Repères culture : Quelle littérature nationale ?
Si la littérature en Algérie est ancienne, sa nationalisation en « littérature algérienne » est récente. Loin d’être évidente, sa définition est l’objet de luttes permanentes entre les acteurs du champ littéraire. Définit-on cette appartenance par le territoire ou par la culture ? Faut-il pour l’écrivain être né en Algérie, y vivre, y avoir ses ancêtres ? Faut-il pour l’oeuvre être publiée au pays, y faire référence, défendre ses valeurs ? Quelle langue utiliser ? Ces luttes définitionnelles se jouent à un niveau transnational, dans la mesure où la littérature de ces écrivains est parallèlement étiquetée à l’étranger, en particulier en France où ils publient beaucoup.
Au tournant du XXE siècle, l’installation d’une littérature européenne en Algérie et l’importation de la Nahda (Renaissance arabe) développent dans le pays une conception individuelle de l’écrivain et une conception de la littérature « spécialisée » par rapport aux discours juridiques, religieux ou scientifiques. Elle a utilisé majoritairement les langues amazighe (berbère), arabe et française. La littérature en tamazight, dans la diversité de ses dialectes (en particulier kabyle et chaoui), a longtemps été orale (contes, légendes, poèmes) ; sa figure la plus connue est Si Mohand Ou Mhand (1848-1905). La littérature en arabe a d’abord été semi-classique, dialectale (dardja), en particulier par l’importation du chir al-malhoun (poésie musicalisée) avec les exilés andalous de la fin du XVE siècle. Elle a toutefois été supplantée au début du XXE par la reviviscence d’une poésie plus codifiée et en arabe classique, portée en bonne partie par le mouvement réformiste de l’association des oulémas musulmans algériens (AOMA). Par la même occasion, l’écrit est progressivement devenu la voie majeure de l’expression littéraire. Parallèlement se développait au sein du colonat européen une littérature en français.
• Jusqu’à l’indépendance : entre régionalisation et nationalisation
La nationalisation de la littérature d’algérie a été actée avec l’indépendance du pays, en 1962, mais le processus s’est déroulé sur plus d’un demi-siècle. Loin d’être un phénomène spontané de « réveil de la nation », la nationalisation des littératures est le produit de la circulation d’un modèle international qui a émergé au XIXE siècle en Europe. Un certain nombre d’« Européens » d’algérie engage au tournant du siècle un processus d’indépendance par rapport à la métropole, en particulier dans le but de préserver le système colonial des velléités trop « indigénophiles » du gouvernement parisien. Robert Randau (1873-1950) est considéré comme l’initiateur d’un mouvement littéraire autonomiste, l’« algérianisme ». Une tension existe en son sein entre une volonté de nationalisation et de simple régionalisation de la littérature française. Malgré la spécificité de son ancrage idéologique colonialiste et raciste (moins abrupt certes chez Robert Randau), l’algérianisme est proche du mouvement « régionaliste » qui se développe à la même époque en métropole. Il s’agit en réalité moins de l’expression littéraire d’une idéologie nationaliste et colonialiste que la contestation régionalisée d’une marginalité littéraire. Pour ces marginaux du champ littéraire français (majoritairement fonctionnaires coloniaux nés dans les années 1880 en France), la création d’institutions locales permet de faire face à ce que Jean Pomier (1886-1977) appelait l’« altier dédain » du milieu littéraire parisien : Association des écrivains algériens (AEA) en 1920, « Grand prix littéraire de l’algérie » en 1921, revue Afrique en 1924. C’est à cette logique de nationalisation de la littérature produite en Algérie par rapport au centre français que s’oppose l’école d’alger, autour de la figure d’albert Camus (1913-1960). Alors que l’algérie était pour les algérianistes une relégation ou une seconde chance, c’est le pays de naissance de la majeure partie de ces jeunes écrivains
(nés dans les années 1910). Souvent issus de milieux populaires, ils profitent d’une ascension sociale par l’école républicaine : cette trajectoire initiale les oriente ainsi vers Paris, quand celle des algérianistes les incline vers Alger. Ils ont fait des études littéraires et ne se dirigent pas vers des carrières administratives, mais vers l’enseignement et le journalisme. Ces écrivains cherchent à investir le champ littéraire français et finissent par publier dans des maisons d’édition parisiennes prestigieuses, en particulier Gallimard. Gabriel Audisio (1900-1978) écrit en 1943 : « Des écrivains algériens, oui ; une littérature algérienne, non », et ajoute, à propos des jeunes écrivains algériens : « Leur littérature ne se veut pas régionaliste. Si elle l’est, c’est sans y songer, dans la mesure où l’universel est contenu dans le particulier » (1). C’est s’opposer alors aussi à la littérature régionaliste que promeut le régime de Vichy (1940-1944). Ce groupe se caractérise également par des positions politiques de gauche et favorables à une véritable assimilation des « Musulmans » (selon la terminologie de l’époque). Le libéralisme littéraire du groupe, qui reconnaît en son sein Jean Amrouche (19061962), Mouloud Feraoun (1913-1962) ou Mohammed Dib (1920-2003), a pour contrepartie la négation de leur spécificité non seulement littéraire, mais également identitaire, au profit de l’inclusion dans la vaste et « universelle » littérature française. Position littéraire et position politique expliquent ainsi le rapport des écrivains d’algérie au pôle national ou parisien (bientôt international) de leur champ littéraire en voie de formation.
Le processus de nationalisation de la « littérature algérienne » était donc paradoxalement en germe dans le processus d’autonomisation littéraire que certains Européens, peu ouverts aux revendications des « Musulmans », avaient commencé à institutionnaliser face au centre parisien. Le poète Jean Sénac (1926-1973) fait figure de passeur entre les deux processus historiques. Plus jeune que la majorité des algérianistes, il est né dans un milieu populaire de l’oranie : il écrit dans Afrique dès après guerre et est trésorier de L’AEA. Mais il comptera parmi les écrivains européens antiracistes et indépendantistes, et deviendra à l’indépendance (1962) le secrétaire général de l’union des écrivains algériens (UEA) : il assure par là la transition institutionnelle. Il s’oppose ainsi à son aîné Albert Camus, dénonçant dans l’école d’alger un « parisianisme », quand le prix Nobel de littérature 1957 le mettait en garde contre « la vanité d’[un] régionalisme » (2). À l’inverse, un écrivain musulman nationaliste comme Mohammed Dib, mais qui avait été intégré au groupe de l’école d’alger, est ambigu sur l’existence de la littérature algérienne. Considérant en 1952 qu’une « littérature nationale […] est en train de se former », il continue néanmoins de se dire « écrivain français » en 1960 parce qu’il écrit en français : deux ans avant l’indépendance, le nationalisme n’est pas encore incompatible avec une définition exclusivement linguistique de la littérature.
La nationalisation de la littérature algérienne a poursuivi la logique racialisée de la colonisation. Dans le débat entre une conception politique de la nation algérienne, fondée sur la participation politique au mouvement de libération nationale, portée par exemple par l’écrivain Henri Kréa (1933-2000), et une conception culturelle privilégiant les « Arabo-berbères » ou l’« histoire » sur la « géographie » pour citer Malek Haddad (1927-1978), c’est cette dernière qui a primé. Les écrivains européens d’algérie ont alors été symboliquement « rapatriés » dans la littérature française, tandis que les musulmans (et quelques cas isolés d’européens comme Jean Sénac) devenaient « Algériens », comme on peut s’en convaincre des anthologies ou des manuels scolaires de part et d’autre de la Méditerranée dans les années qui ont suivi l’indépendance. La racialisation des littératures algérienne et française s’est faite en miroir.
• L’arabisation, symbole du nationalisme post-1962
À l’indépendance, la littérature algérienne a été fortement « arabisée ». On entend par là à la fois un processus d’étiquetage, d’appartenance, et le résultat de politiques publiques. Il s’agit de donner à la littérature un contenu culturel spécifique, selon un nationalisme fondé sur l’identité d’une nation autour d’un territoire et d’une langue. C’est au sein de L’AOMA que se développe dès les années 1930 une conception séparée de la littérature algérienne au sein de la littérature arabe. Il ne s’agit pas nécessairement de l’expression d’un nationalisme, objet de débats historiographiques intenses à propos de cette association : mais au moins, comme chez les algérianistes, d’une régionalisation de la littérature arabe, en miroir du Proche-orient touché plus tôt par la Nahda. On observe, par exemple, dans le journal de l’association Al-basair un usage symétrique des notions de littérature égyptienne et algérienne. Mais, tandis que l’indépendance a entraîné une rupture au sein de la littérature de langue française, celle
en arabe est restée en bonne partie unifiée, malgré les nationalisations, dans le contexte d’expansion de l’idéologie panarabe. Ainsi, un écrivain comme Tahar Ouettar (19362010), publiant également au Procheorient, peut affirmer : « Il ne nous est pas possible de séparer l’algérie du monde arabe […]. Lorsque j’écris, j’ai à l’esprit le lecteur de Bahreïn, de Libye… » (3). À l’inverse, les écrivains de langue française, publiant plus à l’étranger (surtout en France) que leurs compatriotes de langue arabe, sont accusés de complaisance exotique à l’égard de leur public étranger. Le sentiment d’appartenance aux deux espaces linguistiques est également différent : tandis que les écrivains de langue arabe citent spontanément leurs contemporains du reste du monde arabe, leurs compatriotes de langue française le font plus rarement à l’égard de leurs contemporains français (ou de la francophonie du nord) : quoique beaucoup plus présents sur le marché français que leurs homologues de langue arabe, ils sont moins intégrés au champ littéraire français. Pour autant, on retrouve un sentiment d’« ostracisme » des Algériens au sein du champ littéraire arabe, pour reprendre le mot de l’écrivain de langue arabe Waciny Laredj (né en 1954), qui publie pourtant au Proche-orient depuis les années 1980.
À l’image du reste du secteur culturel en Algérie, la littérature a fait l’objet d’une politique publique d’arabisation. À long terme, l’arabisation de l’enseignement a eu un effet certain sur la part relative d’écrivains et surtout de lecteurs dans les deux langues, sachant qu’ils étaient très majoritairement francophones au moment de l’indépendance. À court terme, des mesures comme la priorité accordée aux arabophones dans les institutions culturelles sont prises. À l’occasion du Congrès des écrivains arabes organisé à Alger en 1975, L’UEA est refondée, et sont de fait exclus les écrivains de langue française qui dominaient celle créée en 1963 ; et la Société nationale d’édition et de diffusion (SNED) parvient à publier plus de textes en arabe qu’en français. Les écrivains de langue arabe s’appuient sur cette politique pour définir les frontières du champ littéraire à leur avantage. En effet, face à la reconnaissance politique de la littérature de langue arabe, la littérature de langue française bénéficie, par le nombre et la qualité de ses lecteurs et de ses écrivains, mais aussi de la publication de certains à Paris, l’une des capitales centrales de la République mondiale des lettres, d’une reconnaissance symbolique bien supérieure. Profitant de son statut d’universitaire, le poète Abdallah Hammadi (né en 1947) déclare ainsi en 1982 : « Je ne considère pas comme représentatifs de la littérature nationale les auteurs algériens qui ont écrit en français leurs oeuvres », et « malgré tout son génie, Nedjma [de Kateb Yacine] n’est pas une oeuvre algérienne ! » (4).
Les écrivains francophones ont dans un premier temps intériorisé l’illégitimité nationale de la littérature de langue française, exprimée à travers un discours tout à la fois marxiste et psychanalytique de l’« aliénation ». « Il n’y a qu’une correspondance approximative entre notre pensée d’arabes et notre vocabulaire de Français » (5), déclarait l’écrivain de langue française Malek Haddad dès 1961, avant de cesser d’écrire et d’occuper d’importantes fonctions politiques dans l’algérie indépendante. Tandis que Kateb Yacine (1929-1989) s’engage dès les années 1970 dans le théâtre en langues dialectales, Rachid Boudjedra (né en 1941) est l’un des rares à réussir à passer à la langue arabe dans les années 1980.
• Pluralisation : vers une littérature métisse ?
Les décennies 1980 et 1990 voient la remise en cause de cette définition arabe de la littérature algérienne, d’un point de vue ethnique et linguistique, en faveur d’une définition plurielle.
Dans le contexte du « printemps berbère » de 1980, et de l’instrumentalisation de l’arabisation dans le conflit politique opposant les fondamentalistes aux socialistes qui viennent de perdre le président Houari Boumédiène (1932-1965-1978), les jeunes écrivains francophones, nés dans les années 1950, rejettent alors le discours d’« aliénation ». Plus touchés par l’argument de la « modernisation » du fait de leur formation politique à gauche que par la lutte anticoloniale à laquelle ils n’ont pas participé, et formés également en arabe, ils ne partagent pas la culpabilité de certains de leurs aînés : ils font désormais un usage
« décomplexé » du français. Plus âgée, Assia Djebar (1936-2015) revient même à l’écriture en français après s’être concentrée sur les langues populaires pendant la décennie précédente. Le conflit s’accentue entre francophones et arabophones, et en particulier pendant la guerre civile des années 1990, au point que certains ont pu parler de « guerre des langues » à son propos, incarné dans l’opposition entre l’écrivain de langue arabe Tahar Ouettar et celui de langue française Tahar Djaout (1954-1993).
La guerre civile a eu un double effet contradictoire sur la littérature algérienne. Elle a été certes internationalisée, en particulier en France, où l’on trouve jusqu’à un quart de l’ensemble des écrivains algériens pendant la période et les deux tiers de leurs publications. Mais cette internationalisation est aussi allée de pair avec une forte nationalisation, dans la mesure où leur littérature n’y est plus étiquetée selon un point de vue culturel (« arabe » ou « maghrébine »), mais selon l’angle linguistique (« francophone ») et surtout national (« algérienne ») : c’est en effet la problématique de la crise politique qui domine la littérature de ces écrivains, et plus largement qui organise l’horizon d’attente du public étranger (français). La force de cette étiquette et de cette attente « nationale » est alors appréhendée avec ambivalence par les écrivains algériens engagés, dans la mesure où elle risque de les enfermer dans un « ghetto ». À la fin de la guerre se constitue en Algérie une avant-garde autour des éditions Barzakh et El-ikhtilef, composée d’écrivains nés autour de 1970 comme l’arabophone Bachir Mefti (né en 1969) ou le francophone Mustapha Benfodil (né en 1968), qui partagent une volonté de reconstruire un espace littéraire bilingue, indépendant de l’international, tout en cherchant à y être reconnus : Barzakh développe des relations avec les éditions de L’aube puis Actes Sud en France, et El-ikhtilef avec Al-farabi à Beyrouth. Dans le contexte de lutte contre la radicalité des islamistes sur le plan identitaire et de valorisation du « métissage » ou de l’« hybridité » dans les pays euro-américains, cette internationalisation a accéléré la reconsidération ethnique de la littérature algérienne. La situation d’exil de ceux qu’anouar Benmalek (né en 1956) appelle les « pieds-gris », ironisant tristement sur la perte de matières grises de l’algérie, contribue à la formulation dans la littérature publiée en France d’un « mythe andalou » de l’époque coloniale qui met en valeur non plus seulement la violence, mais aussi le métissage, la tolérance, le raffinement intellectuel de l’algérie de l’époque. Plus qu’une nostalgie coloniale, cette réinterprétation du passé vient mettre en cause l’historiographie nationaliste et arabo-musulmane, portée à son paroxysme par les islamistes. On la trouve dans le recueil collectif Une enfance algérienne (Gallimard, 1997) dirigé par Leïla Sebbar (née en 1941) ou dans les romans de Yasmina Khadra (né en 1955) ou Boualem Sansal (né en 1949). La page de présentation de la revue Algérie Littérature/ Action, fondée à Paris en 1996, insiste sur la dimension plurielle et inclusive de la littérature algérienne : « Regard posé sur une Algérie d’aujourd’hui, d’hier, ou en devenir ; voix de celles et de ceux qui se reconnaissent comme Algériens de nationalité, de coeur ou d’esprit. L’algérie, du dedans et du dehors, veut plus que jamais dire sa pluralité. » La publication est apparue comme un pôle de rencontre entre écrivains algériens présents en France, mais aussi avec des intellectuels « pieds-noirs » : c’est le cas d’un quart des parrains de la revue, comme Jean Pélégri (1920-2003). L’algérianité d’albert Camus, dont on publie l’autobiographie inachevée Le Premier Homme en 1994 (Gallimard), devient un enjeu central du champ littéraire algérien, jusqu’à la publication de Meursault contreenquête de Kamel Daoud (né en 1970) en 2014 (Actes Sud).
Aucune manifestation officielle n’a cependant été organisée en Algérie. La définition institutionnelle de la littérature algérienne, malgré les signaux envoyés par le président Abdelaziz Bouteflika après sa première élection en 1999, n’a que peu changé jusqu’à présent concernant cette dimension « européenne ». À l’inverse, la littérature amazighe a fait l’objet d’une nationalisation accélérée. Des manifestations politiques et identitaires en Kabylie en 1995, puis en 2001 (« printemps noir », violemment réprimé) ont conduit à des réformes en faveur de la langue amazighe (elle devient langue nationale en 2002, officielle en 2016). La littérature amazighe, revivifiée par des chanteurs kabyles comme Lounis Aït Menguellet (né en 1950), s’est progressivement mise aux standards internationaux de la « littérature » fondée sur la publication de volumes, avec des romanciers comme Amar Mezdad (né en 1958), et ce de plus en plus désormais du fait du soutien des pouvoirs publics (comme le Haut Commissariat à l’amazighité).