Les multiples paradoxes du cinéma algérien
Au lendemain de l’indépendance, en 1962, et durant les années 1970, le septième art algérien connaît une période faste avec une production (sous monopole d’état) d’une dizaine de films par an, essentiellement consacrée à l’épopée du mouvement de libération nationale ; des oeuvres mémorielles se situant aux antipodes du cinéma colonial où « “l’indigène” apparaissait comme un être muet, évoluant dans des décors et des situations “exotiques” » (1). Puis le secteur est tombé en désuétude, avant le renouveau de la décennie 2000 (2).
Le « cinéma moudjahid » des années 1960 et 1970, honorant la mémoire de ceux qui ont lutté pour l’indépendance – moudjahid voulant dire « martyr » en arabe –, fut à l’origine d’une filmographie puissante, à l’instar de La Bataille d’alger, de Gillo Pontecorvo (1966), ou Le Vent des Aurès (1966), de Mohammed Lakhdar-hamina, illustration de récits épiques qui culminèrent avec Chronique des années de braise (1975), du même auteur, qui fut couronné au Festival de Cannes par la Palme d’or en 1975 (seule distinction jusqu’à présent décernée à un réalisateur du continent africain). À cette époque, plusieurs cinéastes racontent également la construction de l’état algérien et de ses idéaux ou abordent le statut et l’émancipation des femmes : Leila et les autres (1977), de Sid Ali Mazif ; La Nouba des femmes du mont Chenoua (1977), d’assia Djebar ; Le Charbonnier (1973), de Mohamed Bouamari. Quelques metteurs en scène se distancient de toute « glorification idéologique » comme Merzak Allouache qui, avec Omar Gatlato (1976), met au jour avec humour les non-dits de la société, lesquels traduisent les malaises d’une jeunesse déjà confrontée au chômage, à la séparation des sexes. Une liberté de ton est également indéniable dans Tahia ya Didou (1971), où Mohamed Zinet parvient à détourner ce qui devait être un documentaire sur Alger en une oeuvre originale, poétique, où coexistent le
burlesque et de tragiques réminiscences du passé. En 1979, Nahla, de Farouk Beloufa, est l’un des rares longs métrages à traiter de réalités étrangères au pays et s’avère le plus abouti des films sur la gauche arabe. Au début de la décennie suivante, plusieurs réalisateurs tournent sur le thème du déracinement et l’émigration – dont Le Thé au harem d’archimède (1984), de Mehdi Charef – sans que la veine des films de guerre se tarisse.
• Du réveil révolutionnaire à une industrie exsangue
L’époque est florissante, les cinémas font salle comble ; pas toujours d’ailleurs pour découvrir les productions nationales, les films américains, égyptiens et indiens étant appréciés du public. On dénombre également des ciné-clubs indépendants, tandis que les cinébus sillonnent les coins les plus reculés du pays. À partir de 1970, le réseau des salles de la cinémathèque d’alger réparties dans les grandes villes propose des films appartenant au répertoire mondial et échappant à la censure. La présence d’écoles vouées aux métiers du cinéma contribue au dynamisme du secteur. Mais le déclin s’amorce en 1986 avec la détérioration de l’économie (consécutive à la chute du prix des hydrocarbures) et son corollaire, la réduction drastique des crédits disponibles. L’état se désengage, un phénomène qui s’accélère avec la dégradation du contexte politique et sécuritaire.
Les salles tombent progressivement en désuétude dans les années 1980. Les municipalités qui assuraient leur gestion depuis 1967 sont autorisées à confier leur gérance à des particuliers. Or ces derniers les détournent de leurs fonctions originelles et les convertissent en espaces commerciaux ou festifs ; d’autres, à partir de supports vidéo piratés, ne projettent que des films sans importance, voire à caractère pornographique. Le nombre de spectateurs décroît et, durant les années noires (1992-2002), les cinémas suspectés de toutes les turpitudes sont désertés ; la cinémathèque d’alger poursuit néanmoins son activité, mais avec une programmation restreinte. Le septième art n’est plus alors une préoccupation des pouvoirs publics. De nombreux réalisateurs fuient le pays et s’installent en France ; seuls quelques-uns continuent à tourner en Algérie, dont Merzak Allouache, Malek Bensmaïl ou Abderrahmane Bouguermouh. En 1998, l’état met fin à l’activité des entreprises publiques de production et de distribution (ENPA et CAAIC).
• Un processus créatif dynamique mais semé d’embûches
Depuis la fin de la guerre civile, la production de films connaît une certaine embellie. Toutefois, avec des salles devenues une denrée rare (selon le ministère de la Culture, en 2015, 95 % des 400 salles n’étaient pas ou plus en fonctionnement), conjuguées à un réseau de distribution presque inexistant, les réalisateurs éprouvent les pires difficultés à sortir leurs films en Algérie. Cette frustration est telle qu’elle justifierait, selon certains artistes, que leurs oeuvres soient piratées. C’est l’espoir qu’expose notamment Hassen Ferhani, auteur de Dans ma tête un rond-point (2015), lorsqu’il souligne que l’informel a contribué à sauver la cinéphilie dans un pays sans cinémas (3). Si la consommation cinématographique s’est ainsi diversifiée (grâce aux antennes paraboliques, DVD piratés, téléchargement, streaming), d’aucuns avancent judicieusement que rien ne saurait remplacer la magie du grand écran. Paradoxalement, depuis une dizaine d’années, divers événements cinématographiques se déroulent dans le pays (Festival international d’oran du film arabe, Festival international du film engagé d’alger, Festival culturel national annuel du film amazigh, Festival d’annaba du film méditerranéen). Parmi ceux-ci, les Rencontres cinématographiques de Béjaïa occupent une place à part. Outre que cette manifestation n’est pas organisée par le ministère de la Culture, mais doit son existence à une équipe de bénévoles réunis au sein de l’association Project’heurts, sa singularité tient également au fait qu’elle n’attribue aucune récompense ; chaque oeuvre projetée (sélectionnée sans intervention de l’état) est représentée par un membre de l’équipe technique et donne lieu à débat avec les spectateurs. C’est un espace de diffusion rare et primordial pour les jeunes metteurs en scène qui suscite l’engouement d’un public de passionnés.
En amont, le processus de création est ardu, cinéastes et producteurs ne pouvant compter que sur le Fonds de développement de l’art, de la technique et de l’industrie cinématographique, qui dépend du ministère de la Culture et finance tant la production, la postproduction, la distribution, l’exploitation, les équipements des salles que la préservation du patrimoine filmique. À l’origine, ce fonds était alimenté par les revenus de la billetterie, mais avec des salles closes, non fonctionnelles ou vides, les recettes se sont effondrées ; cette déficience fut alors compensée par le versement de subventions publiques. Les projets d’oeuvres cinématographiques déposés par les producteurs sont soumis à une commission de lecture (dont les membres sont désignés par le ministre de ce département) qui décide (en cas d’avis favorable) de l’octroi d’une aide directe ou qui est conditionnée à la réécriture du scénario. Mais l’opacité prévaut concernant les critères précis sur lesquels reposent les films déclarés éligibles. Les crédits alloués par l’état ne couvrent que 10 à 15 % du montant global d’un long métrage. Contrairement à la France, la télévision publique ne contribue que faiblement à la production des films et ne diffuse pas les oeuvres qu’elle a soutenues.
Quant aux nouvelles chaînes de télévision privées (apparues en 2012), elles sont enclines à diffuser des films américains ou français, plutôt que de participer à la production d’oeuvres algériennes. S’il est incontestable que les ressources dispensées sont insuffisantes pour couvrir la fabrication d’un film, plusieurs producteurs ont bénéficié d’un soutien étatique plus ou moins important dans le cadre de diverses manifestations culturelles (l’année de l’algérie en France, en 2003 ; Alger, capitale de la culture arabe 2007 ; le Festival panafricain d’alger en 2009 ; Tlemcen, capitale de la culture islamique 2011 ; le cinquantième anniversaire de l’indépendance ; Constantine, capitale de la culture arabe 2015, etc.). En amont de ces célébrations ponctuelles, certaines sociétés de production émergent, motivées par l’absence de prise de risque avec des longs métrages entièrement pris en charge par les deniers publics, mais négligeant la phase de postproduction (montage, étalonnage) qui conditionne la pleine réussite d’un film. De nombreux projets ainsi financés n’ont d’ailleurs jamais été rendus visibles. Dépourvu de politique globale et cohérente destinée à encourager et à promouvoir le cinéma, l’état semble plutôt agir au coup par coup. Scénarisation et réécriture ne font l’objet d’aucune aide publique. L’unique dispositif accessible en Algérie est celui du Béjaïa film laboratoire (mis en place par Project’heurts), qui consiste à offrir deux bourses à de jeunes professionnels maghrébins (comprenant, outre un financement, une résidence d’écriture du scénario ou de finalisation de montage pendant plusieurs semaines). La filière cinématographique, qui ne dispose pas de studios de tournage, souffre d’une carence drastique en ingénieurs du son et lumière, en cadreurs… Les salles de montage, de mixage, d’étalonnage font également défaut, si bien qu’il s’avère indispensable de s’adresser à des prestataires extérieurs, le plus souvent français.
• Des cinéastes reconnus, une censure active
Depuis 2000, la création apparaît diversifiée et audacieuse. À la fin de la décennie 1990, c’est sur un septième art en friche qu’est fondé à Alger le ciné-club Chrysalide ; il devient un
véritable laboratoire de réflexions pour les aspirants réalisateurs qui y acquièrent une large culture cinématographique. Selon sa présidente, Djalila Kadi-hanifi, le passage au ciné-club de cinéastes talentueux comme Karim Moussaoui, Hassen Ferhani ou Sofia Djama a été décisif pour leur choix professionnel. Karim Moussaoui précise à cet égard qu’il a ainsi « appris comment un film se fait et comment une histoire se raconte » (4). Les cinéastes issus de la nouvelle génération (âgés de moins de 45 ans) sont pour la plupart autodidactes. Hassen Ferhani a, par exemple, fait ses premières armes sur le tournage du premier court métrage de Lyes Salem, Cousines (2003), où il était scripte stagiaire, puis il fut assistant de Malek Bensmaïl ; Karim Moussaoui fut le collaborateur de Tariq Teguia sur Inland (2008).
Afin de pallier la contraction des crédits d’état, les jeunes metteurs en scène n’ont d’autres choix que de solliciter l’appui de partenaires européens pour mener à bien leurs projets, comme le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) en France, et ce, d’autant que les banques en Algérie n’ont aucune culture de prêts en faveur de la production cinématographique. Cette démarche n’est toutefois pas exempte de critiques, les cinéastes étant accusés de devoir respecter une ligne de conduite. Ainsi, en 2001, le journaliste Abdou Benziane livrait ses observations : « Les réalisateurs établis en France, avant ou après “la grande terreur”, tentent de faire survivre leur art à travers les aides du CNC (Centre national du cinéma), des réseaux de connivence et des chaînes TV européennes qui appliquent, à la limite du code de l’indigénat, une politique d’intégration. Avec l’obligation non écrite de la perte d’une partie de son âme restée dans le terroir originel » (5). Quant aux producteurs Yacine Bouaziz et Fayçal Hammoum, ils estiment que pour obtenir des subsides européens, il faut opter pour l’un des trois thèmes suivants : le départ, le statut de la femme ou la décennie noire (6). L’aboutissement des projets cinématographiques nécessite souvent des montages financiers complexes : la production du premier long métrage de Karim Moussaoui, En attendant les hirondelles (2017), fut le fruit d’un dur cheminement avec une résidence d’écriture au Maroc, puis à la Cinéfondation à Paris durant six mois et le soutien de sociétés de production
française (Les Films Pelléas) et algérienne (Prolégomènes). Quant à la censure, si elle est plutôt rare, elle a toujours eu cours. Par exemple, Les Folles Années du Twist (1983), de Mahmoud Zemmouri, démystifie avec dérision l’héroïsme du Front de libération nationale (FLN) ; le film n’est sorti en salles que trois jours, le parti alors unique au pouvoir contraignant les exploitants à le déprogrammer. Délice Paloma (2006), de Nadir Moknèche, n’a pas obtenu d’autorisation de diffusion en Algérie ; l’auteur allègue que l’on aurait mal pris le fait qu’il se moquait d’un personnage corrompu, ministre… des Droits de l’homme et de la Solidarité (7). À la suite de pressions politiques, la projection de Vote Off, de Kamel Medjdoub, programmée aux Rencontres cinématographiques de Béjaïa en septembre 2016, fut annulée. Ce documentaire sur l’élection présidentielle de 2014 est tombé sous le coup de la loi no 11-03 du 17 février 2011 (relative à la cinématographie), qui stipule qu’un visa préalable est exigé pour tout film projeté dans une
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manifestation culturelle. En réaction à ce cas de censure, après un débat organisé entre le cinéaste, le producteur et le public sur le bien-fondé de cette réglementation, une déclaration fut adoptée par les participants mentionnant, entre autres, que « cette interdiction vise de manière arbitraire et inepte à empêcher chaque citoyen de jouir de son droit à la libre parole, qui est un droit constitutionnel. La rencontre entre un film ou toute oeuvre artistique et le public est une nécessité vitale comme le droit de rêver, de critiquer, de débattre. Il est absurde de persister à ignorer ce désir, cette évidence » (8). Le documentaire La Chine est encore loin (2010), de Malek Bensmaïl, a attendu deux ans avant d’obtenir son visa d’exploitation ; en cause, certains détails qui auraient indisposé le ministère de la Culture, à l’instar de la poussière que l’on aperçoit dans une école coranique.
• Raconter l’algérie contemporaine
Depuis 2000, le cinéma algérien apporte un éclairage nouveau sur l’algérie contemporaine en privilégiant l’angle de la destinée individuelle. On note la volonté de s’affranchir d’un passé fantasmé et imposé afin de revisiter l’histoire nationale. Ainsi, L’oranais (2014), de Lyes Salem, évoque la trahison des idéaux à l’heure de l’indépendance, les compromissions qui ont jalonné l’édification de l’état ; une oeuvre qui a suscité quelques remous lors de sa présentation à Alger parce que l’on y voit les héros de la libération nationale fumer et consommer de l’alcool dans les cabarets. Indigènes (2006), de Rachid Bouchareb, révèle la situation d’injustice subie par les soldats africains enrôlés au sein des troupes alliées. D’autres réalisateurs se penchent sur les liens entre identités française et algérienne avec Wesh, Wesh, qu’est-ce qui se passe ? (2001) et Bled Number One (2006), de Rabah Ameur-zaïmeche. Sous le prisme d’une farce désopilante, Lyes Salem, dans Mascarades, (2008) dénonce les travers de certains de ses compatriotes (le jeu des apparences, les signes extérieurs de richesse).
La condition féminine se révèle le fil directeur des récits de Nadir Moknèche : avec Viva Laldjéria (2004), l’auteur balaye de nombreux clichés sur la société algérienne et ose s’attaquer à la représentation sexuelle, décrivant un pays en mutation après la guerre civile. Le questionnement sur cette décennie noire apparaît nettement dominant : si Yamina Bachir-chouikh (Rachida, 2002), Belkacem Hadjadj (El Manara, 2004) et Merzak
Allouache (Le Repenti, 2012) abordent ce drame frontalement, les jeunes metteurs en scène s’attachent plutôt à disséquer les séquelles et les bouleversements issus de cette tragédie ressentie comme un fantôme hantant les esprits.
Des sujets peu communs irriguent également l’écriture des scénarios : Rachid Djaïdani dénonce le racisme communautaire entre Africains noirs et Maghrébins dans Rengaine (2012) ; Rabah Ameur-zaïmeche traite de l’islam au sein d’une entreprise dans Dernier maquis (2008) ; en 2017, Yasmine Chouikh livre une comédie noire tanguant entre humour noir et romance, Jusqu’à la fin des temps, et Omar Zeghad tourne un film d’horreur, M, le premier du genre dans le pays… Quant à Tariq Teguia, son cinéma formaliste, peu bavard, rompt avec les codes esthétiques habituels ; sa filmographie, avec Rome, plutôt que vous (2006), Inland (2008), Révolution Zendj (2013), dépeint, entre autres, l’ennui profond, l’abattement, le confinement, le désoeuvrement, mais aussi la résistance. Cette vitalité du cinéma algérien est également incarnée par Hassen Ferhani ; dans son documentaire Dans ma tête un rond-point (2015), il a choisi de poser l’objectif de sa caméra sur des ouvriers précaires (qui besognent dans le plus grand abattoir d’afrique à Alger) et capte leurs paroles intimes qui expriment leurs rêves, sentiments amoureux, frustrations et lassitudes.
• L’industrie du septième art algérien peut-elle renaître ?
Si les Algériens ont perdu l’habitude de se rendre dans les cinémas, cela n’est aucunement rédhibitoire. Réintroduire le septième art dans la société nécessite cependant de revoir le parc des salles. La mise à niveau de ces dernières est préconisée depuis longtemps, mais traîne en longueur. En 2017, un programme spécifique destiné à équiper les salles en Digital Cinema Package a été mis en place dans cinq wilayas et doit être étendu à l’ensemble du pays. Seules quelques structures sont dotées de cette technologie numérique. Afin d’accélérer le processus de modernisation, le ministère de la Culture réclame que les lieux de projection délaissés par les municipalités soient placés sous son égide, mais il se heurte au veto du ministère de l’intérieur.
Afin de renforcer l’attrait pour les salles obscures, des conventions ont été signées entre l’office national de la culture et de l’information et des sociétés européennes de distribution pour proposer aux spectateurs des films en avant-première au même moment que les sorties mondiales. Parmi les autres signes encourageants, la création en 2016 du premier studio privé de postproduction, Tayda Films, puis l’année suivante, en partenariat avec ce dernier, la mise en place par le Centre algérien de développement du cinéma et l’institut français d’alger d’une formation aux techniques de finalisation des films (image et son). De nouvelles initiatives apparaissent comme le lancement d’un concours de scénario sur le thème « Alger Demain » par la jeune société de production Thala films, née en 2010. L’état escompte désormais des investisseurs privés qu’ils s’intéressent au cinéma et à la culture (l’introduction de mesures d’incitations fiscales adéquates pourrait faciliter cet objectif), mais la pérennisation de l’activité cinématographique implique que production, distribution et exploitation puissent fonctionner simultanément. C’est à cette condition sine qua non que le cinéma algérien peut exister à nouveau pour faire vivre ses talents (9).