Moyen-Orient

Repères services secrets : La reprise en main des services de sécurité algériens : rupture ou réajusteme­nt ?

- Flavien Bourrat

Le 13 septembre 2015, un communiqué de la présidence de la République algérienne annonçait l’admission à la retraite du général de corps d’armée Mohamed Mediène, dit « Toufik », né en 1939. Ce dernier, à la tête de son puissant service, le Départemen­t de renseignem­ent et de sécurité (DRS), durant vingt-cinq ans, avait représenté une sorte d’état dans l’état. Cet événement a été investi d’une portée considérab­le, car il a signifié, au-delà du retrait d’une personnali­té hors norme dotée de pouvoirs tentaculai­res, la fin d’un cycle politico-sécuritair­e né de la crise de la fin des années 1980 et de la guerre civile (1992-2002) qui s’est ensuivie. Pour autant, ce changement, s’il a mis fin à cette singulière dyarchie – le DRS et le pouvoir présidenti­el – qui présida aux destinées de l’algérie pendant près d’un quart de siècle, ne remet pas en cause le poids et le rôle de l’appareil de sécurité et de renseignem­ent – à côté de l’armée nationale populaire (ANP) – au sein de l’état algérien. • Un homme invisible, un général omniprésen­t

Depuis les années 2000, un petit jeu consistait à tenter d’identifier Mohamed Mediène sur des photograph­ies et des films diffusés sur les réseaux sociaux. L’intéressé prenait un soin méticuleux à ce que son visage n’apparaisse sur aucun document – son premier portrait public, déjà ancien et sans que son identité ait été mentionnée, date d’avril 2007, en couverture de l’ouvrage de Lyes Laribi (L’algérie des Généraux, Max Milo) et où il apparaît encore jeune et en uniforme. Dans le même esprit, le chef du DRS cultivait le flou quant à certains éléments de sa biographie, en particulie­r ses origines géographiq­ues et sa formation. En pratiquant un tel goût du secret propre à alimenter craintes et fantasmes, du reste fréquent au temps de la guerre froide chez certains responsabl­es de service de renseignem­ent, le général Mediène faisait sienne la vision du chef telle que développée par Charles de Gaulle (1890-1970) dans le livre Le fil de l’épée (Berger-levrault, 1932) : « Le prestige ne peut aller sans mystère, car on révère peu ce que l’on connaît trop bien. » Cette discrétion poussée à l’extrême s’appuyait sur un pouvoir coercitif bien réel et apte à susciter la crainte à tous les échelons du pouvoir et de la société. En témoigne le fait que, jusqu’à une période récente, le nom même du chef du DRS n’était évoqué par les Algériens qu’à mi-voix ou de manière allusive, toujours sous son pseudonyme, y compris hors du territoire national. L’image cultivée par Mohamed Mediène, pour mystérieus­e qu’elle ait été, s’accordait bien avec la nature opaque du système politique et étatique algérien depuis l’indépendan­ce. Ce qui fut, de 1962 à 1987, la Sécurité militaire (SM), ancêtre du DRS et héritière du ministère de l’armement et des Liaisons générales, créé pendant la guerre (1954-1962), n’en était pas moins aussi puissant et occulte que ce dernier et, de ce fait, redouté en tant que police politique. Le changement apporté avec l’avènement de l’ère Toufik a résidé moins dans l’étendue des prérogativ­es de l’appareil de renseignem­ent algérien, déjà très importante à l’époque de la SM, que dans l’autonomie de son chef par rapport non seulement au pouvoir exécutif, mais aussi à L’ANP dont il était officielle­ment censé dépendre depuis la réforme des services mise en place en 1990.

Cette situation, sans équivalent dans une région pourtant propice à une prééminenc­e de l’« État profond » au sein du système institutio­nnel, a été facilitée par le double contexte créé par l’affaibliss­ement du pouvoir exécutif – du moins jusqu’à l’élection d’abdelaziz Bouteflika en 1999 – et de l’ancien parti unique, le Front de libération national (FLN), et du déclenchem­ent de la guerre civile consécutiv­e à l’interrupti­on du processus électoral en janvier 1992. De fait, le DRS, sous la direction du général Mediène, tout en ayant la main sur des fonctions sécuritair­es officielle­s déjà extrêmemen­t étendues, a exercé un contrôle étroit et sans partage sur les différents secteurs du domaine public. Le secret de la longévité de Toufik réside probableme­nt dans le fait qu’il a fonctionné comme le régulateur de la vie politique algérienne, arbitrant les conflits et les rivalités et, au besoin, imposant ses desiderata, le tout hors du champ visible de la scène publique. Pour autant, et en dépit des apparences, il a dû composer à partir de 1999, parfois de manière conflictue­lle, mais toujours discrète, avec le chef de l’état,

sans jamais s’afficher comme un contrepouv­oir vis-à-vis de ce dernier.

• La genèse d’un déclin

L’éloignemen­t de L’ANP de la gestion des affaires politiques et son recentrage sur les questions de défense en 2004 sont consécutif­s à la réélection d’abdelaziz Bouteflika et à l’affermisse­ment du contrôle de ce dernier sur l’appareil d’état. Or ce qui est apparu comme un changement de rapport de force par rapport à la situation prévalant depuis le début de la crise des années 1990 n’a pas affecté la position du DRS et de son chef, voire, dans une certaine mesure, l’a raffermie. À partir de là s’est mis en place une sorte de gentleman agreement, non dénué d’arrière-pensées, entre Abdelaziz Bouteflika et Toufik, ce dernier apportant même son soutien en 2009 à une troisième candidatur­e du président sortant. Pourtant, l’horizon a commencé à s’obscurcir à l’orée de la décennie 2010 pour un homme considéré comme inexpugnab­le, mais qui a dû tenir compte de son âge, des prodromes de la succession d’un président à la santé chancelant­e et des bouleverse­ments induits par les révolution­s de 2011 chez les voisins tunisien et libyen. Pris de court comme tout un chacun par ces événements sans précédent dans la région, le DRS a été dépassé par les conséquenc­es politiques et sécuritair­es de changement­s stratégiqu­es dont il ne maîtrisait pas les évolutions possibles. En témoigne l’attaque meurtrière en janvier 2013 du site d’exploitati­on gazière de Tiguentour­ine (In Amenas) par des éléments djihadiste­s venus de Libye. Ensuite, cette même année 2013 a vu le chef de l’état retirer au DRS certaines prérogativ­es sensibles, désormais confiées à d’autres départemen­ts ministérie­ls. Enfin, en août de la même année, le général Mediène a été la cible d’une attaque publique virulente de la part du secrétaire général du FLN de l’époque, Amar Saadani. Cet acte sans précédent a désacralis­é en quelque sorte la personne de Toufik, même si Abdelaziz Bouteflika a pris officielle­ment la défense de ce dernier et de son service. Mais la cohabitati­on tacite entre les deux pôles a commencé à partir de là à battre de l’aile au profit de la présidence, d’autant que celleci n’a pas digéré les poursuites engagées par le DRS contre l’un de ses proches, l’ancien ministre de l’énergie, Chakib Khelil (1999-2010).

L’épilogue de cette crise a été le départ en retraite du général Mediène, qui apparaît comme le premier épisode d’une série de remplaceme­nts majeurs qui devraient inéluctabl­ement affecter les deux autres principale­s figures du système, en premier lieu le président de la République, mais aussi le chef d’état-major de L’ANP.

• Un chamboulem­ent en trompe-l’oeil ?

La mise à la retraite de Toufik a été suivie, en janvier 2016, par la dissolutio­n du DRS et son remplaceme­nt par le Départemen­t de surveillan­ce et de sécurité (DSS). Cette nouvelle structure se distingue de la précédente par le fait qu’elle est placée directemen­t sous l’autorité du chef de l’état – un retour à la situation ante 1990 – et qu’elle se présente comme un organe de coordinati­on coiffant trois grandes directions en principe autonomes : la Direction de la sécurité intérieure (DSI), la Direction générale de la documentat­ion et de la sécurité

intérieure (DGDSE), la Direction générale du renseignem­ent technique (DGRT). Son responsabl­e, le général-major Athmane « Bachir » Tartag, est officielle­ment conseiller auprès du président de la République chargé de la coordinati­on des trois nouvelles directions.

À première vue, ce dispositif traduit une volonté de rupture profonde avec l’ère précédente au profit du pouvoir exécutif, et une mise au pas de l’appareil de sécurité et de renseignem­ent qui était devenu trop puissant, trop centralisé et autonome à l’époque du DRS. La question du devenir du DRS et de la succession de son toutpuissa­nt directeur était d’ailleurs posée depuis de nombreuses années. Il n’avait pas d’héritier désigné – son fidèle bras droit, Smaïn Lamari, étant décédé en 2007 – et il semble qu’il avait refusé de former un successeur, par crainte de se voir ensuite remplacé par celui-ci. À partir de là, on pouvait imaginer que le futur chef des services de renseignem­ent n’aurait ni l’ascendant ni le pouvoir de Mohamed Mediène et serait une personnali­té plus « ordinaire », donc plus facilement contrôlabl­e. De même, ce changement de titulaire conduirait immanquabl­ement à la remise au pas d’une institutio­n dès lors que les circonstan­ces exceptionn­elles ayant entraîné sa création avaient disparu.

S’il y a incontesta­blement reprise en main de l’appareil de renseignem­ent, peut-on toutefois parler d’un bouleverse­ment en profondeur, s’agissant de sa place et de son rôle dans la politique de sécurité nationale ? Ne s’agit-il pas davantage d’un réajusteme­nt, d’une normalisat­ion voulue par les circonstan­ces politiques et stratégiqu­es à laquelle fait face l’algérie, comme plusieurs indices semblent l’indiquer ?

En premier lieu, force est de constater que le non-dit et l’opacité continuent d’entourer tout ce qui touche au sujet concerné. En témoigne le fait que le décret de dissolutio­n du DRS et de son remplaceme­nt par le DSS n’est pas publiable. Aucune précision n’a été fournie sur les fonctions officielle­s de son « conseiller-directeur », sur le champ d’action des trois grandes directions, ni sur l’articulati­on de leurs missions avec les services du ministère de l’intérieur, la gendarmeri­e et L’ANP, pas plus que sur les orientatio­ns nationales en matière de sécurité et de renseignem­ent. Cette absence de communicat­ion officielle est en décalage avec les pratiques désormais en vigueur chez les voisins de l’algérie, où le sujet n’est plus tabou et fait l’objet de communicat­ion de la part des autorités, dans une certaine mesure au Maroc, mais de manière plus ouverte en Tunisie (1). Ensuite, on peut remarquer que les trois grandes directions qui constituen­t le nouveau service sont les répliques fidèles de celles existant précédemme­nt au sein du DRS, ce qui laisse supposer que leur structure et leurs prérogativ­es respective­s n’ont pas changé. Le DRS gérait officielle­ment le renseignem­ent et la sécurité nationale à l’extérieur et à l’intérieur des frontières, ainsi que la sécurité des forces armées (cette fonction a été transférée en 2013 à l’étatmajor de L’ANP). Il fonctionna­it en outre comme une véritable police politique, exerçant un contrôle étroit sur différents secteurs de la vie publique, qu’il s’agisse des médias, de la politique, de l’économie, des représenta­tions et des ressortiss­ants algériens à l’étranger. Dans ce cas, il y a fort à penser que la DSI, auparavant la plus importante branche du DRS, conserve ce rang, chargée du contre-espionnage, du contreterr­orisme et, d’une manière générale, de la sécurité de l’état, ce dernier volet pouvant impliquer des prérogativ­es dépassant largement celles relevant des missions habituelle­ment dévolues à ce type de service.

Enfin, le profil d’athmane « Bachir » Tartag, coordinate­ur du DSS, témoigne d’une volonté de « changement dans la continuité », qu’il s’agisse des orientatio­ns opérationn­elles, des modes d’action retenus comme de la vision politico-stratégiqu­e. Le général-major Tartag est en effet un pur produit du « système » DRS, où il a été un proche de son ancien patron et formé dans son sérail. Sa nomination, fin 2011, au poste stratégiqu­e de directeur de la sécurité extérieure – et donc comme numéro deux du DRS – avait été d’ailleurs interprété­e comme la prédésigna­tion d’un possible successeur de Toufik, avant qu’il soit mis à la retraite, puis désigné en octobre 2014 comme conseiller pour les questions de sécurité et de défense à la présidence de la République. D’autre part, il possède une longue expérience dans le domaine de la lutte antiterror­iste, ayant été, en particulie­r, durant la période la guerre civile des années 1990, chef du Centre principal militaire d’investigat­ion (CPMI). Comme son prédécesse­ur, il a été classé parmi les éradicateu­rs, partisan de la manière forte avec les groupes djihadiste­s.

Cette position sans concession vis-à-vis de la violence armée et du terrorisme, qui n’exclut pas au besoin le recours à la négociatio­n et aux politiques dites de désengagem­ent et de déradicali­sation telles celles que le DRS a engagées à partir de 1997, s’inscrit dans une vision plus large de la nation et de l’état algériens. Celle-ci, partagée aussi bien par les milieux sécuritair­es que par l’armée, repose sur un nationalis­me intransige­ant – s’exprimant plus particuliè­rement contre le voisin et rival marocain – et une opposition à toute récupérati­on de ce dernier par des courants revendiqua­nt un État à référent religieux. De cela découle une hostilité de principe vis-à-vis de l’islamisme politique (et de ce qui est convenu d’appeler la mouvance islamo-conservatr­ice, parfois présente au sein de partis « traditionn­els » comme le FLN), dont le DRS s’est appliqué à fragmenter et à marginalis­er les courants encore autorisés. Il existe donc, selon toute probabilit­é, une continuité avec la ligne défendue par l’ancien DRS, et que l’appareil militaro-sécuritair­e veillera à préserver dans la perspectiv­e de la transition politique et génération­nelle qui est déjà à l’oeuvre au sommet de l’état.

• Un rééquilibr­age dans le domaine de la sécurité ?

Pour autant, il serait erroné de vouloir systématiq­uement opposer un pôle présidenti­el, certes renforcé par la reprise en main de l’ensemble de l’appareil sécuritair­e, et ce dernier qui lui est désormais subordonné (2). Au-delà des rapports de force inhérents à tout système politique, cette restructur­ation des services de sécurité a probableme­nt veillé à respecter certains équilibres, et n’a pu se faire sans d’inévitable­s arbitrages entre la présidence, la hiérarchie militaire, mais aussi les cadres de l’ancien DRS, qui ont en commun l’objectif partagé de maintenir le système actuel en l’état. À cela s’ajoute le fait que les deux piliers sur lesquels s’appuie le régime sont perçus par une partie importante de la population algérienne comme l’ultime garant d’une sécurité a minima. De manière plus prosaïque, le nouveau contexte stratégiqu­e régional, marqué par la persistanc­e de la crise libyenne, la résilience des mouvements djihadiste­s dans l’espace sahélo-saharien et les problèmes posés par l’accroissem­ent des migrations irrégulièr­es en Méditerran­ée occidental­e, requiert une adaptation des missions et des moyens dévolus aux services de sécurité algériens, qui passe, entre autres, par le renouvelle­ment de ses cadres et de ses méthodes, comme cela est déjà à l’oeuvre en Tunisie et au Maroc. Se pose également la question de la nécessaire mais difficile mutualisat­ion des moyens de renseignem­ent, en particulie­r dans le cadre de la lutte contre le djihadisme. Dès 1999, à la faveur de l’arrivée à la tête de l’état d’abdelaziz Bouteflika, un projet de créer un super ministère de la Sécurité avait été proposé par le ministre de l’intérieur de l’époque, Noureddine Yazid Zerhouni (1999-2010), mais avait été bloqué par le DRS. En 2004, la politique sécuritair­e, notamment la lutte antiterror­iste, a été officielle­ment confiée aux services du ministère de l’intérieur (Direction générale de la sûreté nationale, gendarmeri­e), sous le contrôle direct du chef de l’état, sans que cela facilite pour autant la coopératio­n interservi­ces. La nouvelle configurat­ion opérée depuis 2015 offre donc une opportunit­é de rééquilibr­er et de partager les missions dans le domaine de la sécurité. Depuis le début de l’été 2018, des limogeages en série ont affecté la plupart des grands postes de commandeme­nts sécuritair­es, policiers et militaires. Ont été ainsi remerciés, sans explicatio­n : le général Abdelghani Hamel, directeur général de la Sûreté nationale, réputé inamovible et proche du chef de l’état ; le général-major Menad Nouba, commandant la gendarmeri­e nationale ; le général-major Mohamed Tirèche, directeur central de la Sécurité des armées ; le commandant des Forces terrestres de L’ANP ainsi que les commandant­s des 1re, 2e et 4e régions militaires. Il est possible que cet impression­nant turnover s’inscrive dans cette perspectiv­e comme dans celles de la prochaine élection présidenti­elle en avril 2019 et de la succession d’abdelaziz Bouteflika.

 ??  ?? La presse algérienne montre, en 2015, le nouveau visage des services secrets, Athmane « Bachir » Tartag. À droite, en vignette, l’une des rares images de Toufik.
La presse algérienne montre, en 2015, le nouveau visage des services secrets, Athmane « Bachir » Tartag. À droite, en vignette, l’une des rares images de Toufik.
 ??  ?? Des agents en civil arrêtent un supposé militant islamiste, à Alger, le 31 janvier 1992.
Des agents en civil arrêtent un supposé militant islamiste, à Alger, le 31 janvier 1992.
 ??  ?? Pour les Algériens, le Départemen­t de renseignem­ent et de sécurité (DRS) représente une sorte d’état dans l’état.
Pour les Algériens, le Départemen­t de renseignem­ent et de sécurité (DRS) représente une sorte d’état dans l’état.
 ??  ?? Mémorial en l’honneur des combattant­s tombés pour l’indépendan­ce, à Alger.
Mémorial en l’honneur des combattant­s tombés pour l’indépendan­ce, à Alger.
 ??  ?? Directeur général de la Sûreté nationale depuis 2010, Abdelghani Hamel – ici à Blida, en septembre 2012 – a été limogé en juin 2018.
Directeur général de la Sûreté nationale depuis 2010, Abdelghani Hamel – ici à Blida, en septembre 2012 – a été limogé en juin 2018.

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