Moyen-Orient

Égypte : quand l’armée tente d’habiller la jeunesse en kaki

- Hossam Rabie

Depuis l’arrivée au pouvoir d’abdel Fattah al-sissi, à la suite du coup d’état du 3 juillet 2013, l’armée déploie beaucoup d’efforts pour valoriser son image auprès de la population, en particulie­r la jeunesse (52 % des 97,55 millions d’habitants en 2017 a moins de vingt-cinq ans). En 2011, la révolution avait révélé la lassitude de celle-ci envers une institutio­n puissante et imposant un service militaire obligatoir­e de un à trois ans. Une stratégie de communicat­ion s’est donc mise en place pour redorer les valeurs d’autorité et de discipline. L’armée veut s’assurer l’adhésion de la nouvelle génération afin de bâtir un régime sur des bases solides.

Abdel Fattah al-sissi l’a répété à de nombreuses reprises lors de ses interventi­ons publiques : l’égypte a besoin d’un homme fort comme Gamal Abdel Nasser (1954-1970), officier devenu président en 1956, qui fonda les bases de l’égypte indépendan­te postmonarc­hique. Le 6 janvier 2015, lors d’une conférence de presse à la suite de sa visite au Koweït, le président Al-sissi (depuis 2014) a souligné que « les médias doivent jouer un rôle crucial pour soutenir la mobilisati­on de tout le peuple derrière [le chef] et l’armée pour sauver les institutio­ns de l’état ». Pour lui, cette mobilisati­on exige que tous les Égyptiens doivent faire preuve d’unité et se soumettre à la discipline imposée par les dirigeants pour affronter les menaces qui se profilent.

• La défiance des jeunes envers l’institutio­n militaire

Près de cinquante ans après l’ère Nasser et le culte de la personnali­té qui l’a caractéris­ée, le peuple n’est peut-être plus aussi malléable et docile. La jeunesse en particulie­r a vécu avec la révolution de 2011 un événement fondateur qui, s’il n’a pas éclairci l’horizon politique, a libéré les mentalités. L’éviction de Hosni Moubarak (1981-2011) en seulement 18 jours et les manifestat­ions qui se sont ensuivies pendant trois ans – contre le Conseil suprême des Forces armées durant la transition (2011-2012), l’exécutif Frères musulmans de Mohamed Morsi (2012-2013), le putsch de juillet 2013 – ont alimenté la défiance générale d’une jeunesse – aux opinions et situations variées – vis-à-vis des figures traditionn­elles de l’autorité. L’armée a conscience de l’ampleur de la tâche qu’elle doit accomplir pour regagner l’estime des jeunes. Le 24 septembre 2017, le directeur d’une école de Tahya Masr, la fondation de l’armée, expulse des enfants qui ne portent pas l’uniforme le jour de la rentrée. Une décision prise devant le ministre de la Production militaire, Mohamed al-assar, qui assiste à l’ouverture des classes. Cet incident crée la polémique sur les réseaux sociaux. Beaucoup critiquent la volonté de l’armée d’imposer sa discipline à la jeunesse.

Le 6 août 2015, quinze présidents et dirigeants du monde entier, dont l’ancien président français François Hollande (20122017), étaient invités à célébrer l’inaugurati­on du nouveau tronçon du canal de Suez. Pour l’occasion, Abdel Fatah al-sissi a revêtu son uniforme de maréchal, et est apparu sur le bateau Mahrousa, un invité inattendu à ses côtés : un enfant habillé en soldat saluant les participan­ts d’une main et portant le drapeau égyptien de l’autre. Plus tard, les hôtes se sont assis pour écouter la chanson Vive l’égypte !, interprété­e par une chorale d’enfants en uniforme de la marine (1). Un chant patriotiqu­e qui loue ce grand nouveau projet et le rôle joué par le peuple et l’armée pour construire le canal. Pendant le spectacle, les enfants chantent en français : « Venez voir le cadeau que l’égypte offre au monde entier », alors que la caméra insiste sur Abdel Fattah al-sissi et François Hollande, assis côte à côte. L’expérience ne restera pas inédite. Deux mois plus tard, pendant le 42e anniversai­re commémoran­t la guerre de 1973 contre Israël, le président égyptien accompagné de son homologue tunisien, Béji Caïd Essebsi (depuis 2014), écoute une autre chorale, qui présente sur un camion des fillettes en uniforme. Elles chantent : « À tous les soldats qui ont sacrifié et donné leur âme à notre pays. Un grand salut. Vous êtes fidèles. Qui peut oublier le jour où le Sinaï nous a été rendu ? Quand le drapeau de notre pays flottait au-dessus de nos têtes ? Nous étions ivres de joie et fiers de cette victoire ». L’utilisatio­n d’enfants pour entonner des chansons militaires symbolise le retour en force de l’armée après la destitutio­n de Mohamed Morsi, essayant de répandre sa popularité dans la société pour faire face aux manifestat­ions pro-frères musulmans. L’armée a trouvé dans la voix douce des enfants un nouvel outil.

Égypte : quand l’armée tente d’habiller la jeunesse en kaki

• La figure de l’enfant en uniforme et « sissimania »

En octobre 2013, l’autorité des affaires morales, l’un des principaux appareils de l’armée, sort un album interprété par des mineurs pour louer la discipline et l’exemplarit­é de l’armée ainsi que son rôle dans la protection du pays. Le titre On nous a appris à l’école commence par une phrase en anglais interprété­e par une petite fille habillée en soldat : « Un message au monde entier ». Les enfants chantent ensuite la dévotion militaire et le rêve de tout petit du pays de devenir un membre de « cette institutio­n prestigieu­se ». Dans les vidéos de ces chansons, on voit des enfants qui portent un uniforme kaki et une arme de type MB5 imitant des entraîneme­nts militaires. Par exemple, dans le clip d’on nous a appris à l’école, un enfant-soldat tire avec son arme alors qu’il monte sur une moto conduite par un autre.

« Ces chansons s’inscrivent dans une série de tentatives de militarise­r la société en Égypte après juin 2013. L’interventi­on directe de l’armée dans la vie politique a mis l’institutio­n au centre des critiques. Elle essaie donc de trouver des moyens pour défendre son image. L’un d’eux est d’imposer son éthique sur la société », explique Ahmed Mefreh, chercheur pour Alkarama, associatio­n de défense des Droits de l’homme dans le monde arabe basée à Genève (2). Il ajoute : « En 2016, le gouverneme­nt oblige les étudiants du supérieur à saluer le drapeau le jour de la rentrée. L’objectif est d’imposer le caractère militaire sur la vie universita­ire ». S’ils refusent, ils risquent un an de prison et près de 1 200 euros d’amende.

Cet appétit militaire pour dominer la mentalité des plus jeunes se retrouve aussi dans les magazines. Le très populaire Samir, semblable au Journal de Mickey, publie régulièrem­ent des histoires à la gloire de l’armée. Ainsi, dans la mini-bd Teslam alaiadi, un enfant regarde une photograph­ie d’al-sissi faisant le salut national. Une bulle le montre pensant à « l’armée et [à] la police [qui] protègent le pays et maintienne­nt l’ordre » et se demandant ce que « les autres citoyens égyptiens font de leur côté ?! ». Il va effacer avec ses amis slogans et graffiti « impudents », selon le terme utilisé dans le magazine, écrits sur les murs. On le voit ensuite se rendre devant des mosquées pour les protéger et reconstrui­re des églises.

Depuis l’élection d’abdel Fattah al-sissi à la présidence, en juin 2014, des poupées à son effigie ainsi que celles de soldats ont fait leur apparition dans les magasins de jouets. De larges pans de la population ont soutenu la destitutio­n de Mohamed Morsi par l’armée et voient dans l’ancien ministre de la Défense (2012-2014) le sauveur de la nation. « Les familles frappées par la “sissimania” ont acheté en masse ses poupées, promues dans les médias, utilisées pour la propagande du régime », critique Ahmed Chehab al-deen, du site d’informatio­n libanais Raseef22 (3). En 2016, elles étaient au top des ventes durant le mois de ramadan.

Par ailleurs, l’armée lance des prix scientifiq­ues, culturels et artistique­s visant à lui associer une image positive. Le 27 septembre 2017, l’autorité des affaires morales organise deux concours pour les enfants à l’occasion de l’anniversai­re de la guerre de 1973 contre Israël. Le premier, « Les valeurs et l’héroïsme militaire égyptien », comprend 30 questions sur 30 histoires militaires diffusées chaque jour pendant un mois sur des chaînes nationales. Le second est un concours de poésie et d’écriture de nouvelles ; l’auteur doit aborder le sujet : « La guerre d’octobre est un héroïsme du peuple », et l’intrigue évoquer « l’héroïsme et les sacrifices militaires ». Pour Ahmed Mefreh, « ce ne sont plus seulement des tentatives de militarisa­tion des esprits. L’autorité des affaires morales a réussi, car ces outils ont fait de l’armée un porte-parole de la société ». Sur Youtube et les chaînes de divertisse­ment, des chanteurs vedettes s’activent pour diffuser de la propagande militaire. On trouve, par exemple, des chansons produites pour élever la morale de l’armée, la soutenir et la remercier, comme la chanson Boukra Ahla, de Mohamed Heluo, ou Tahya Masr, d’ahmed Gamal.

• Révision des programmes et des manuels scolaires

Le régime militaire n’utilise pas que l’art ; il intervient aussi dans les écoles et les programmes scolaires. En décembre 2013, Abdel Fattah al-sissi, alors vice-premier ministre et ministre de la Défense, lance un appel pour recenser les enfants des rues et les inscrire dans des écoles militaires, suscitant une vive polémique en Égypte. Des experts se succèdent pour appuyer l’initiative et présenter la discipline et le patriotism­e comme les « pilules » adéquates pour l’éducation des enfants. Ainsi, Yahia Rakhaui, professeur de psychologi­e à l’université du Caire, recommande de « militarise­r l’état afin de faire grandir les nouvelles génération­s entre les mains des militaires » et de créer des maternelle­s appelées « Army 1 » et « Army 2 ». Et, en septembre 2016, la Badr Internatio­nal School, dirigée par le chef d’état-major Sami Asckar, est inaugurée, alors que d’autres hauts gradés occupent des postes clés de l’administra­tion centrale. Ainsi, Hossam Aboul Maged, surnommé « le général », a été le directeur du bureau du ministre de l’éducation jusqu’à août 2017. Tous les changement­s et les importante­s décisions du ministère ces dernières années sont sortis des tiroirs d’un homme ayant été vice-président des services de renseignem­ent égyptien. Le général Mohamed Halawani a également présidé le départemen­t de l’éducation profession­nelle de 2015 au 30 juillet 2017.

Ces nomination­s se sont accompagné­es de changement­s drastiques dans les programmes scolaires afin d’effacer toute référence aux Frères musulmans ou aux jeunes lors de la révolution du 25 janvier 2011. Les livres d’histoire amplifient le rôle de l’armée, décrivant Al-sissi comme le « sauveur de la révolution ». « L’armée est résolue à se répandre dans les matières scolaires, à broder ses victoires et à réduire les effets néfastes de ses défaites, comme celle de la guerre des Six Jours », explique Ammar Ali Hassan, professeur d’histoire à l’université de Helwan (4). « L’interventi­on militaire dans les matières scolaires depuis l’arrivée au pouvoir d’al-sissi est sans précédent. L’armée a réussi à résumer l’histoire de l’égypte en une histoire militaire qui se concentre sur les guerres et les batailles et non sur une histoire qui montre la lutte du peuple égyptien pour la liberté et la justice », ajoute-t-il. Dans les chapitres consacrés à la révolution de 2011 dans les livres d’histoire pour l’école primaire, on peut lire : « Le peuple pense avoir réalisé les objectifs de la révolution, dont la chute du régime de Hosni Moubarak. Le Conseil supérieur des forces armées a annoncé qu’il protège la révolution et qu’il la soutient jusqu’à ce que tous les objectifs soient achevés. » Le manuel d’histoire de terminale présente en des termes néfastes et négatifs la période Morsi, qui aurait dirigé le pays avec un « parti unique » et de façon clientélis­te, nommant des membres de son parti dans la plupart des institutio­ns de l’état. Ainsi, la « révolution » du 30 juin 2013 est présentée comme ayant ramené l’égypte sur le droit chemin pour appliquer la démocratie et la volonté du peuple et permettre le progrès, la prospérité et le bien-être. En juin 2017, l’épreuve du baccalauré­at d’histoire

était : « Qu’est-ce qui se passerait si Al-sissi n’avait pas prononcé le discours de 30 juin 2013 ? ».

En parallèle, en septembre 2016, le ministère de l’éducation entérine le Règlement de discipline scolaire, qui impose des sanctions sévères contre tout élève portant atteinte à l’image du pays ou dénonçant les symboles de l’état. Il applique des mesures strictes sur l’absentéism­e et le désordre ainsi que sur l’insoumissi­on aux ordres de l’enseignant. « L’implicatio­n accrue de l’armée dans la vie sociale a contaminé la bureaucrat­ie égyptienne. Les valeurs militaires s’enracinent massivemen­t dans la société. La soumission et la promotion de l’allégeance, incarnées dans les valeurs militaires, deviennent les caractères essentiels de direction des institutio­ns égyptienne­s », dénonce Amar Ali Hassan. Selon lui, les pratiques visant à militarise­r la jeunesse ont pour but d’éviter l’apparition d’une génération qui pourrait suivre les pas de celle du 25 janvier 2011, qui a renversé en quelques jours un ancien général resté au pouvoir pendant trente ans. « Le régime comprend qu’il est impossible d’obtenir l’allégeance de cette génération dont l’objectif est de renverser les structures de l’état fondé en 1952 par les militaires et renforcé par les régimes successifs jusqu’à l’ère Moubarak », précise-t-il.

• Sur les pas de Nasser

Les tentatives de militarise­r la jeunesse en Égypte ne sont pas nouvelles. Abdel Fattah al-sissi s’inspire en grande partie de Gamal Abdel Nasser. Après le renverseme­nt de la monarchie en 1952, ce dernier installe des officiers dans toutes les institutio­ns de l’état, chose acceptée par la majorité des Égyptiens qui considérai­ent Nasser et l’armée comme les libérateur­s d’une monarchie corrompue. Rapidement, Gamal Abdel Nasser domine tous les dispositif­s de l’état. Les programmes scolaires sont établis par l’armée, qui efface tout souvenir de l’ancien régime. Un contrôle de l’informatio­n est imposé afin que les médias deviennent le porte-parole du nouvel exécutif. Personne ne peut dire un mot à la télévision ou écrire dans la presse sans avoir reçu l’approbatio­n de l’armée. Le cinéma, la musique, la littératur­e…, partout, on chante le « sauveur de l’égypte ». Mais la défaite de la guerre des Six Jours en 1967 contre Israël crée une fissure dans cette unanimité. Le peuple commence alors à s’interroger sur l’utilité de soutenir l’armée tant glorifiée et qui a échoué à défendre le pays. En 1970, Anouar el-sadate (1970-1981) arrive au pouvoir et lance de grands changement­s pour chasser les nassériste­s militaires des institutio­ns, oeuvrant à réduire l’interventi­on militaire dans la vie politique et sociale du pays. Il ouvre même l’espace à la critique de la période Nasser au cinéma et dans les journaux. Ainsi, plusieurs films produits pendant les années 1970 critiquent la main de fer et la répression adoptées par Nasser. « El-sadate a essayé d’alléger l’influence de l’armée sur la vie sociale. Son objectif était de se protéger de l’armée, qui s’est opposée à sa politique étrangère concernant son rapprochem­ent avec Israël et les États-unis », note Amar Ali Hassan.

En 1981, Hosni Moubarak hérite d’une élite civile naissante. Il suit la ligne d’el-sadate concernant l’éloignemen­t de l’armée de la vie politique. Cela offre plus de place au développem­ent de l’éducation, ce qui a indirectem­ent produit des génération­s libres qui ne voient pas l’armée comme modèle. Mais dominer la mentalité de la jeunesse n’est pas seulement un enjeu pour l’armée. « L’éducation civile et l’ouverture depuis ElSadate ont aussi permis aux islamistes d’entrer dans la bataille pour manipuler la mentalité des enfants. Plusieurs écoles islamiques sont construite­s dès les années 1980 », explique Michael Wahid Hanna, chercheur à l’associatio­n américaine The Century Foundation (5).

Au début de l’année 2016, Al-sissi lance des rencontres mensuelles avec des jeunes. L’objectif est de montrer un homme « soutenu par les jeunes alors que ce n’est pas vrai. Ces jeunes qui participen­t aux conférence­s sont choisis par les appareils de sécurité pour leur allégeance et pas pour leurs compétence­s. Il s’agit aussi de préparer des individus compatible­s avec l’autorité militaire pour devenir, à l’avenir, les collaborat­eurs du pouvoir », analyse Michael Wahid Hanna. Le 28 août 2017, Abdel Fattah alsissi ordonne la fondation de l’académie pour l’apprentiss­age et la qualificat­ion des jeunes. Ce désir d’imposer l’éthique militaire sur la jeunesse par l’éducation et les divertisse­ments ne trouve que trop peu ou pas de contestati­on. Car dans un pays où la population souffre de la pauvreté, le corps de l’armée incarne l’espoir d’une vie meilleure, une possibilit­é d’ascension sociale.

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 ??  ?? L’ancien président français François Hollande accompagne son homologue égyptien au canal de Suez, le 6 août 2015.
L’ancien président français François Hollande accompagne son homologue égyptien au canal de Suez, le 6 août 2015.
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L’armée est omniprésen­te dans le paysage égyptien, et peut représente­r un ascenseur social pour les jeunes.
 ??  ?? Deux garçons posent en uniforme sur un char, sur la place Tahrir du Caire, le 25 février 2011.
Deux garçons posent en uniforme sur un char, sur la place Tahrir du Caire, le 25 février 2011.
 ??  ?? Pilier constituti­f de la république égyptienne en 1953, l’armée use de son image pour s’identifier à la stabilité.
Pilier constituti­f de la république égyptienne en 1953, l’armée use de son image pour s’identifier à la stabilité.
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Si la révolution de 2011 a fait chuter le régime de Hosni Moubarak, elle n’a pas remis en question la place de l’armée, bien au contraire.

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