La ville algérienne dans tous ses états : transition urbaine et nouvelles urbanités
Le fait urbain est au coeur des mutations que vit l’algérie. En quelques décennies, l’urbanisation a été massive, rapide, parfois brutale, bouleversant les modes de vie. Produit des transformations de la société et de ses structures sociales et économiques, elle est génératrice d’importantes évolutions sociétales : les dynamiques à l’oeuvre agissent au niveau de l’ordre spatial, de l’organisation sociale et des modes de vie.
En Algérie, de nouvelles urbanités émergent, adossées aux pratiques quotidiennes des différents groupes sociaux qui font et « vivent » les villes, redéfinissent le lien social et les façons d’habiter, les habitudes de consommation, de travail, de loisirs et les modes d’appropriation de l’espace public. Traversées par leurs contradictions, agitées par leurs tensions, les villes algériennes sont à la recherche d’une cohérence et d’une structuration sous l’action conjointe et conflictuelle des politiques publiques et des différents acteurs sociaux.
Pays essentiellement rural à la fin de période coloniale (18301962), l’algérie connaît un processus d’urbanisation qui, sans être achevé, s’impose comme le cadre de vie principal de la majorité des habitants. De 30 % en 1966, la population urbaine est passée à 65 % en 2008, selon les résultats du dernier recensement officiel (1). Durant cette même période, alors que la
population de l’algérie a triplé, atteignant les 35 millions d’habitants, la part urbaine, elle, a été multipliée par dix. En 1962, seules trois villes avaient plus de 100 000 habitants (Alger, Oran et Constantine) ; elles sont 32 en 1987 et 38 en 2008, dont cinq ont plus de 300 000 habitants et dix ont entre 100 000 et 200 000 habitants. Dix ans plus tard, on peut estimer à 60 le nombre de villes de plus de 100 000 âmes.
• Dynamiques et transition dans les principales métropoles
L’armature urbaine est de plus en plus dense. Des logiques métropolitaines émergent et les aires urbaines résultant des conurbations et de la densification du réseau se multiplient. Entre 1977 et 2008, le nombre d’agglomérations en Algérie passe de 211 à 751. Simultanément, alors que la progression des grandes agglomérations ne faiblit pas (2), les petites et les moyennes connaissent des taux de croissance élevés (6,95 %). Métropoles nationales ou régionales (Alger, Oran, Constantine et Annaba), moyennes et petites villes, cités nouvelles (celles de l’urbanisme programmé) ou nouvelles cités (celles des dynamiques locales), les villes algériennes sont plurielles. La hiérarchie du réseau urbain se renforce et la création de nouvelles agglomérations ne remet pas en cause la trame spatiale héritée de la période coloniale : 63,5 % des agglomérations urbaines, dont les quatre métropoles, sont situées dans le nord du pays, 27,4 % dans les hauts plateaux et 9,1 % dans le sud. Ce processus intense d’urbanisation a été accompagné d’un étalement qui a pris différentes formes : l’urbanisme programmé ou de projets – création ex nihilo de villes nouvelles (3) et surtout de zones d’habitat programmé (4) – et l’urbanisation d’« émanations populaires » (5), qui s’est développée dans les périphéries. L’un comme l’autre s’inscrivent dans un contexte où l’exode rural n’est plus le moteur principal de l’urbanisation, les agriculteurs ne représentant plus que 8,8 % de la population active en 2014, selon les données officielles. La progression démographique, les décohabitations familiales et le processus de généralisation du ménage nucléaire entraînant une demande plus forte de logements sont devenus les éléments majeurs de la croissance urbaine. Les ambitieux programmes publics (1,2 million de logements pour le seul quinquennat 2010-2014) n’arrivent pas à satisfaire cette demande et l’habitat non réglementaire permet de compenser un déficit chronique (6). En 2012, en milieu urbain, 35,4 % des
ménages vivaient dans des immeubles d’habitation collective, contre 61,8 % dans des maisons individuelles et 1,9 % dans des constructions précaires ; 70,2 % étaient propriétaires. Si la taille du ménage moyen se réduit, la majorité (43,4 %) est constituée de quatre à cinq personnes en 2012, et 71,5 % comptent moins de six individus.
• Hybridité et fragmentation urbaine : une recomposition en cours
Depuis le début des années 2000, l’algérie vit une nouvelle étape de sa transition urbaine. Produits de la rencontre entre les politiques publiques et l’urbanisation spontanée, les villes apparaissent souvent comme des ensembles où se juxtaposent plusieurs tissus, formant une totalité fragmentée ou désordonnée. Empiriquement, les villes algériennes se présentent comme une superposition de tissus : la cité précoloniale (casbah, médina ou ksar), la « ville coloniale » (son plan orthogonal et ses îlots en damier), la « ville de l’autoconstruction » ou de l’urbanisme populaire et la « ville planifiée » (celle des programmes d’urbanisme, des zones d’habitat urbain nouvelles, des grands ensembles d’habitats collectifs et des lotissements pavillonnaires). Il faut rajouter les nouveaux ensembles résidentiels de la promotion immobilière privée, créés souvent dans les interstices des tissus existants.
Ces tissus, tout en singularisant chaque ville par rapport à son histoire, connaissent des mutations sous l’effet des réappropriations successives, des reconstructions et des nouvelles architectures qui transforment les lieux et les territoires urbains : vieux centres coloniaux, quartiers péricentraux, faubourgs et périphéries. Aucune ville algérienne, aucun territoire urbain n’échappe à ces recompositions. Progressivement se met en place une organisation spatiale avec ses nouvelles polarités et centralités urbaines, ses artères reliant ou séparant les différents territoires de la ville : grands ensembles d’habitats collectifs, quartiers résidentiels de l’entre-soi, quartiers de l’urbanisme populaire. L’introduction du tramway, qui équipe à ce jour six villes (Alger, Oran, Constantine, Sétif, Ouargla et Sidi Bel Abbès), facilite les mobilités quotidiennes dans des métropoles congestionnées par la circulation automobile.
Sétif est une illustration de cette ville en devenir (7). Son damier colonial, ses boulevards et ses avenues bordés d’immeubles de rapport et de commerces en tout genre, ses quartiers pavillonnaires aux villas cossues empruntant aux modèles éclectiques de l’architecture mondiale, ses promotions immobilières de moyen et haut standing, ses grands ensembles d’habitat social et ses zones d’habitat urbain nouvelles (ZHUN), ses parcs et ses squares, son tissu relativement aéré, confèrent à la ville une morphologie achevée. Le tramway, mis en service en mai 2018, relie les différents quartiers d’est en ouest sur 14 kilomètres et est appelé à jouer un rôle structurant important.
La ville nouvelle Ali Mendjeli, située à 15 kilomètres de Constantine, est un condensé des paradoxes et des contradictions de la société algérienne. Son peuplement essentiellement originaire de Constantine a été rapide, passant de 15 000 habitants en 2001 à près de 200 000 en 2018. Elle a d’abord accueilli des populations relogées provenant des bidonvilles et des quartiers insalubres de Constantine. Puis, à partir des années 2005, elle devient attractive pour les couches sociales moyennes et aisées grâce à ses programmes de logements en accession à la propriété et continue depuis d’être particulièrement convoitée, comme l’atteste un marché immobilier en plein essor. L’afflux de jeunes ménages est un fait notable. En y achetant un appartement moderne dans de petits ensembles résidentiels, clos et sécurisés, ou en y construisant leur propre villa, ils réalisent leur projet résidentiel, celui de devenir propriétaire dans un cadre de vie autre que celui qu’ils avaient à Constantine.
Ce qui est remarquable à Ali Mendjeli, au-delà de son urbanisme de tours et de barres, ce sont les équipements commerciaux et de services à la personne qui se sont « immiscés » dans les lieux et qui permettent à la ville nouvelle d’attirer une population qui va bien au-delà de ses seuls habitants. Dans un jeu d’alternance de temporalité avec Constantine, dont les commerces sont de plus en plus
désertés et ferment à la tombée de la nuit, Ali Mendjeli capte une partie non négligeable de l’activité nocturne. Ses malls, ouverts tard le soir, sont les lieux d’une nouvelle ambiance urbaine. Les prérogatives urbaines que la ville classique n’arrivait plus à assumer ont trouvé place dans la ville nouvelle. En quelques années, Ali Mendjeli, d’abord décrié comme le lieu de l’exil et de l’insécurité, est devenu le lieu d’une vie meilleure.
• La ville ou la cristallisation des structures sociales
Les villes, tout en continuant à se déployer, se recomposent et se refont sur elles-mêmes. C’est dans ce cadre que de nouvelles distributions sociospatiales se dessinent, d’anciens quartiers se gentrifient, d’autres se paupérisent ou sont l’objet de reconquête par la promotion immobilière privée, comme c’est actuellement le cas des centres-villes historiques et des anciens faubourgs pavillonnaires coloniaux de nombreuses villes.
Ces transformations urbaines prennent la forme de distributions sociales inégalitaires ; le « droit à la ville » n’est pas le même pour tous. Ainsi, la distribution spatiale des groupes sociaux a été en grande partie le résultat de l’interaction entre capital social et capital économique : clientélisme, passe-droits et corruption ont fonctionné comme modalités sélectives pour l’attribution de logements, de lots à bâtir, de fonds de commerce ou de marchés publics (8). La libéralisation des marchés immobiliers et l’arrivée en force de la promotion privée marquent le retour des logiques économiques. Longtemps cantonnés à un rôle marginal, les quartiers de promotion immobilière sont de plus en plus visibles dans le paysage urbain et participent à l’introduction d’une nouvelle forme d’inégalités sociospatiales. À Oran, par exemple, les tours de 30 étages et les résidences de haut standing fermées se multiplient.
Cette nouvelle structure sociale se lit en filigrane dans la répartition des activités et de la population active. Dans ces villes, dont la fonction principale est le service (les deux tiers de l’activité), le salariat (permanent ou non) occupe une place prépondérante avec 72,8 % des actifs en 2014. Nouvelles élites sociales et politiques, gros commerçants, entrepreneurs et industriels (5 %), cadres supérieurs et professions libérales (13 %), nouvelles couches moyennes salariées, employés et ouvriers, salariés saisonniers ou occasionnels (59 %), petits commerçants et artisans, intégrés ou non dans les circuits de l’économie formelle (23 %), les différents groupes sociaux se positionnent. Une spécialisation des villes entre espaces résidentiels et commerciaux se met en place à travers un processus de gentrification urbaine et la création d’espaces commerciaux d’un genre nouveau. À Alger (9) ou à Oran, les quartiers riches aux villas imposantes ou les résidences cossues de cadres supérieurs se démarquent des cités populaires ou des vieux quartiers paupérisés. Dans le même temps, les centres perdent de leur population et se tertiarisent.
Au niveau résidentiel, un double mouvement s’opère, touchant les quartiers populaires périurbains et les quartiers pavillonnaires de la période coloniale. Les premiers, produits de
l’urbanisme populaire, régularisés par les pouvoirs publics, se structurent et s’intègrent à la ville (10). À Sétif, par exemple, Tandja, qualifié dans les années 1960 de « cancer urbain », est devenu l’un des quartiers les plus dynamiques. Oued el-had, à Constantine, vit le même type de métamorphose. Parallèlement à cette mue des périphéries urbaines, les quartiers pavillonnaires de la période coloniale se gentrifient. Ceux d’oran (la cité Petit, la cité des Castors), de Skikda (Beni Malek) ou de Sétif (les Cheminots, Beau-marché) sont en pleine transformation sous l’impulsion de nouveaux arrivants (cadres supérieurs, professions libérales, riches commerçants et entrepreneurs), qui remplacent les fonctionnaires ayant bénéficié de ces villas classées comme « biens vacants » à l’indépendance. La localisation privilégiée de ces quartiers dans la ville est attractive pour cette population aisée qui les transforme en bâtissant des villas. À partir des années 1990, la libéralisation des activités marchandes et l’arrivée massive des biens de consommation courante liée à l’essor du commerce transnational et du « made in China » se répercutent sur le paysage urbain (11). Rues commerçantes, marchés quotidiens ou hebdomadaires et, depuis peu, immeubles et centres commerciaux, le commerce et les services ont pris place à tous les niveaux, avec des hiérarchies spatiales qui définissent de nouvelles polarités commerciales. Le processus est visible à Alger, à Constantine (12) ou à Oran (13). La spécialisation dans des activités marchandes spécifiques (produits d’équipement domestique, vêtements, ameublement, cosmétiques, électroménagers, matériaux de construction, produits de consommation divers importés d’asie) confère à certains quartiers et agglomérations des positions particulières dans l’économie régionale, voire nationale. Ils sont emblématiques de ces espaces marchands transnationaux issus de la mondialisation discrète. Ils participent aux nouvelles ambiances urbaines et sont devenus l’un des moteurs des reconfigurations urbaines.
• Urbanités, pratiques et nouvelles formes du lien social
La ville algérienne n’échappe pas à la mondialisation (mode de consommation, architecture, circulations transnationales) et dans les différents contextes locaux, elle devient un lieu de
contradictions dont les enjeux sont multiples, portant aussi bien sur l’accès aux biens matériels et symboliques que sur la conception des rapports sociaux et du vivre ensemble. Les bouleversements provoqués par l’urbanisation et les mutations sociétales redéfinissent les formes du lien social et provoquent des ruptures qui sont sources de tensions permanentes : ruptures familiales, rapports de voisinage, appropriation de l’espace public, mixité et place de la femme dans l’espace public, moralisation de la vie sociale… Ces ruptures ne se font pas de manière mécanique et les processus d’individuation se heurtent aux résistances des anciens codes sociaux toujours présents. C’est cette société de l’entredeux qui agit et façonne son espace.
Car, dans le même temps, la population des villes devient plus hétérogène, que ce soit dans ses origines géographiques ou dans ses conditions sociales. L’anonymat urbain se substitue aux solidarités communautaires et villageoises et de nouvelles formes de contrôle social se développent. Les mosquées, institutions urbaines incontournables, jouent un rôle de plus en plus important dans la gestion de la vie quotidienne et les appels à la prière rythment cinq fois par jour la temporalité des quartiers. Leur construction, financée par les pouvoirs publics et les dons des particuliers, a proliféré ces dernières années. Il n’est pas un quartier qui ne soit pas doté d’au moins une mosquée, chacune se distinguant par son architecture (empruntant aux différents modèles du monde musulman) et rivalisant par sa taille, sa fréquentation et la puissance sonore de ses appels à la prière.
Parallèlement à ce regain de pratiques religieuses, de nouvelles formes de consommation se développent. La multiplication dans les villes de centres commerciaux modernes, les malls, en tout point semblables à ceux de Dubaï, Shanghai ou Londres, en est une illustration. Apparus d’abord à Alger dans les années 2000, ces espaces se sont depuis multipliés au point de constituer les lieux les plus attractifs des principales villes algériennes. Ils deviennent des points de mixité en tant qu’espaces de rencontre et de pérégrination qui contrastent avec la désaffection croissante des lieux publics traditionnels. Ce sont aussi dans ces équipements commerciaux, dans ces lieux de statut privé et mondialisés que s’inventent des formes de sociabilité inédites.
Les nouvelles références urbaines perturbent et les situations anomiques (délinquance, incivilités, violences urbaines) sont aussi la conséquence de ces transformations. Des modes d’action collective, d’organisation, de revendications inédits apparaissent. Car cette société urbaine en transition redéfinit les modalités du lien social. Les modes de vie, les pratiques et les temporalités urbaines, les représentations sociales et les imaginaires induits ou générés par la ville, le rapport entre l’espace conçu ou voulu et l’espace vécu, les appropriations des espaces publics, la question de la gestion quotidienne des cadres de vie, les mobilités et les ancrages résidentiels, sont autant de thèmes qui interrogent les urbanités qui se construisent. C’est dans ce cadre en pleine transformation que se mettent en scène les rapports sociaux et que s’expriment ces manières d’être de et dans la ville.