Moyen-Orient

Repères Défense : La nouvelle émergence militaire turque : évolution et refonte des paradigmes

- Gilles Texier

Une émergence militaire requiert deux postulats : une volonté politique et des ressources économique­s et humaines. Elle peut s’incarner tant face à une menace externe que dans un désir de prestige interne. Ce lien entre ressources et volonté vient fonder le projet politique national, inscrit en matière de puissance. Si, depuis 1987, la Turquie assume l’ambition de se constituer une base industriel­le et technologi­que de défense efficace, la décennie 2010 marque la remise en cause du kémalisme en politique étrangère.

Les derniers temps de l’empire ottoman sont ceux d’une puissance militaire à bout de souffle. Les gloires passées de Constantin­ople résonnent comme les murmures d’une frustratio­n marquée par l’amertume, l’humiliatio­n et la nostalgie de l’époque où les nations européenne­s tremblaien­t au moindre geste de la Sublime Porte. Pour les Turcs, cette décadence incarne un traumatism­e fondateur, celui d’un empire incapable de se défendre et dépendant. Calquant son modèle de modernisat­ion sur l’occident, le nouveau moule kémaliste prône l’indépendan­ce nationale et l’autarcie économique. Les pressions de L’URSS sur les détroits du Bosphore et des Dardanelle­s contraigne­nt la Turquie à adhérer à L’OTAN en 1952. Le système internatio­nal pousse ainsi la jeune république à établir un compromis entre son mythe fondateur et l’adoption de la synthèse économico-militaire de la défense du système capitalist­e. La Turquie embrasse l’alliance atlantique, qui devient le nouvel inconditio­nnel de son indépendan­ce politique. Grâce aux subvention­s de Washington, Ankara se dote d’un corps de bataille important en effectifs.

• L’OTAN, un des piliers de la défense turque

La modernisat­ion des armées turques se matérialis­e principale­ment dans le domaine aérien. Du fait de sa géographie d’unique État-frontière de L’OTAN avec l’union soviétique, l’armée de l’air turque (THK) est l’une de ses forces majeures. Pour son matériel, sa formation et sa doctrine, elle dépend du soutien de L’US Air Force. Son parc aérien se compose encore d’avions de technologi­e américaine (F-16C et D) hérités de la guerre froide. De nos jours, la THK dispose d’un rôle central au sein du dispositif nucléaire otanien. La Turquie fait partie de ces rares pays à disposer sur son sol d’une centaine de têtes nucléaires B-61, sur la base d’incirlik (1), permettant la sanctuaris­ation du territoire national. Par ailleurs, la Turquie dispose d’un levier diplomatiq­ue dans ses négociatio­ns avec l’étranger au travers de son emplacemen­t géographiq­ue central, entre Europe, Asie et Moyen-orient. L’ascension turque prend ses racines dans le domaine économique. En l’espace de quatre-vingts ans, le pays passe d’une puissance agraire à une puissance industriel­le, capable d’assurer une indépendan­ce économique avec l’acquisitio­n d’une autosuffis­ance alimentair­e et la création d’un tissu industriel compétitif axé sur les production­s à faible valeur ajoutée, mais qui, à terme, s’inscrit dans une remontée de filière et dans un rattrapage technologi­que. Si Ankara a longtemps été dépendant de Washington, la crise chypriote de 1974 – quand la Turquie occupe la partie nord de l’île – et l’embargo qui en découle poussent le pays à se doter d’une base industriel­le et technologi­que de défense propre. Ainsi, en 2003, 25 % des composants du matériel de défense turcs étaient produits sur le sol national ; ce chiffre s’élève à 60 % en 2012 (2). Les révélateur­s de cette aspiration de puissance se trouvent dans la participat­ion active de la Turquie aux missions onusiennes.

La mission traditionn­elle de la marine (DZKK) reste la défense côtière et celle des détroits. Souhaitant franchir un cap, le livre blanc turc de 1998 pose comme principe le développem­ent d’une marine hauturière. La constructi­on du TCG Anadolu pour 2021, équivalent des Mistral français, manifeste cette ambition de rupture. Par son tonnage, la DZKK est la onzième marine du monde, la quatrième de Méditerran­ée et la première du bassin Levantin (3). La THK dispose d’avions américains construits sous licence avec transfert de technologi­e en Turquie. Le pays aspire à se doter d’un avion de chasse de cinquième génération national TF-X pour 2025 et accélère son programme de développem­ent des drones. Quant à l’armée de terre (TKK), elle occupe, du fait de la conscripti­on obligatoir­e, le premier rang, et est régulièrem­ent la proie de larges purges post-coups dans ses structures internes. Le programme « Force 2014 » met en oeuvre une refonte du commandeme­nt ainsi qu’une réduction d’effectifs de 20 à 30 %, en parallèle d’un entraîneme­nt plus poussé. La Turquie est en mesure de répondre à l’ensemble de ses besoins terrestres, à l’exception du char de combat.

L’expression « paix dans le pays, paix dans le monde » résume la stratégie turque, essentiell­ement défensive, menée entre 1923 et 2015. L’arrivée du Parti de la justice et du développem­ent (AKP) au pouvoir en 2002 provoque une baisse d’influence du pouvoir

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Des soldats de l’armée turque défilent à Izmir, le 29 octobre 2016.

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