sortir de la guerre froide. L’appareil de sécurité et de renseignement de l’ère Ben Ali, pléthorique et tentaculaire au niveau de sa composante policière, était l’un des trois piliers, au côté du parti Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) et de l’entourage présidentiel, sur lesquels s’appuyait le système. Le président déchu était lui-même un produit de cet « État profond » au sein duquel il avait fait la majeure partie de sa carrière avant d’accéder aux plus hautes fonctions gouvernementales.
Il est donc nécessaire, pour appréhender les évolutions actuelles, de revenir sur l’organisation des services d’avant la révolution,
d’autant qu’elle n’a depuis changé qu’à la marge. Ensuite, il convient de se pencher sur la difficile période de transition des dernières années, qui a vu l’appareil de renseignement devoir s’adapter à un nouveau système politique et juridique tout en affrontant de redoutables défis sécuritaires. Enfin, on s’intéressera aux projets en cours visant à réformer ces services, à adapter et coordonner leurs missions, tout en veillant à les articuler avec le paramètre nouveau de l’état de droit.
• Le bras armé d’un État policier
La Tunisie, comme l’ensemble des États de la région, s’est dotée dès son accession à l’indépendance en 1956 d’un puissant appareil sécuritaire et de renseignement. Ce dernier s’est néanmoins distingué de ses homologues du monde arabe par le fait qu’il a été d’emblée soustrait au contrôle de l’armée et concentré pour l’essentiel au sein du ministère de l’intérieur. Cette singularité découle de la mise en place de la « doctrine Bourguiba ». Le fondateur et premier président de la République tunisienne entre 1957 et 1987 avait veillé, afin de prévenir tout risque de tentation putschiste, à tenir les militaires éloignés du pouvoir politique et de la sécurité de l’état. C’est donc le ministère de l’intérieur qui a eu la charge de gérer les missions de renseignement et de sécurité nationale, dont l’objectif premier était de surveiller et neutraliser les opposants, mais aussi de prévenir les mouvements de contestation et de révolte. Sur le plan extérieur, la priorité était donnée à la contre-ingérence face notamment à deux voisins jugés incontournables mais parfois inquiétants : l’algérie et surtout la Libye après l’accession au pouvoir de Mouammar Kadhafi en 1969. Enfin, à l’instar des autres services de renseignement maghrébins, un volet important des activités était consacré à la surveillance des ressortissants tunisiens à l’étranger, particulièrement en Europe occidentale. L’accession au pouvoir de Ben Ali en novembre 1987 a permis de muscler et affiner ce dispositif déjà imposant, d’autant plus que le successeur de Habib Bourguiba le connaissait mieux que quiconque. Il avait été ainsi durant dix ans le premier chef de la Direction générale de la sécurité militaire (DGSM) à partir de sa création en 1964. En octobre 1984, il avait hérité du poste stratégique de secrétaire d’état à la Sûreté nationale nouvellement créé, qui coiffe en particulier l’ensemble de l’appareil de renseignement regroupé au sein du ministère de l’intérieur.
À partir de là, c’est un édifice qui a perduré pendant toute la présidence Ben Ali. Les services de renseignement étaient regroupés au sein de deux grandes directions générales, sous la tutelle du secrétariat d’état à la Sûreté nationale. En premier lieu se trouvait la Direction générale des services spéciaux (DGSS), composée de la DSE, de la Direction des renseignements généraux et de la Direction de la sécurité extérieure ; cette dernière était chargée entre autres de la coopération avec les services étrangers, mais aussi de la surveillance des opposants vivant en dehors du pays. La DGSS était épaulée par la Direction générale des services techniques (DGST), puissamment dotée en technologie moderne et destinée, entre autres, aux écoutes téléphoniques puis à la cyber-surveillance, qui comprenait en outre un service chargé du contre-espionnage.
Cet appareil complexe et protéiforme offrait au pouvoir exécutif une grande souplesse d’utilisation, chaque service pouvant être mis à contribution sur des affaires qui n’étaient pas de sa compétence officielle, mais dont la sensibilité requérait un savoir-faire et une confiance particulière. En contrepartie, les responsables des services, à la différence de leurs homologues maghrébins maintenus longtemps à leur poste, étaient l’objet de fréquentes mutations résultant parfois d’une disgrâce décidée par le chef de l’état. Cette dernière pouvait néanmoins être passagère, de manière à permettre à l’intéressé de retrouver à terme son poste. À côté d’un tel dispositif policier, qui pouvait en outre s’appuyer sur le RCD grâce au maillage serré du territoire tunisien établi par ce dernier, la DGSM faisait pâle figure. Son rôle se limitait à la protection des infrastructures et des personnels des forces armées, ainsi qu’à une mission de renseignement militaire classique, ciblant en particulier l’environnement stratégique immédiat de la Tunisie. Elle se voyait par contre exclue du champ d’investigation et d’action prioritaire du régime Ben Ali qu’était la lutte contre le terrorisme djihadiste et l’islamisme sous toutes ses formes. Craints tant pour l’étendue de leurs réseaux de surveillance que pour leurs méthodes coercitives, les services de renseignement tunisiens civils étaient en contrepartie crédités d’une certaine efficacité en matière de prévention contre le terrorisme. Celle-ci a été néanmoins mise à mal dans les dernières années de la dictature, car les services de renseignement n’avaient su prévenir ni l’attentat à la synagogue de la Ghriba, sur l’île de Djerba, en avril 2002, ni les affrontements avec des djihadistes à Soliman (nord-est) en janvier 2007.
Le renseignement tunisien : Comment passer d’un État policier à un État de droit ?
• La tourmente de l’après-révolution
La révolution de janvier 2011 a entraîné, aussitôt après la chute de Ben Ali et de manière logique, le démantèlement des piliers les plus emblématiques du système déchu, à savoir le RCD, le clan présidentiel et l’appareil répressif. Concernant ce volet, une difficulté s’est d’emblée posée avant la réforme des institutions politiques : comment organiser le démantèlement ou la réforme en profondeur d’organes principalement – mais pas uniquement – destinés à la surveillance et à la répression politique intérieure, tout en garantissant le maintien de l’ordre et de la sécurité attendu par la population ? Hormis la dissolution, à forte valeur symbolique, de la DSE, force est de constater que l’architecture générale des services de sécurité et de renseignement tunisiens n’a pas été modifiée, le seul autre changement résidant dans le limogeage de certains hauts responsables et, pour les figures les plus fortement associées à la politique répressive du régime Ben Ali, leur traduction en justice (1). D’autres fonctionnaires, auparavant dévolus à des tâches de surveillance et de répression, ont seulement été transférés à d’autres affectations. Les responsables des services nouvellement promus étaient quant à eux, pour l’essentiel, des hommes du sérail ayant parfois exercé de hautes responsabilités avant la révolution. Pourtant, la mise en place en novembre 2011 d’un gouvernement dominé par le mouvement islamiste Ennahdha est apparue comme un changement de taille et un défi nouveau pour l’appareil policier dont dépendent les services de renseignement. Avec la nomination d’ali Larayedh, figure de proue du mouvement islamiste tunisien et ancien détenu politique, à la tête du ministère de l’intérieur (2011-2013), c’est tout un rapport de force historique qui se trouvait inversé. Ceux-là mêmes qui étaient depuis les années 1980 les cibles prioritaires des services de sécurité y exerçaient désormais leur tutelle.
En dépit de cette continuité apparente, l’autoritarisme en moins, les deux années qui ont suivi jusqu’à la nomination du gouvernement de technocrates de Mehdi Jomaa (janvier 2014-février 2015) se sont traduites par un affaiblissement et une désorganisation de l’appareil sécuritaire et de renseignement, alors que le pays traversait une crise politique majeure et commençait à être frappé par la violence djihadiste.
Comme dans tout contexte postrévolutionnaire, les organes dédiés à la sécurité au sein du ministère de l’intérieur tunisien ont été montrés du doigt et rendus responsables des turpitudes du précédent régime. Il en est ressorti un ressentiment et une démotivation parmi des personnels auparavant craints et intouchables, qui ont été en outre accusés de se livrer à une « grève du zèle » face à la multiplication des problèmes sécuritaires. D’autre part, le risque a été évoqué de voir cet imposant outil sécuritaire, resté en l’état, être investi à des fins partisanes par le nouveau pouvoir et utilisé contre ses adversaires politiques. Ennahdha s’est vu ainsi reprocher le fait de placer au sein du ministère de l’intérieur des personnalités proches de lui sur le plan idéologique, démarche soupçonnée de s’inscrire dans la stratégie du tamkin visant à prendre le contrôle des principaux organes de l’état. Dans le même registre, le ministre de l’intérieur et ses services ont été accusés de passivité, sinon de complaisance vis-à-vis des groupes salafistes radicaux, voire d’avoir laissé se développer des officines parallèles favorables au parti islamiste. Cette situation dégradée, instable et prolongée au sein du ministère de l’intérieur, a permis à la composante militaire de l’appareil de renseignement, la DGSM, de monter en puissance et de gagner en influence en matière de politique sécuritaire. Fort de l’aura et de la popularité à ce jour inentamées de l’institution militaire auprès de la population, ce service, dont les relations étaient notoirement mauvaises avec ses homologues de l’intérieur à l’époque de Ben Ali et que sa mise à l’écart des dossiers les plus sensibles frustrait considérablement, n’a pas pour autant cherché à récupérer les attributions de ces derniers. Il n’en a pas moins veillé au cours des dernières années à prévenir toute infiltration des forces armées par des éléments islamistes radicaux. En rupture avec le passé, la DGSM s’est également impliquée dans le renseignement visant à combattre et prévenir une violence djihadiste aggravée par la crise en Libye, pays sur lequel elle s’était depuis longtemps investie. C’est dans ce contexte troublé qu’est apparue à partir de l’été 2013 une mouvance djihadiste territorialisée sur le sol tunisien et un terrorisme meurtrier qui a connu son acmé au cours de l’année 2015 avec l’attaque du musée du Bardo, à Tunis, le 18 mars. Face à un tel défi, les services de renseignement se sont vus investis d’une mission prioritaire, la lutte contre la violence djihadiste et la contre-insurrection, pour laquelle ils n’avaient pas été préparés. C’est donc un tournant majeur pour l’appareil sécuritaire tunisien, qui suppose une réforme en profondeur de ses moyens et de ses méthodes, mais aussi un effort de mutualisation entre ses deux pôles, policier et militaire.
• La réforme de l’appareil de renseignement en marche
Avant de partir à la retraite en juin 2013, le général Rachid Ammar, chef d’état-major de l’armée tunisienne depuis 2011, avait appelé de ses voeux la création d’une agence de sécurité nationale placée sous l’autorité du président. Son idée partait du constat que c’était la défaillance du système de renseignement et le manque de coordination entre les différents services concernés qui avaient permis l’implantation et le développement des groupes djihadistes sur le territoire national. Il insistait en outre sur la nécessité de créer une synergie avec la société civile et de définir un cadre juridique et constitutionnel encadrant les missions de l’appareil sécuritaire.
La première décision allant dans ce sens a été de transformer en novembre 2014 la DGSM en Agence des renseignements et de la sécurité pour la défense (ARSD), avec un champ de compétence plus étendu, comprenant notamment l’analyse du renseignement et une approche globale de la prévention et de la lutte antiterroriste impliquant les ministères de l’intérieur, des Affaires religieuses et de l’éducation. Ce nouveau dispositif a confirmé le rôle croissant dévolu aux forces armées dans la politique sécuritaire intérieure, mais a provoqué en retour une forte crispation des services du ministère de l’intérieur. Ces derniers, remontés contre l’armée et spécialement contre ce qui allait devenir L’ARSD, ont vu dans ce projet de réforme sécuritaire une remise en cause de la « doctrine Bourguiba », en vigueur depuis l’indépendance. Face à cette concurrence, ils ont cherché au contraire à s’autonomiser et à défendre leurs intérêts tout en rejetant tout ce qui évoque à leurs yeux une ingérence politique. Sur un plan pratique, il est vrai que les services émanant de l’armée présentent des atouts particuliers pour les missions de renseignement et de sécurité – discipline, aptitude au changement –, tandis que ceux émanant de l’appareil policier voient leur efficacité amoindrie par une désorganisation chronique et des réflexes corporatifs.
La série d’attentats ayant frappé la Tunisie en 2015 a conduit à la fin de la même année le gouvernement à reprendre en main la dakhiliya, nom donné au complexe situé dans le centre de Tunis et abritant les services de police et de renseignement. La première décision a consisté en la suppression du poste stratégique de secrétaire d’état aux Affaires sécuritaires après le limogeage de son titulaire, Rafik Chelly (2). Cette mesure a été prise par le gouvernement de Habib Essid (2015-2016) pour rétablir et renforcer la clarté et la cohérence dans la chaîne de commandement, qui avait fait défaut lors de l’attaque terroriste de Sousse du 26 juin 2015. Dans le même temps a été recréé le poste de directeur de la sûreté générale, qui coiffe désormais, avec des pouvoirs renforcés, l’ensemble des services de renseignement et de sécurité du ministère de l’intérieur. En dépit d’une année 2016 relativement calme sur le plan sécuritaire et d’une amélioration notable des capacités des forces de sécurité pour faire face à la violence djihadiste, des incertitudes persistent concernant la mise à niveau des services de l’intérieur. Pour le moment, seules les Brigades antiterroristes paraissent à la hauteur de la tâche, mais il ne s’agit pas d’un service de renseignement. La Direction générale des services spéciaux, en particulier, ne dispose pas de capacités d’analyse suffisantes. Enfin, l’ensemble des services du ministère de l’intérieur connaissent depuis la révolution un turn-over trop fréquent au niveau des grands postes de direction, quand bien même ils sont occupés par des professionnels reconnus des questions de sécurité et de renseignement, alors que ces dernières requièrent un suivi et un traitement dans la durée.
Dans ce contexte, la création d’un Centre national du renseignement, annoncée par l’actuel chef du gouvernement, Youssef Chahed, le 20 décembre 2016, apparaît comme le point d’aboutissement d’une volonté de réforme et d’amélioration globale de l’appareil de renseignement tunisien. La mise en place de cette structure a été inspirée par le contre-amiral Kamel Akrout, conseiller défense du président Béji Caïd Essebsi (depuis 2014) et ancien directeur général de la sécurité militaire. Sa vocation est de conseiller le chef de l’état et le Premier ministre, dont il dépend, d'organiser la coordination entre les différentes structures compétentes, de développer l’analyse, et enfin de définir et proposer des politiques nationales en matière de renseignement. Ce dernier volet est particulièrement important, car il rompt avec l’improvisation, l’opacité et l’aspect discrétionnaire, hérités du précédent régime pour ce qui touchait aux questions sécuritaires. Le Centre national de renseignement ne fera pas
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double emploi avec L’ARSD, qui dépend elle du ministère de la Défense et qui devra faire remonter toutes ses informations à la nouvelle structure de coordination.
La réforme des services de renseignement en Tunisie doit enfin prendre en compte un paramètre complexe et inédit dans la région, car découlant de la mise en place d’institutions démocratiques : celui de l’adaptation de ses objectifs et de ses méthodes aux nouvelles exigences constitutionnelles que sont le respect de l’état de droit, du pluralisme, des libertés individuelles, de l’intégrité des personnes et de leurs biens. Il s’agit, du moins pour les services de l’intérieur, d’une « révolution dans la révolution ». Le fait de renoncer à une politique basée uniquement sur la surveillance et n’écartant aucun moyen coercitif, comme cela était le cas avant 2011, pose plusieurs défis, surtout s’agissant de la lutte contre le terrorisme. Le succès, en particulier dans l’éradication de la violence djihadiste en Tunisie, ne peut pas reposer uniquement sur le renforcement des moyens technico-opérationnels et de la coopération interservices. Il suppose également de veiller en premier lieu à la neutralité politique des personnels en charge de la sécurité et du renseignement. Ensuite, la recherche du renseignement doit se faire avec le concours consentant de la population et de la société civile, et non contre elles ou à leur insu. Enfin, et c’est peut-être le volet le plus délicat de la réforme car il doit faire face à la force de l’habitude et de l’inertie, le défi est de modifier la vision, la mentalité et le comportement des hommes et des structures qui ont en charge le domaine sécuritaire.