Le Moyen-orient en 2018 : le temps des « monstres »
Dans les années 1920, le penseur communiste italien Antonio Gramsci (1891-1937) prenait acte du dépérissement de l’ancien, mais observait aussi que le nouveau n’était pas là. L’interlude entre ce passé périmé et le futur non encore advenu n’était pas le temps d’une transition révolutionnaire, comme nombre de militants de gauche l’espéraient, mais celui des « monstres », des « phénomènes morbides » (1). Au-delà de la Palestine meurtrie au printemps 2018 par une répression israélienne que L’ONU qualifie de crime de guerre, bien des théâtres du monde arabe expérimentent depuis 2011 un temps des « monstres ».
Il y a une exception dans ce sombre tableau : la Tunisie, qui, malgré la désaffection de son électorat, continue de poursuivre une trajectoire pour le moment singulière avec un espace politique pluriel, des mouvements sociaux dynamiques, un microcosme intellectuel vivace. Nous admettrons volontiers que tout n’est pas au beau fixe dans ce pays : les « anciens », entendus aussi bien comme les hommes de Zine el-abidine ben Ali (1987-2011) que ceux du parti islamiste Ennahdha, sont toujours là, laissant craindre le scénario d’une restauration autoritaire ou de l’établissement d’un ordre ultraconservateur ; la question sociale, que les conditions économiques ne permettent pas d’atténuer, est la source d’une violence systémique, et les élections législatives et présidentielle d’octobre 2019 risquent de plonger le pays dans une période d’incertitude. Force est cependant aussi de constater que plus de sept ans après avoir renversé son dictateur, la Tunisie n’a pas sombré dans un cycle de fragmentation, de violence et de répression à outrance, que l’on observe dans d’autres pays.
Il n’en va pas de même de l’égypte, deuxième pays à s’engager dans une contestation révolutionnaire en 2011. Cinq ans après le putsch d’abdel Fattah al-sissi, l’égypte ne fait pas seulement face à la violence chronique des acteurs djihadistes, qui ne sont plus contenus dans le Sinaï, mais témoigne aussi de la suppression du temps politique comme cela avait été le cas durant de longues décennies sous Hosni Moubarak (19812011). L’élection des 26-28 mars 2018, qui a reconduit Al-sissi à la présidence pour un nouveau mandat avec 97,08 % (le taux officiel de participation étant de 41 %), a marqué un repère dans la chronologie interne du pouvoir et non dans celle du pays, lequel gronde, mais a peur. Le pouvoir lui-même a peur de sa société, au point de déclarer que la démographie constitue la première source de menace, avant le terrorisme.
Au cours des derniers mois, à savoir un laps de temps trop court dans l’histoire d’un pays, mais atrocement long dans un contexte de violence, la situation n’a guère évolué en Libye et au Yémen. Loin de toute stabilisation, le premier de ces pays connaît toujours une fragmentation extrême avec un ordre milicien qui empêche toute continuité dans le temps et dans l’espace. Alors que la santé fragile du maréchal Khalifa Haftar compromet l’avenir de son pouvoir à Benghazi, l’organisation de l’état islamique (EI ou Daech) et, plus généralement, le djihadisme semblent connaître un regain, avec un indéniable impact sécuritaire dans le Sahel.
Les lignes de force n’ont pas davantage bougé au Yémen, montrant les limites de l’intervention saoudienne enlisée dans un temps long, mais aussi celles de la stratégie houthiste ponctuée d’actes symboliques, comme le meurtre d’ali Abdallah Saleh le 4 décembre 2017, ou de lancements épisodiques de missiles sur Riyad. Alors que la tragédie humanitaire y gagne en ampleur, nombre d’observateurs soulignent que le pays risque de devenir, dans un avenir proche, un nouveau foyer du djihadisme international. Mais l’aveuglement semble dominer la politique des puissances à l’égard de ce conflit.
• L’arabie saoudite : quelle relève générationnelle ?
Le royaume poursuit, aussi bien au Yémen que dans le reste du Moyen-orient, une double politique, confessionnelle et hégémonique, mais sans succès apparent, du moins pour le moment. Depuis l’ascension de Mohamed bin Salman, le pays vit à l’heure des changements inédits, qui pourraient s’accélérer :
l’arrestation de plusieurs princes, dont des ministres, en novembre 2017, traduit la volonté du fils du roi Salman (intronisé en 2015) de refonder le royaume autour de sa personne. Les réformes qu’il annonce vont de pair avec un autoritarisme musclé, en rupture avec le paternalisme classique saoudien, mais lui valent un prestige international ; elles prennent aussi le clergé wahhabite, privé de sa police des moeurs depuis avril 2016, en otage.
Le temps générationnel du prince héritier serait-il celui où le royaume cesserait de devenir la source d’inspiration et le bailleur de fonds occasionnel du salafisme djihadiste se radicalisant par les dynamiques autonomes qu’il engendre par sa diffusion même ? Le rapprochement avec Israël, avec la reconnaissance implicite de Jérusalem comme capitale « éternelle et indivisible » de l’état hébreu, marque également un tournant dans l’histoire du pays, allant bien plus loin que la formule de paix que le roi Abdallah (2005-2015) avait proposée à Tel-aviv en 2002 en échange du retour aux frontières d’avant 1967. Enfin, le projet de Mohamed bin Salman consiste à sortir l’arabie saoudite de la logique familiale héritée de son fondateur en 1932, Abdulaziz ibn Saoud (v. 1880-1953), pour la doter d’une bureaucratie autonome et d’une armée « nationale ». Il est cependant trop tôt pour savoir si cet homme, seul comme condition même de son succès, va pouvoir échapper à mille et un complots qui secouent les palais royaux et princiers du pays.
• La diplomatie milicienne de la République islamique d’iran
La politique de rapprochement que le royaume saoudien mène avec les États-unis ne peut s’expliquer sans la nouvelle orientation stratégique de l’administration de Donald Trump (depuis janvier 2017), conforme aux attentes israéliennes. Il s’agit non seulement de la décision du président américain d’installer l’ambassade de son pays à Jérusalem – chose faite en mai 2018 –, mais aussi d’un déplacement du centre de gravité des conflits régionaux vers l’iran, plus précisément, de la volonté de l’administration américaine de contrer militairement la diplomatie milicienne que Téhéran développe dans les pays confessionnellement mixtes, à savoir le Yémen, l’irak, la Syrie et le Liban.
Il semble en effet indéniable que Téhéran apporte un soutien logistique aux Houthis yéménites, organise directement, au vu et au su de tous, les Unités de mobilisation populaire (Hached al-chaabi) en Irak, met en place la transhumance des combattants chiites d’afghanistan et du Pakistan vers la
Syrie, et, à travers la présence de Hezbollah, continue de mettre sous tutelle l’état libanais. En mai 2018, les succès électoraux du « Parti de Dieu » et de ses alliés au Liban et des groupes badristes en Irak – il est vrai devancés par la liste de Moqtada al-sadr – aggravent les conséquences de la fragmentation armée de ces sociétés.
La diplomatie milicienne iranienne se dote aussi de symboles forts comme les « visites d’inspection » des commandants des Unités de mobilisation populaire en Syrie ou à la frontière israélo-libanaise. Attestant la large autonomie d’action que les pasdaran, notamment leur force d’élite Al-qods, commandée par le général Qassem Suleimani, ont gagnée en Iran même (2), cette politique étrangère armée suscite aussi une triple réaction : de Washington, où l’administration est belliciste, surtout après la nomination de Mike Pompeo au poste de secrétaire d’état et de John Bolton à la tête du Conseil national de sécurité en avril 2018 ; d’israël, qui sait mener une guerre interétatique, mais est vulnérable en cas de conflits avec des milices quasi étatisées ; du « camp sunnite » comprenant l’arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’égypte.
Les Unités de mobilisation populaire, officiellement intégrées dans l’armée irakienne depuis mars 2018, dont elles constituent en réalité le noyau dur, ont joué un rôle central dans la prise de la ville de Kirkouk en octobre 2017, qui était contrôlée par les peshmerga kurdes depuis la débâcle de Bagdad face à L’EI en 2014. Certes, la défaite kurde s’expliquait surtout par un manque d’intégration interne de leurs forces armées et l’alliance d’une partie de l’union patriotique du Kurdistan (UPK), dont le chef historique, Jalal Talabani, venait de disparaître (le 3 octobre 2017), avec l’iran.
Le référendum sur l’indépendance du Kurdistan (le 25 septembre 2017, avec 72,16 % de participation et 92,73 % de « oui ») a, en effet, suscité l’ire de l’iran et du général Suleimani. Si Téhéran n’a pas menacé la région kurde dans son existence, il ne l’a pas moins mise sous tutelle, l’obligeant à accepter une sorte d’intégration économique avec l’iran. La Turquie, grand acteur économique dans la région kurde depuis le début des années 1990, qui s’est alliée avec l’iran pour « punir » les autorités kurdes de leur velléité d’indépendance, a été la principale perdante de cette évolution.
Face à l’incapacité des milices chiites à enrayer la violence des militants de L’EI, retirés dans la clandestinité comme entre 2007 et 2014, le Premier ministre, Haïdar al-abadi (depuis 2014), a été obligé de faire de nouveau appel aux peshmerga kurdes. Mais si la région kurde connaît depuis une « normalisation » avec Bagdad, la perte de Kirkouk constitue néanmoins un coup symbolique dur et marque la fin d’une génération de classe politique au pouvoir depuis près de quarante ans, venant pour l’essentiel de la lutte armée des années 1960-1990. Le retrait de la vie politique de Massoud Barzani, président de la région jusqu’au 1er novembre 2017, se réalise ainsi sur un arrière-fond d’échec.
• La stratégie d’expansion turque
La vision iranienne au Kurdistan ne pouvait être couronnée de succès sans l’aval d’ankara, marquant au passage aussi un rapprochement entre l’iran et la Turquie. De 2011 à 2017, ces deux puissances, respectivement chiite et sunnite, s’étaient engagées dans une guerre froide, notamment sur le terrain syrien. L’unité de façade qu’elles montrent désormais s’explique en partie par leur volonté commune de contenir le Kurdistan irakien dans une position de subordination, mais en partie aussi par la capitulation de la Turquie devant la Russie dans le dossier syrien. Après avoir passé des années à rêver de renverser Bachar al-assad (depuis 2000), à soutenir les militants djihadistes de tous bords et à s’engager dans un bras de fer musclé
avec Moscou, le président turc, Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014), s’est résolu à se contenter d’un double objectif plus modeste : détruire la zone autonome kurde de Syrie (Rojava) contrôlée par le Parti de l’union démocratique (PYD) et se doter d’un pré carré frontalier de près de 15 000 kilomètres carrés où il peut nommer gouverneurs et vice-gouverneurs et installer ses alliés islamistes organisés au sein de l’armée syrienne libre, qui n’a plus rien à voir avec celle de 2011. La « conquête » de l’enclave kurde d’afryn en mars 2018, que l’armée turque a menée avec une grande brutalité et avec la complicité cynique de Vladimir Poutine, lui a permis de satisfaire l’amour-propre des nationalistes turcs et d’atténuer le deuil de la « mère patrie » ottomane. Ce faisant, cependant, Recep Tayyip Erdogan a aussi pris le risque de créer un minidjihadistan à sa frontière sud, en tentant, de surcroît, d’y intégrer Jabhat al-nosra, branche d’alqaïda jusqu’en 2016.
Comme l’iran, la Turquie est un pays moderne, où de nombreux citoyens peuvent certes répondre à l’appel du « guide » à se mobiliser, mais à condition de ne pas sacrifier leur vie à la « patrie » ou à la « cause ». Cet obstacle est surmonté par la paramilitarisation de l’état, aussi bien en interne qu’en externe, à savoir la constitution de corps supplétifs qui doublent ou secondent l’armée. Mais tout indique que dans les deux pays économiquement aux abois, où la monnaie nationale s’est effondrée et les ressources économiques se sont raréfiées, les décideurs ne savent plus jusqu’où ne pas aller. Au discours musclé de Donald Trump, qui retire son pays de l’accord sur le nucléaire iranien en mai 2018, répond désormais celui, guerrier, des pasdaran. Quant au président turc, il n’hésite pas à déclarer que les États-unis, alliés du PYD en Syrie, constituent la principale menace stratégique pour son pays. Ayant capitulé devant la Russie, il exige, en signe de récompense « stratégique », que Washington capitule devant lui en retirant son soutien au PYD, maître de 25 % du pays, voire en quittant purement et simplement la Syrie. L’administration américaine, dont les « faucons » ne cachent pas leur méfiance à l’égard de Recep Tayyip Erdogan, se soumettra-t-elle à cette demande pour préserver un « allié » traditionnel ? Abandonnera-t-elle son objectif de peser sur l’avenir de la Syrie et, plus important encore, de contrer l’iran, pour « laisser à d’autres le soin de s’en occuper », comme le président américain, rapidement contredit par ses collaborateurs, l’a annoncé le 30 mars 2018 ? Ou tentera-t-elle, au contraire, d’y renforcer sa présence en impliquant militairement ses autres alliés, notamment l’arabie saoudite et l’égypte, dans des zones arabes, à Deir ez-zor et à Daraa ? Dans quelle mesure Israël, dont les attaques sur des cibles iraniennes en Syrie se multiplient et se font de plus en plus meurtrières au fil des mois (3), mais aussi l’arabie saoudite, qui n’a pas les moyens de jouer seule un rôle militaire dans la région, pèseront-ils dans les ultimes décisions américaines ?
S’il est trop tôt pour répondre à ces questions, force est d’observer qu’après la défaite apparente – mais potentiellement réversible – de L’EI, c’est l’iran qui est désormais dans la ligne de mire des États-unis et que la Russie et la Turquie risquent d’être obligées de se positionner par rapport à cette « donne lourde », soit en accélérant leur coopération entre elles, mais aussi avec Téhéran, soit, à l’inverse, en s’engageant dans des stratégies unilatérales abandonnant ce pays à son sort.
• Les antidémocraties
Depuis le 11 septembre 2011 et, de manière plus flagrante, depuis l’occupation de l’irak en 2003, nombre de voix se sont élevées dans les démocraties occidentales pour critiquer les politiques interventionnistes américaines, qui furent effectivement désastreuses. De même, il est devenu un lieu commun de railler l’arrogance de la présidence Trump, qui n’est égalée que par son incurie, ou de dénoncer le poids de l’establishment militaire dans la détermination même des politiques étrangères américaines, qui
fragilise le système démocratique du pays. Entièrement fondées, ces observations ne doivent cependant pas nous aveugler sur le fait que les pouvoirs iranien, russe et turc impliqués dans le conflit syrien avec autant de brutalité que de cynisme représentent les « antidémocraties » du XXIE siècle.
Bien que distincts des régimes totalitaires du siècle passé, issus du « processus de brutalisation des sociétés européennes » de la Grande Guerre (4), ces pouvoirs placent l’inimitié interne et externe au coeur du politique, assimilent leurs oppositions et dissidences à la trahison, visent à « restaurer » un ordre ancien prétendument authentique et noble qui aurait été corrompu par l’occidentalisation et la félonie des « élites », considèrent l’histoire comme un champ de bataille permanent. Ils vouent un culte « chiliastique » à Kairos, le dieu de l’opportunité et de l’aventure, et non pas à Chronos, qui institue le temps (5), et pensent l’avenir comme le temps de leur revanche sur la bataille d’al-qadisiyya (en 636), le siège de Moscou (en 1612) ou la Première Guerre mondiale. Cultivant l’idéal de la fusion charnelle entre la « nation » et son « chef » incarnant le passé et le futur, les trois régimes iranien, russe et turc rejettent l’institutionnalité légale rationnelle nécessaire à leur survie pour la remplacer par des structures paraétatiques. Contrairement aux antidémocraties, du passé ou du présent, les démocraties autorisent leur autocritique et se nourrissent de leurs faiblesses et de leurs déchirures. Mais sans force de mobilisation, prisonnières de leurs lourdeurs administratives et du temps long qu’elles exigent, incapables de surmonter leurs propres philistinismes et leurs narcissismes nationaux, elles ont souvent du mal à faire face aux antidémocraties, pis encore, à se faire confiance pour leur opposer une résistance. Il est évident qu’elles ne sont pas davantage pressées de faire face aux tragédies du Moyen-orient, que leurs politiques erronées ou leur aveuglement n’ont fait qu’aggraver. Au-delà de ce constat, cependant, se pose la question de savoir jusqu’où et jusqu’à quand peuvent-elles rester inertes ou capituler devant les non-démocraties ? Jusqu’où peuvent-elles accepter de devenir les otages de la puissance de nuisance qu’elles utilisent avec autant de cynisme que de brio ? De la réponse à cette question dépendra l’avenir du Moyen-orient, mais aussi le leur. Et cette réponse, nous la connaissons : les démocraties ne peuvent ignorer que ce qui se passe à Alep, à Afryn, dans la Ghouta orientale, à Yarmouk, détruits l’un après l’autre par un pouvoir milicien (6) ou une force d’occupation… n’est pas une « note de bas de page » dans l’histoire, comme le bombardement de Guernica en avril 1937, durant la guerre civile espagnole (1936-1939), ne le fut point par le passé. Comme le rappelait Raymond Aron (1905-1983) à propos des antidémocraties de son temps, les puissances démocratiques doivent, certes, essayer de « résoudre pacifiquement toutes les questions », mais elles doivent aussi savoir rompre avec leurs autoflagellations pour leur résister, si nécessaire, avec tous les moyens à leur disposition (7).