Moyen-Orient

Taste of Cement : conte sur la souffrance syrienne

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Voilà un film à part, tant sur la forme que sur le fond, qui incarne avec beaucoup d’audace un cinéma aussi poétique que politique. Vue de haut, Beyrouth n’est qu’une silhouette, un rêve, une image. Inaccessib­le, elle représente pourtant une promesse, celle de l’avenir. Sorti en France début 2018, Taste of Cement est un conte, une propositio­n cinématogr­aphique non pas sur la ville, mais sur ceux qui la bâtissent et la regardent sans jamais pouvoir l’arpenter, la traverser, la vivre.

Jeune réalisateu­r syrien né en 1981, Ziad Kalthoum filme le dénuement et le silence de ses compatriot­es, forcés à l’exil pour fuir la guerre, devenus bâtisseurs d’une ville qui n’est pas la leur. À travers les yeux de ces esclaves modernes, ouvriers du bâtiment sur les chantiers de Beyrouth, privés de droits, dans l’impossibil­ité de contester des conditions de travail indignes, nous suivons le déroulemen­t d’un quotidien rythmé par les coups des marteaux-piqueurs.

Alors que le bruit strident des machines renforce l’idée d’un avalement du corps et de l’être par le ciment et l’acier, c’est à travers la voie de l’imaginaire que l’être humain revient au premier plan. Pour briser tant le silence des travailleu­rs que le bruit assourdiss­ant d’une guerre voisine et d’un pays en chantier, une voix off se fait entendre, ponctuant la réalisatio­n d’un récit à la fois brut et onirique. De ce récit, d’une grande poésie, nous ne saurons rien de plus que ce que les mots voudront bien dévoiler. La narration est pudique, et il ne sera jamais question de l’auteur de ces lignes. L’anonymat fait partie du quotidien de ces travailleu­rs sans papiers et sans existence juridique.

Pour les Libanais, ils sont seulement des migrants qu’on ne souhaite pas voir dans la ville

après 19 heures. Alors quand l’heure du couvre-feu a sonné, ils descendent dans les fondations de l’immeuble qu’ils ont passé leur journée à bâtir. Dans ce trou noir, ils tentent de retrouver les gestes du quotidien, un semblant d’humanité, avant de s’endormir sur leur écran de téléphone, devant les images de leur pays en ruines. Le goût du ciment envahit le spectateur, projeté entre les immeubles de Syrie qui s’effondrent et ceux du Liban qui s’érigent.

• Une Syrie en ruines, une Beyrouth de béton

Puis la valse des machines reprend, dès le petit matin. Surgissant en silence de leur gouffre, les ouvriers partent s’entasser dans l’ascenseur de chantier. Désormais au-dessus de la ville, ils travaillen­t, suspendus à des échafaudag­es, au rythme des marteaux et des machines, loin du regard des passants et des artères grouillant­es. Et le soleil se met à décliner : redescenda­nt de la même manière qu’ils étaient montés, ils disparaiss­ent à nouveau sous terre avant qu’une nouvelle journée n’aille balayer le souvenir de la précédente. Le caractère répétitif du documentai­re et de la mise en scène sert magistrale­ment le propos. La trajectoir­e de ces travailleu­rs en exil est aussi implacable qu’inhumaine. Chaque jour ressemble au précédent, si ce n’est la survenue de quelques aléas météorolog­iques. Et pourtant, au creux de ce quotidien morne et usant, la graine de l’imaginaire parvient à se frayer un chemin. Les souvenirs se mêlent aux sons et aux images de cette ville qui se verticalis­e. Cette ville-là fait écho à celle laissée sous la pluie des mortiers. Elle était également en ruines il y a quelques années. La guerre était aussi bien ici qu’elle est présente là-bas. De la démolition à la reconstruc­tion, de l’exil à l’esclavage moderne, de l’enseveliss­ement à la mémoire retrouvée, c’est ce parcours que raconte avec beaucoup de panache Ziad Kalthoum.

Servi par une somptueuse photograph­ie, le film ose, dans une deuxième partie, s’immiscer au coeur même de la guerre. Une caméra fixée à un tank en Syrie nous plonge dans le dédale des ruines, jusqu’à ce que la poussière des bâtiments pulvérisés ne vienne brouiller l’image et ne nous ramène dans une Beyrouth d’armatures et de béton. Nashidil Rouiaï

À voir également…

• Volubilis, de Faouzi Bensaïdi

• Sofia, de Meryem Benm’barek

• Le poirier sauvage, de Nuri Bilge Ceylan

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