Immigré africain en Algérie : une impossible intégration ?
La politique d’arrestations et d’expulsions de migrants par l’algérie suscite l’intérêt des opinions publiques et des ONG internationales. Fin juin 2018, l’agence américaine Associated Press a publié un reportage à charge racontant la traversée du désert à pied de personnes d’afrique subsaharienne refoulées vers le Niger. Les autorités algériennes ont répondu en dénonçant une « campagne malveillante » visant à faire pression sur le gouvernement pour qu’il accepte d’installer sur son sol le vieux projet européen – pensé à la fin du XXE siècle – de centres de tri externalisés pour migrants irréguliers et demandeurs d’asile.
Les chiffres mis en avant sont avant tout destinés à justifier une politique migratoire qui n’en est pas une, à défaut d’objectifs et de cadres juridiques clairs, la communication officielle oscillant entre propos xénophobes, données non sourcées et annonces sans lendemain. Ce serait donc près de 500 tentatives d’entrées illégales qui auraient lieu chaque jour aux frontières sud de l’algérie. D’abord évaluées à plus de 30 000 personnes, ce serait en fait le double (66 000) qui auraient été expulsées
entre 2014 et l’été 2018, notamment dans le cadre d’accords avec les pays sahéliens frontaliers, au premier rang desquels le Niger. En apparence considérables (1), ces statistiques (plus de 300 personnes par semaine) sont en réalité stables depuis le milieu des années 2000, en tout cas si l’on se fie aux précédentes déclarations officielles et aux estimations des spécialistes (2). D’après les chercheurs de l’institut universitaire européen de Florence et la Commission européenne, il y aurait plus de 100 000 irréguliers en Algérie arrivant d’afrique et du
Moyen-orient (3). En 2009, selon le chercheur français Ali Bensaâd, il y avait environ 75 000 Subsahariens en Algérie, tandis que le consul du Mali estimait ses ressortissants, pouvant séjourner 90 jours sans visa, à 50 000. Finalement, le « stock » de Subsahariens en Algérie semble loin d’avoir connu une croissance exponentielle, comparé aux 145 000 travailleurs étrangers légalement recensés rapportés à une population de 41,31 millions d’habitants en 2017.
Depuis la fermeture officielle de la frontière avec le Mali, à la suite de la crise politico-sécuritaire de 2012-2013, l’attention se porte sur le carrefour nigérien d’agadez, à partir duquel une partie des mobilités passant précédemment par Gao et Kidal s’est réorientée. Une autre explication de ce déplacement est l’apparition, à la même période, d’une « filière nigérienne » de la migration irrégulière impliquant de nombreuses femmes et enfants en bas âge, pratiquant la mendicité dans l’espace public.
• Des représentations en mutation
Parallèlement, le traitement médiatique des migrations transsahariennes a connu une relative inflexion depuis quelques années. Durant la décennie précédente qui a rendu visible un phénomène jusque-là latent et impensé, les exilés subsahariens étaient les figurants de leur propre figuration. Plus précisément, les articles de presse évoquant ces migrants ignoraient leurs récits de vie, caricaturaient leurs expériences comme leurs origines sociales et évitaient d’analyser leurs conditions de vie au regard de leur condition sociale d’étranger en Algérie. L’« Africain/e » était alors présenté/e comme un/e rural/e, analphabète, en quête d’un eldorado imaginaire, et qui finissait par s’adonner à la criminalité ou à la prostitution, tout en diffusant différentes maladies – au premier rang desquelles le VIH et pendant quelque temps le virus Ebola (4). Les migrants subsahariens n’étaient, en outre, que peu visibles dans l’espace urbain aux marges duquel ils étaient relégués, hormis dans certains quartiers populaires des agglomérations du nord ou dans les villes sahariennes. Si ces représentations reprennent souvent les stéréotypes de la xénophobie populaire, cela s’explique aussi par le fonctionnement structurel de la presse algérienne : absence de charte rédactionnelle et de management éditorial, moyens insuffisants pour mener des enquêtes approfondies, position subordonnée du journaliste dans sa rédaction, influence des sources « sécuritaires », simple reprise de la communication officielle, pression à suivre l’actualité factuelle, faiblesse du lexique et de la formation…
Surtout, les figures de migrants varient selon des intérêts objectifs défendus implicitement : en soulignant les menaces que faisaient peser les exilés sur le pays et la société, les discours
journalistiques insistaient sur la nécessité pour les partenaires de l’algérie – principalement l’union européenne – de lui apporter un soutien financier et technologique pour le contrôle de ses frontières ; mais, lorsque les exilés étaient présentés comme les victimes du sous-développement ou de politiques néocoloniales, ils correspondaient à la réaffirmation des principes fondateurs de la politique extérieure de l’algérie : anticolonialisme, anti-impérialisme, tiers-mondisme, solidarité internationale… Il s’agit de discours pour l’extérieur, contrastant avec celui portant sur les harraga algériens dont les destinataires étaient avant tout les Algérien/nes eux-mêmes. Or, progressivement, depuis la déstabilisation de l’aire sahélo-maghrébine, la représentation et la visibilité de cette catégorie de migrants ont évolué. La presse a multiplié articles et reportages sur cette thématique, s’alarmant de la diffusion de la présence de Subsahariens à l’ensemble des villes moyennes, voire petites, du nord de l’algérie. La parole leur a été donnée, leur marginalité sociospatiale a été décrite, la xénophobie populaire et les agressions rapportées. Les journaux en ligne ont contribué à ce renouvellement des représentations en traitant, par exemple, de la destruction de campements de migrants à proximité de quartiers résidentiels par les habitants durant l’été 2014, ou en allant à leur rencontre à la périphérie urbaine ou dans les terrains vagues où ils se sont installés. La presse papier francophone consacre un nombre croissant de dossiers et de reportages approfondis à ce sujet en tentant (avec plus ou moins de succès) de dépasser le sensationnalisme et les stéréotypes ayant cours précédemment par l’évocation de diverses problématiques : les enfants nés en Algérie de parents étrangers irréguliers, l’accès des immigrés durablement installés aux services publics, les enjeux propres aux femmes subsahariennes, le rôle des Subsahariens dans l’économie locale.
Car, dans l’espace public, leur visibilité s’était accrue ces dernières années : les artères embouteillées des métropoles du nord, les avenues des grandes villes ou les gares routières et les marchés des petites et moyennes villes de province sont devenus l’espace où hommes, femmes et enfants mendient. Les campements de fortune se sont rapprochés des centres-villes. Précédemment, les migrants subsahariens, irréguliers ou non, évitaient de s’aventurer en journée dans les centres-villes du nord et restaient, plutôt, dans certains espaces bien circonscrits, en ne sortant qu’en fin de journée ou en soirée – après le travail – pour faire quelques achats dans les épiceries de quartier ou pour aller dans les cybercafés. Sur le plan des images sociopolitiques, le travailleur migrant ou celui vivant de petits expédients, l’installé ou le circulant, a été remplacé par l’étranger mendiant en famille, fuyant les « crises » (sécuritaires, économiques, climatiques) : la figure du « réfugié », souvent réduit à sa condition misérable, a ainsi succédé à celle du « clandestin », perçu comme menace existentielle.
• Une variété de mobilités en marge du droit
Cependant, les migrations transsahariennes en Algérie sont loin de se limiter à cette nouvelle filière que le Département d’état américain estime suscitée par des réseaux organisés. Étudiants, travailleurs, commerçants, demandeurs d’asile sont depuis longtemps présents en Algérie, et pour certains installés de longue date, louant des logements, mais évoluant dans les marges de la légalité du fait de l’absence de politique de régularisation et de naturalisation (possible seulement par alliance, le droit du sang primant). Dans le grand sud, ces migrations sahéliennes sont plus anciennes encore, remontant aux crises climatiques des années 1970 et 1980, et reposant également sur des liens de parenté transfrontaliers, ainsi que sur le besoin de travailleurs dans les politiques d’aménagement des régions pétrogazières. Ces circulations migratoires obéissent également aux cycles des saisons sèches et humides, les individus venant travailler en Algérie avant de rentrer exploiter leurs terres. Au début des années 2000, la crise politique en Côte d’ivoire, puis le durcissement de la politique migratoire libyenne expliquent également leur sensible accroissement.
Si les métiers de la construction (manoeuvre, peintre) constituent un débouché important, la cuisine, la boulangerie, le jardinage/gardiennage et l’agriculture saisonnière les emploient en nombre – comme dans les pays du Nord, les immigrés occupent les secteurs en manque de main-d’oeuvre. Enfin, la forte restriction des visas de séjour, de travail ou d’études des pays européens a conduit les candidats à l’émigration à s’orienter davantage vers le marché captif des mobilités irrégulières. Ce qui a fait le jeu des passeurs, le plus souvent des Touaregs,
convertissant leurs « savoir-circuler » saharien et profitant de la passivité ou de la complicité des agents des États de la région qui arrondissent leur maigre solde en territoire austère. L’emploi peut se faire soit à la journée (avec une rémunération souvent moindre que celle de leurs équivalents Algériens), soit à la tâche ; ces « contrats » permettent aux migrants de se constituer une petite épargne qui pourra être renvoyée au pays ou réinvestie dans la poursuite de la mobilité dans la mesure où, après quelque temps, voire à leur arrivée, leurs économies sont « mangées ».
Le capital social est une ressource précieuse pour trouver un hébergement collectif (des « foyers » informels) et un emploi, surtout dans le nord ; dans le sud et les régions frontalières, principalement avec le Maroc, une auto-organisation plus serrée assure un minimum de solidarité en échange d’une participation (« droits de ghetto ») collectée par des chairmen, gérant chacun leur communauté, agissant de concert sous l’autorité d’un king, et organisant la survie et le passage. Loin de constituer des organisations criminelles transnationales, ce sont surtout des relais dans les étapes de la migration irrégulière, mais pouvant, sous l’effet de l’institutionnalisation et de la mise en irrégularité, dériver vers la prévarication ou l’abus de fonction, notamment pour les femmes cherchant une forme de protection. Mais cette condition migrante reste d’une extrême précarité. Les exilés sont sous la crainte, après le contrat fini, parfois fourni avec un toit, d’une dénonciation ou d’une menace, qui permet à l’employeur de ne pas les payer ; quant aux passeurs transsahariens, ceux-ci peuvent organiser avec des bandits locaux des attaques contre les pick-up pour détrousser les voyageurs ou simuler une intervention de police avant de les abandonner dans le désert. Les migrants sont laissés à une dizaine de kilomètres des villes sahariennes, qu’ils devront rejoindre à pied. Tamanrasset, à quelques centaines de kilomètres du Mali et du Niger, est la principale porte d’entrée en Algérie ; dans une moindre mesure, la ville de Djanet permet la circulation entre Algérie et Libye, et celle de Béchar avec le Maroc. Ghardaïa ou Ouargla permettent ensuite de se réorienter vers les métropoles du nord, traditionnellement Alger ou Oran – qui permet de se diriger vers le Maroc, via Maghnia, soeur jumelle d’oujda – mais aussi Constantine, Annaba et la Kabylie à l’est. La circulation intérieure et régionale est majoritaire, contrairement aux idées reçues destinant les migrants aux côtes européennes. S’il existe bien une émigration irrégulière d’algérien/nes vers l’espagne (Almería, Majorque) et l’italie (Sardaigne), les filières
migratoires algériennes et transsahariennes restent pour l’instant globalement distinctes.
Dans le contexte postrévolutions arabes de 2011, l’algérie a certes connu un afflux de « réfugiés » : environ 40 000 Syriens ont profité de facilités d’entrée et d’installation, auxquels s’ajoute un nombre bien moindre, mais indéfini, de Yéménites. Il est vrai qu’ils s’intègrent plus facilement, partageant la langue et la religion du pays hôte et disposant d’économies réinvesties, notamment dans le commerce de bouche. Au plus fort de la crise malienne, 30 000 Maliens, parfois binationaux ou Algériens expatriés, seraient (re)venus en Algérie (5). Concernant les ressortissants subsahariens, aucune décision spécifique ne semble avoir été mise en oeuvre, à l’exception d’annonces sans suite d’octroi de permis de travail temporaire dans les secteurs économiques en souffrance et la promesse de l’accès à l’école pour les enfants.
Car le statut de ces migrants reste particulièrement flou, au-delà de l’irrégularité. Cet état de fait n’est pas sans interroger les institutions à mobiliser et les coopérations à mettre en oeuvre dans cet espace régionalisé (Afrique de l’ouest, centrale, sahélienne et du Nord), pour assister ces personnes qui n’entrent pas dans le champ de compétences du Haut-commissariat aux réfugiés (HCR) – ou ne le contactent pas –, entrent légalement sur le sol algérien dans le cas des Maliens (qui peuvent excéder ensuite la durée légale de séjour) ou sont en situation irrégulière tout en nécessitant une aide humanitaire d’urgence (comme pour les familles nigériennes). En outre, le Bureau algérien pour les réfugiés et les apatrides (Bapra) est connu pour n’accorder le statut à aucun Subsaharien, même lorsque celui-ci est reconnu par l’antenne locale du HCR – déjà parcimonieuse dans l’octroi du sésame onusien (6).
• La politisation des migrations
Membres du gouvernement ou d’institutions publiques, députés islamistes et prêcheurs salafistes ont commis, ces dernières années, des déclarations radicales à propos des migrations transsahariennes en Algérie, reprenant à leur compte les anciennes figures menaçantes de la presse, pour mieux condamner, plus ou moins explicitement, le renouveau interventionniste occidental en Afrique et au Moyen-orient et en ciblant, là encore plus ou moins directement, les pays de L’OTAN. Nous retrouvons ainsi le nexus discursif traditionnel entre expressions publiques officielles, parfois confondues avec des discours « journalistiques », et intérêts diplomatiques et stratégiques de l’état qui avaient cours depuis le début des années 2000 sur les questions migratoires.
Mais, l’algérie a-t-elle une politique migratoire, quand bien même serait-elle sécuritaire à l’européenne, l’américaine ou l’australienne ? Rien n’est moins sûr. L’indécision du contexte politique, les lourdeurs bureaucratiques et l’instabilité gouvernementale semblent l’exclure. Par sa culture politique farouchement souverainiste, sa position stratégique dans les enjeux politico-sécuritaires de l’aire maghrébo-sahélienne et ses revenus pétrogaziers (quoique mis à mal ces dernières années), Alger a plus d’armes pour résister aux pressions extérieures que certains de ses voisins. Les enjeux des décisions politiques en matière migratoire sont peut-être à chercher ailleurs. Depuis longtemps, tandis que Rabat refoule hors procédure des Subsahariens à sa frontière avec l’algérie, les exilés peuvent, eux, faire le trajet inverse plus facilement, créant un véritable ping-pong humain.
La principale orientation politique des dix dernières années a été d’aller dans le sens des intérêts européens, alors qu’en 2006, à la suite de la Conférence de Rabat, Alger s’était posé comme le garant d’une « approche globale » des migrations, refusant de jouer le rôle de « gendarme de l’europe ». Le
25 juin 2008, une première loi (no 08-11) réorganisait les conditions d’entrée, de séjour et de circulation des étrangers, criminalisant l’irrégularité migrante (de six mois à deux ans de prison), les employeurs ou les logeurs d’irréguliers, les mariages de complaisance et donnant la possibilité au préfet (wali) de créer des « centres d’attente » pour étrangers irréguliers, ceux-ci y étant confinés pour trente jours renouvelables, le temps de mise en oeuvre des procédures – c’est en partie sur cette base que se fonde la politique actuelle de recensement, de rétention et d’expulsion. Son principal effet est d’intégrer les migrants au système pénal, avant de les expulser. La loi du 25 février 2009 (no 09-01) pénalise, elle, la sortie illégale du territoire, les réseaux de passeurs et la traite des êtres humains. Depuis près de dix ans, une nouvelle loi sur l’asile est annoncée en préparation et devrait cette fois être présentée dans les mois à venir. Elle remplacerait le décret du 25 juillet 1963 (no 63-274) qui instaurait le Bapra et prévoyait les procédures de demandes, d’octroi et d’appel de l’asile. À la veille d’échéances politiques d’importance se joue donc la politique migratoire algérienne, dans ce que certains jugent être un marchandage politique international. Finalement, c’est du côté de la société civile locale que cette conversion à la criminalisation des migrations produit le plus d’effets. Bien avant que les regards du monde entier ne se tournent vers l’algérie, la Ligue algérienne pour la défense des Droits de l’homme (LADDH) avait dénoncé ce qu’elle qualifiait de « rafles » aveugles, embarquant les familles mendiantes nigériennes autant que les travailleurs irréguliers et demandeurs d’asile de toute nationalité d’afrique noire – malgré les protestations de Niamey –, et parfois des Noirs algériens. Cela faisait suite à plusieurs incidents dramatiques (7). Les syndicats autonomes font aussi oeuvre de veille et de plaidoyer pour les migrants, en l’absence d’association spécialisée sur la question. Des particuliers ou de petites associations communales prennent des initiatives spontanées de soutien aux migrants en leur fournissant couvertures, vivres ou médicaments. La sensibilisation de la population et de la société civile s’est ainsi accrue sur la question migratoire : un colloque s’est tenu sur la place des enfants d’immigrés à l’université d’oran en novembre 2015 et, en décembre 2017, un séminaire interassociatif était organisé à Mostaganem par le Rassemblement actions jeunesse (RAJ) avant que celui-ci, quelques jours plus tard, ne tienne un « repas de l’amitié » en présence de migrants subsahariens. Surtout, une Plate-forme migrants Algérie, rassemblant plusieurs organisations, dont la LADDH et le RAJ, s’est formée, en 2015, pour informer le public et tenter d’influer sur les autorités pour qu’elles revoient la législation sur l’immigration et l’asile, mais entre différends internes et entraves politico-administratives, elle reste au point mort. À l’étranger, des expulsés maliens ont manifesté et jeté des pierres contre l’ambassade d’algérie à Bamako en mars 2018.
Cette non-politique migratoire algérienne semble avoir, pour le régime, des effets plus contre-productifs qu’une véritable coordination encadrant les diverses formes de mobilités et permettant à l’économie, à la société et à la culture algériennes de se développer et de retrouver une relation saine et multidimensionnelle avec l’afrique, comme elle a pu l’avoir aux premiers temps de l’indépendance.