Revenir dans un pays qui n’existe plus
La guerre d’algérie (1954-1962) a mis fin à plus de cent trente ans de colonisation française, marquant les esprits et les mémoires des deux côtés de la Méditerranée. L’anthropologue Giulia Fabbiano est allée à la rencontre de « pieds-noirs » (Européens et juifs) et de « harkis » (Algériens ayant servi dans les rangs français durant le conflit) qui durent quitter la terre où ils sont nés pour s’installer dans l’hexagone. Est-ce possible de « revenir » dans un pays qui n’est plus le leur ?
Je rencontre pour la première fois Florence et Éric, soeur et frère, en février 2016, dans l’appartement qu’ils ont acheté sur la Côte d’azur après la vente de la maison d’ibiza (Espagne), dans l’esprit de garder un lien avec la Méditerranée (1). Ils me racontent l’histoire « algérienne » de la famille : des aïeuls émigrés de Minorque (Espagne), la fortune faite à Alger, le devenir métropolitain en 1962. Ils me montrent des photographies de personnes et de lieux qu’ils évoquent. Dans les mots de Florence, le départ d’algérie est la « fin d’un monde ». « Pour moi, raconte-t-elle, ce qui a été le plus dur dans la vie, c’est la perte de l’algérie. Le départ, c’est la seule chose dont je ne me console pas… Même la mort de notre mère, je l’ai intériorisée. Vraiment, l’algérie, c’est la chose la plus dure… Et longtemps, on n’a pas pu en parler, c’était trop dur. » Quittée en juin 1962, quelques semaines avant la proclamation de l’indépendance, l’algérie de Florence et d’éric, respectivement quatorze et dix ans à l’époque, est un pays doublement inexistant : pays perdu de l’enfance, pays perdu de l’avenir. Pays qui fut le leur, mais qui désormais leur est étranger.
• Le souvenir d’une enfance heureuse, une nostalgie mémorielle
« C’est déroutant, poursuit Florence, c’est un pays qu’on a perdu sans le perdre vraiment. Ce n’est pas comme les Syriens qui ne peuvent plus retourner dans le leur. Non, il est là, le pays, mais il n’est plus le nôtre. » Là où le passé ne peut plus s’associer à l’avenir dans les territoires du présent, ils y sont déjà « retournés ». Ils y sont allés en tant que visiteurs. Florence par trois fois : la première fois, quelques années après l’indépendance, avec son petit-ami, puis pour des raisons professionnelles dans les années 1970, et en 2010, en famille. Éric, en 1989, avec leur mère et oncle. De ces retours, ils n’en ont pas gardé la même expérience : positive pour Florence, tendue pour Éric qui, à cause du sentiment d’insécurité ressenti par leur mère, a dû écourter son séjour. Son voyage a aussi été « amputé » symboliquement. À Sidi-fredj (autrefois SidiFerruch), plage du débarquement français en 1830 occupée par les résidences secondaires de la population européenne, où les parents et les grands-parents avaient l’habitude de passer leurs week-ends, « je me faisais une joie, continue Éric, de retrouver cette maison… rasée… un parking… et alors là…, j’ai eu… j’ai eu… comme si l’on m’avait volé une partie de mon enfance,© une partie de mon retour. Ça m’a fait quelque chose… Le fait qu’elle ait disparu a cassé une partie de mon… ». Florence évoque à ce propos sa déception de retrouver un autre lieu de la mémoire familiale, la ferme de Dely Brahim : « La maison elle-même est décrépite » ; son frère lui rétorque : « Oui mais elle existe, elle est mal entretenue, je suis d’accord… De 70 hectares, c’est devenu 500 mètres carrés. » « Sidi-ferruch » est évoqué plusieurs fois : « Pour nous, c’était le paradis. Il y avait une grande plage, et les deux rochers…, c’était merveilleux. » Ils programment un voyage d’ici à fin 2018, avec leurs enfants respectifs, qui leur font le reproche de très peu connaître cette histoire. « Moi, j’ai du mal à expliquer, reconnaît Florence. Je ne suis pas pédagogue, je ne raconte pas et dis toujours la même chose : que j’ai connu le bonheur total, le bonheur intense, le bonheur absolu. Petite fille, je me rappelle que je me promenais sur la place de Sidi-ferruch en me disant “qu’est-ce que je suis heureuse !”. Je ne sais pas raconter et puis, qu’est-ce qu’il y a à raconter ? Je vais à l’école, je vais le week-end à Sidi-ferruch avec les amis… » La possibilité que je les accompagne est discutée. Florence n’y voit pas d’inconvénients, même si c’est la première fois qu’elle se rend à Alger avec une personne non pied-noir. Je serais une exception, comme
elle l’explique : « Je ne veux absolument pas aller en Algérie avec des gens qui ne sont pas pieds-noirs. Je veux un regard pied-noir, je veux cette ambiance-là… Y aller avec des amis français… non, ils sont trop loin, ce n’est pas du tout le même regard. C’est un pays qui peut être barbant. Je n’ai pas envie d’un regard négatif. Je peux le dire, moi, mais je n’ai pas envie que les autres le disent… »
• Le temps du retour
Florence et Éric ne sont pas les seuls à être retournés en Algérie ou à envisager de le faire. Au moment où la diaspora est encouragée à revenir, d’autres populations investissent le pays dans l’ombre au nom de leurs racines (harkis, pieds-noirs, juifs). Force est en effet de constater que la colonisation a fait de l’algérie une terre native – natale ou ancestrale – pour une population hétérogène : aux autochtones juifs et musulmans qui y vivaient au moment du débarquement en 1830 vinrent s’ajouter les colons aussi bien français qu’étrangers : Espagnols, Maltais, Italiens. Plus de cinquante ans après son indépendance, proclamée le 5 juillet 1962, nombreux sont donc ceux, en France, à être concernés par une histoire algérienne. La position adoptée par l’algérie à l’égard des différents groupes mémoriels n’est cependant pas la même selon qu’il s’agit des anciennes populations colonisées ou colonisatrices et de leurs engagements pendant la guerre de libération. Dès 1962, le retour des immigrés et de leurs enfants a retenu l’attention du gouvernement, qui a voulu mettre en oeuvre des dispositifs censés l’encourager, contrairement à celui des harkis qui, pendant des décennies, a été entravé – refus de visa, refoulement de personnes et de bières à la frontière – et qui reste encore de nos jours un sujet tabou (2). Quant à celui des pieds-noirs et des juifs, il n’a, à quelques exceptions près (3), pas été promu au nom d’un processus d’ethnonationalisation du passé, à la différence des choix effectués par le Maroc et la Tunisie qui accueillent chaque année des cars de pèlerins juifs. Or que ce retour ne soit pas encadré institutionnellement ni pris en charge par des agences de voyages spécialisées en circuits de découverte ne signifie pas qu’aucune dynamique, individuelle ou associative, ne soit en place.
Depuis la fin de la guerre civile (1992-2002) et les déclarations d’ouverture du président Abdelaziz Bouteflika (depuis 1999) (4), il semblerait que le « verrou » de la page tournée ait sauté pour un nombre important de femmes et d’hommes ayant gardé un lien profond avec le pays. Le développement de visites à titre individuel ou familial va de pair avec celui de voyages organisés par des structures communautaires (Association nationale des pieds-noirs progressistes et leurs amis ou ANPNPA, France-maghreb) ou par des agences de tourisme interculturel (Voyag’acteur, APCV). Leur estimation reste toutefois incertaine et difficile à obtenir. Les quelques chiffres disponibles remontent à 2006 et évaluent à 60 000 personnes le nombre de touristes mémoriels ayant franchi la Méditerranée avec l’aide de l’association France-maghreb dans les deux années précédentes.
• Traces et tracés mémoriels
Ces voyages sont une pratique assez ritualisée, animée par une dynamique identitaire et mémorielle de quête indépendamment des origines et du groupe d’appartenance. Ainsi, Barthe, petite-fille de harkis, affirme être « allée là-bas pour connaître
ses origines, le lieu de ses racines » et pour renouer en même temps avec une histoire collective et familiale rompue par l’arrivée en France en 1962. De la même manière, Tarek, fils d’un couple franco-algérien, exprime le besoin de « fabriquer quelque chose », c’est-à-dire de « mettre de vrais paysages, mettre de vraies gens, mettre de vrais visages, mettre de vraies odeurs, mettre de vraies paroles… ».
Ce « processus de réappropriation imaginaire » d’un « chez soi » perdu semble présenter un schéma similaire autour d’« étapes obligées » (5). Une spécialiste de ce genre bien spécifique de tourisme, Marie-blanche Fourcade, note que « les voyageurs deviennent des pèlerins de mémoire et leurs sanctuaires ne sont plus nécessairement religieux. Les visites s’articulent autour d’un programme récurrent : les lieux publics tels que les églises ou les places pour s’imaginer la vie ensemble ; les maisons pour raviver les souvenirs de famille ; le cimetière pour y retrouver et compter les morts » (6). Les retours en Algérie suivent globalement ce schéma, dessinant un itinéraire mémoriel à la recherche d’un vécu personnel ou familial qui a été gelé au moment du départ.
Cet itinéraire est la plupart du temps préparé en amont ; même les voyages individuels portent une forte empreinte collective. Éliane, par exemple, avant de se rendre à Alger, ville qu’elle a quittée avec sa famille en 1974 à l’âge de six ans, a photocopié un plan de la ville coloniale à la Bibliothèque nationale de France. « Je suis allée voir mes parents, raconte-t-elle, et je leur ai demandé : “Voilà, dites-moi quels sont vos lieux ?”. Je voulais voir leurs endroits, mettre des images sur des noms, des sons que j’entendais sans arrêt […]. J’ai fait ça de manière efficace : je leur ai demandé à chacun de mettre des points sur le plan, et je les ai classés par catégories. » Ces dernières sont soigneusement annotées dans le carnet d’éliane – lieux d’habitation, lieux de travail, les écoles, les églises, les maternités, les cimetières – et reportées sur la carte.
Par les retours, les individus cherchent à restaurer une continuité mémorielle qui a d’autant plus besoin d’ancrage spatial qu’elle a été mise à mal par le départ et, dans certains cas, par la rupture des relations sociales. Ainsi s’agit-il de réparer, ou du moins d’adoucir, un imaginaire blessé où le départ et le temps qu’il inaugure sont vécus, et par conséquent transmis, comme une perte, si ce n’est comme une déchirure. Pour les harkis et leurs descendants, il s’agit aussi de retisser les liens familiaux, brusquement secoués lorsqu’à l’indépendance, seuls des segments de parentèle quittèrent l’algérie. Au moment où Meriem franchit le seuil de ce qui fut sa maison, habitée depuis 1962 par sa soeur aînée et les siens, des coups de fusil et des youyous retentissent de la cour centrale, étouffant les pleurs des trois soeurs enfin retrouvées. Les circuits hiérarchisent les lieux du passé, donnant plus d’importance aux maisons et aux cimetières. Éliane explique avoir « passé beaucoup de temps au cimetière, d’une part parce que c’était vraiment important de comprendre qui étaient ces gens, et puis j’ai découvert que sur les registres du cimetière, on pouvait trouver des informations intéressantes sur les lieux de vie et c’est comme ça que j’ai compris d’où venait chacun […]. J’ai pu identifier et mieux comprendre la topographie des lieux et comment ils vivaient. » Foyers des vivants et des défunts, les maisons et les tombes évoquent bien l’appartenance locale et symbolisent l’enracinement. Ils le fixent dans l’espace. Cela explique le désir de « rentrer » dans les habitations, à l’origine de la diffusion et de la banalisation d’une pratique qui n’a rien d’évident. De même que la mobilisation pour la sauvegarde et la restauration des cimetières, portée par des organismes de pieds-noirs dont c’est l’objectif (Association pour la sauvegarde des cimetières d’algérie ou ASCA, France-maghreb).
Force est en effet de constater qu’au début des années 2000, plusieurs voyages collectifs s’organisent autour de l’hommage aux morts et de l’entretien des sépultures. La question des inhumations a par ailleurs été réactualisée en 2015 par les obsèques de l’acteur Roger Hanin au carré juif du cimetière de Bologhine à Alger.
Les maisons et les tombes sont donc des traces mémorielles que l’on souhaite retrouver dans « le désir de rétablir une continuité symbolique avec les ancêtres et leurs lieux de vie », rappelle Marie-blanche Fourcade. Tarek décrit le moment où il a franchi pour la première fois le seuil de la maison familiale : « Je me rappelle avoir passé quelques minutes tout seul dans la vieille maison, m’être assis sur la petite échelle en bas qui montait à la mezzanine sur laquelle on ne peut plus vraiment monter parce qu’elle est en ruines. Je me rappelle très bien avoir passé deux, trois minutes là, dans cette baraque, à me dire : “Ah, mais je viens de quelque part, ah, mais je viens de là !”. Tu vois, il y a un point sur la terre, il y a un point géographique localisé qui est d’où je viens. » Ces retrouvailles peuvent être enchantées ou sabotées par l’épreuve du temps. Annie, par exemple, raconte être « allée à Annaba. C’était l’occasion de voir la maison dans laquelle avait vécu mon père. Bon, elle n’existe plus, enfin, on ne l’a pas retrouvée. » Éliane fait part d’un sentiment d’abîme à presque chaque étape de son itinéraire : « C’était dur en fait ; ce n’était pas l’image d’épinal “on vous a accueilli les bras ouverts”. Tu retrouves des trucs qui étaient là… Ma maison d’enfance est devenue une agence immobilière [rires]. La deuxième maison où j’avais vraiment des souvenirs intacts, abandonnée, l’une des rares maisons abandonnées dans Alger, une villa anglo-normande sur les hauteurs… Mais abandonnée quoi ! Que d’histoires […]. Et l’entrepôt de mon grand-père n’existe plus. L’état algérien, mais ça mon père m’avait prévenu, a percé un passage public et donc il y a un escalier à l’endroit où il y avait l’entrepôt… Donc il reste un lieu de passage, une agence immobilière et une maison abandonnée… ; symboliquement, c’est fort… […]. Il n’y a aucun des trois lieux qui te retiennent : il y a un escalier qui te sert à passer d’un endroit à l’autre, une agence immobilière qui dit que de toute façon, c’est un endroit où l’on va attribuer des maisons aux uns et aux autres, et puis une maison abandonnée où l’on te dit qu’il y a des fantômes et où tout est cassé. »
• Territoires du souvenir
Que les lieux soient occupés, vides, voire inaccessibles, ou qu’ils n’existent plus en tant que tels, l’espace raconte à chaque fois une histoire différente. Et rappelle aux visiteurs que leur monde est définitivement perdu. La nostalgie est l’un des modes de relation au pays que le retour amplifie. Florence se rappelle qu’avant, sur la rue Michelet (rebaptisée à l’indépendance Didouche Mourad), à Alger, il y avait « des chars du carnaval, les chars fleuris et tout…, ça n’existe plus ». Sur le même ton, Sophie, de retour à Tiaret, observe qu’« avant, il y avait de la musique dans la rue Carnot, maintenant, c’est une ville triste ». Ce genre de remarques récurrentes exprime moins un regret ou une critique de l’état actuel du pays, qu’une forme de cristallisation mémorielle. Parce que soustrait au devenir, le passé est figé, édifié en âge d’or. Il est très rare en effet que
l’évocation de ce qu’il se passait « avant » concerne la période de la guerre ou des situations de violence coloniale. « Avant » introduit toujours un récit si harmonieux qu’il paraît légendaire. La guerre n’est cependant pas tenue à l’écart, bien au contraire. Elle est nommée, mais sur un autre registre. Comme l’a théorisé le sociologue Maurice Halbwachs (1877-1945), l’espace permet aux souvenirs de revenir ou, en tout cas, est prétexte à leur évocation (7). Ainsi, en étant sur place, la mémoire individuelle et familiale se déploie, en même temps qu’elle se reconnecte à celle collective et aux événements historiques. Cela est encore plus fort si les individus sont accompagnés par leurs enfants, les voyages devenant des situations de transmission pour des passeurs jusqu’alors silencieux. La nostalgie n’est pas le seul mode de relation au pays et au passé. Ceux qui ne sont pas enfermés dans un « avant » sanctifié investissent le retour comme une replongée permettant d’instaurer des liens renouvelés, parfois durables. Nombre de descendants de harkis ont, par exemple, décidé de prendre la nationalité algérienne pour pouvoir retourner régulièrement au pays sans être soumis aux formalités consulaires et à l’obtention d’un visa.
Éliane affirme son besoin d’avoir ses « propres images et, en gros, après, on passe à autre chose. Je sens, poursuit-elle, que je me suis approprié un territoire qui aujourd’hui existe pour moi, qui est à la fois lié au passé et complètement tourné vers la suite. Quand on était passé d’alger à Issy-les-moulineaux, je disais aux enfants : “Je suis née dans un pays qui n’existe plus”. Avec ces retours, il y a quelque chose qui existe, quelque chose que je continue à mieux comprendre avec ce travail que je fais de cinéma. » Si Florence estime que « rester tout le temps dans un passé enfoui, c’est mortifère », Éric, son frère, affirmera le dernier jour du voyage à Alger : « C’est bien de tourner la page, il faut passer à autre chose. On peut venir en Algérie pour visiter la Kabylie, le Sud, les Aurès… pour visiter autre chose. »
Il reste à étudier sur un temps plus long les effets sociaux des visites des racines en Algérie et dans l’espace mémoriel francoalgérien. Ces mobilités sont-elles susceptibles d’impulser une réelle offre touristique ainsi que des phénomènes de patrimonialisation et de revalorisation d’un héritage oublié, tel l’héritage européen et juif ? Peuvent-elles, plus largement, favoriser les rencontres interculturelles et contribuer à une écriture apaisée de l’histoire commune de la France et de l’algérie, y compris au sujet des harkis ? Peuvent-elles oeuvrer par le bas à décloisonner les imaginaires coloniaux de part et d’autre de la Méditerranée ? C’est en tout cas la promesse des principaux ouvrages, films, documentaires qui racontent le « revenir » (8).