Reportage : DAMAS : La capitale aveuglée
Des images de chez Bachar
Fred est photojournaliste indépendant. Au début de l’année 2018, il a pu obtenir un accès exceptionnel aux régions syriennes où le régime de Bachar al-assad s’est maintenu au terme de sept années de guerre et dont il a repris le contrôle au prix de destructions immenses. Le photographe a pu voyager dans cette Syrie en ruines en échappant à l’encadrement des services de sécurité auquel sont soumis les rares journalistes autorisés par Damas à entrer dans le pays. Le Monde et Moyen-orient publient ses photographies et ses textes, écrits au cours de sa traversée d’un pays mutilé.
• Une dictature forte
Bachar al-assad n’a jamais perdu le contrôle total de sa capitale. Depuis avril 2018 et l’écrasement des faubourgs pauvres et conservateurs de la Ghouta orientale, tenue par la rébellion depuis 2011, il l’a reconquise tout entière. En réponse à l’attaque chimique lancée par le régime sur le dernier réduit rebelle de Douma, le 7 avril 2018, à moins de 10 kilomètres des quartiers centraux où le pouvoir et ses soutiens se sont maintenus, les frappes occidentales n’ont pas remis en cause le contrôle restauré du régime.
• Fragments damascènes
Son visage est partout. Je le vois, affiché au croisement de deux rues, dans un quartier du centre-ville. Sur ce cliché, il paraît jeune, dans un uniforme militaire couleur sable qui lui fait des épaules trop larges. Les passants marchent d’un pas vif sous son regard impassible. Bachar sourit légèrement, à l’ombre d’une moustache rase. Je le vois à nouveau, plus tard, dans une allée du souk. Sur une banderole plastifiée tendue entre deux murs, au-dessus des échoppes de vêtements colorés, ses yeux disparaissent derrière des lunettes noires. Il porte un treillis verdâtre. Il ne sourit pas, mais les traits de son visage expriment le calme et la détermination des vainqueurs. Le portrait est accompagné d’un slogan écrit en caractères rouge sang : « Avec toi pour toujours. Bienaimé, fils du bien-aimé. » Ailleurs dans le souk, il apparaît encore, au-dessus d’un étal de boucher, à côté du portrait de son père Hafez al-assad. De la graisse, de la chair et des os pendent, comme accrochés sous leurs visages. Sur le comptoir, des morceaux de viande attendent le client dans une odeur de sang. Partout, sous les innombrables regards imperturbables du chef, la vie suit son cours, dans le déni de la guerre qui s’achève.
Pourtant, dans le ciel, au-dessus des quartiers, grondent des avions de combat. Parfois, on entend au loin le fracas d’une frappe. La Ghouta orientale est bombardée. Le siège touche à sa fin, dans un nouveau déchaînement de la violence. Près de la ligne de démarcation séparant troupes loyalistes et insurgés dans la vieille ville, les rues se sont vidées. Il fait nuit. Des mortiers rebelles tombent encore dans les environs. Plus pour longtemps. Mais voilà un bar ouvert, à deux pas de la guerre. À l’intérieur, lumières chaudes, whisky et selfies. La jeunesse dorée syrienne s’amuse. Il y a de la musique, des éclats de rire. La fumée des cigarettes, des chatoiements d’ivresse dans les regards. « Bachar nous a sauvés ! », me dit cette jeune fille sur un fond de musique entraînante. Sauvés de quoi ? « On sait bien ce que le gouvernement fait, mais on veut survivre… La première année de la révolution, on voulait de la liberté, des réformes, mais, ensuite… on a compris que, sans Bachar, on était morts. » Cette jeunesse qui danse si près des champs de ruines et de la mort de la banlieue pauvre voisine est persuadée que son confort dépend de la main protectrice du « prince ». Elle n’ira pas pour autant se sacrifier pour lui. « Les amis que tu as vus dans le bar sont tous avec le régime. L’un d’eux fait son service militaire, mais il paye pour rester chez lui le plus souvent possible », me dit un garçon qui, grâce à son statut de fils unique, a pu échapper à la conscription obligatoire.
Un humanitaire syrien me parle de la réalité nue de la Ghouta, distante de quelques kilomètres, de l’autre côté du monde. Une fois ôtés les oripeaux de la propagande et du déni, il n’y a que la mort et la dévastation. « Tout est détruit, il y a beaucoup de blessés. Des cas de malnutrition, des corps dans les rues. Les gens savent ce qui se passe, mais personne ne te le dira : ils ont peur de parler. »