Le nord-est syrien : les enjeux du grenier à blé
Les récoltes de blé dans la province de Hassaké furent catastrophiques en 2018, les plus mauvaises depuis quarante ans. En place depuis 2013, l’administration de la Fédération démocratique du Nord-syrie (FDNS, officialisée en 2016) invoque des conditions climatiques désastreuses. Le retour de la sécheresse aurait en effet provoqué une perte de 90 % dans les zones non irriguées et les pluies diluviennes du printemps ont fait pourrir le blé dans les espaces irrigués. Quant au coton, la désorganisation du système d’irrigation a réduit les surfaces cultivées et les champs ont subi une invasion de moustiques. Certes, les conditions climatiques n’ont pas été optimales, mais cela ne fait qu’accentuer une tendance d’avant-guerre à la baisse de la production agricole due à la pénurie d’eau.
Dès leur arrivée, les autorités kurdes de la FDNS dénoncent l’abandon dans lequel le nord-est a été laissé par le pouvoir baasiste. Elles évoquent également les conséquences du réchauffement climatique, dont les effets sur les précipitations sont palpables dans cette région de l’ancien croissant fertile. Enfin, la guerre depuis 2011 a accentué la dégradation des conditions d’exploitation et a désorganisé le marché. Tous ces facteurs peuvent expliquer la situation, mais il faut aussi s’interroger sur la gestion de la région par le Parti de l’union démocratique (PYD).
• Des conditions climatiques rendant l’irrigation indispensable
Le nord-est syrien est marqué par un climat continental sec. Les précipitations annuelles moyennes s’échelonnent entre 600 millimètres à Qamichli et 150 millimètres dans la vallée de l’euphrate. Elles déclinent à mesure que l’on s’éloigne du Taurus et obligent à recourir rapidement à l’irrigation. Les pluies ont lieu de novembre à avril, puis la sécheresse estivale s’installe
avec des températures dépassant 30 °C en juillet-août, ce qui provoque une intense évaporation des réservoirs d’eau. Le recours à l’irrigation est renforcé par l’irrégularité pluriannuelle des précipitations. Entre 2006 et 2010, la région a connu cinq années de sécheresse qui ont déclenché une grave crise agricole. Le phénomène est récurrent, mais les séries pluviométriques depuis 1966 indiquent une diminution régulière des précipitations et une augmentation de la fréquence des sécheresses liées au réchauffement climatique. Les principales sources du nord-est, telles que la source Kibrit, à proximité de Ras al-aïn, sont à sec depuis le début des années 2000 en raison de la faiblesse des précipitations et de la surexploitation des nappes phréatiques du côté turc.
Le nord-est bénéficie de l’apport de cours d’eau allogènes, notamment l’euphrate et ses affluents (le Balikh et le Khabour), qui prennent leur source en Turquie. Le régime de l’euphrate est pluvio-nival, marqué par les pluies méditerranéennes de saison froide et la fonte des neiges du Taurus et du Zagros. L’euphrate possède une variation pluriannuelle de 1 à 4 (contre 1 à 2 pour le Nil, par exemple). Les barrages de rétention en Turquie et en Syrie – Tishrin, construit entre 1968 et 1976, et Baas, achevé en 1986 – tentent de corriger la variation. Le stockage (14 milliards de mètres cubes) dans des lacs artificiels en milieu aride chaud provoque une forte évaporation (15 % de l’eau disponible). La Turquie garantit à la Syrie un débit total et moyen annuel de 500 mètres cubes par seconde dans le bassin de l’euphrate (1), mais le débit varie entre 1 000 mètres cubes en hiver et 200 mètres cubes en l’automne. Avant-guerre, l’eau n’était pas un problème dans la vallée de l’euphrate, car elle était abondante et bon marché dans les périmètres irrigués par l’état ou les coopératives d’agriculteurs. En revanche, ce n’était déjà pas le cas dans la vallée du Khabour, en aval de Ras al-aïn. Des stations de pompage remettaient en eau la rivière, mais elle était à sec de nouveau au sud de Hassaké. En 2009, la Syrie a conclu un accord avec la Turquie, lui permettant de puiser de l’eau dans le Tigre pour alimenter le nord de la province. Mais la réalisation de cette conduite exige dix ans de travaux et plusieurs milliards d’euros d’investissement. Or le niveau des nappes phréatiques a baissé entre 2007 et 2010 en raison de la sécheresse, qui a accentué le déficit lié à la surexploitation en Turquie et en Syrie (2). La tendance pour les années à venir est à l’augmentation du déficit ; les précipitations dans la région devraient décliner de 20 à 40 % à l’horizon 2050. Le contrôle des ressources par la Turquie rend encore plus délicate la situation en Syrie si les tensions politiques demeurent entre les deux pays.
L’agriculture du nord-est est stratégique pour la Syrie, car elle contribuait à son indépendance alimentaire et rapportait des devises grâce aux exportations de céréales et de coton. De puissantes sociétés d’état géraient la commercialisation de la production. Elle échappait en grande partie au secteur privé, à l’exception de détournements mineurs au profit du marché noir. À travers ce système complexe, l’état exerçait son contrôle sur la population et sur un territoire périphérique mais riche en pétrole (3) qui était en fait une véritable colonie intérieure. Ce système économique a été complètement désorganisé par la guerre et la rupture des relations entre l’est et l’ouest de la Syrie.
• Une production agricole désorganisée par le conflit
Le nord-est était la principale zone de production de céréales (52 % du blé en 2009) et de coton (79 %) en Syrie. Plus de la moitié des surfaces étaient cultivées en céréales d’hiver et un quart en coton. Dans la vallée de l’euphrate, la betterave sucrière arrivait en troisième position. Il n’existait pratiquement pas d’arboriculture, car elle est interdite en dehors de la consommation familiale. L’état exerçait un contrôle strict sur les cultures, obligeant les agriculteurs à s’inscrire dans un plan de production géré par la direction de l’agriculture et la banque agricole. Durant la période 1985-2009, la production de blé et celle de coton ont régulièrement progressé, avec un pic en 2005, date à laquelle elles avaient doublé depuis 1985. Le système agricole du nord-est syrien a été désorganisé par la guerre. Les organismes publics qui géraient la production (offices du blé et du coton, banque agricole et direction de l’irrigation) ont cessé de fonctionner, privant les agriculteurs d’intrants (semences, engrais, pesticides, avances sur récolte) et de débouchés à prix garanti pour leurs productions. La pénurie d’engrais ajoutée à celles du carburant et de l’électricité, indispensables pour actionner les pompes à eau, ont réduit les rendements.
Il est difficile d’avoir des chiffres fiables en l’absence de recensement agricole depuis 2011. Cependant, les témoignages recueillis dans les différents terroirs de la région prouvent l’ampleur du désastre. À Amouda, dans une zone non irriguée, mais où les précipitations sont abondantes, le rendement de blé est passé de 5 tonnes à l’hectare avant la guerre à 1,5 tonne en 2017 (4). En 2018, il est descendu en dessous d’une tonne en raison des conditions climatiques particulièrement désastreuses. Dans les périmètres irrigués de la vallée de l’euphrate, la culture du coton s’est progressivement réduite. La mise hors d’usage d’une grande partie du réseau d’irrigation par les combats entre l’organisation de l’état islamique (EI ou Daech) et les Forces démocratiques syriennes (FDS) soutenues par les bombardements aériens de la coalition internationale (5) a rendu impossible le retour à la normale de cette culture d’été gourmande en eau. En outre, dans les zones irriguées, les quelques plantations de coton qui avaient subsisté ont été détruites par une invasion d’insectes, faute de pesticides.
Dans le nord-est, les zones cultivées ont régressé. Les agriculteurs n’ayant pas d’argent pour labourer et acheter des semences et du fuel pour actionner les pompes à eau, sans garantie de débouchés, préfèrent ne plus cultiver la terre. Dans la
vallée de l’euphrate, seules les terres situées à proximité des berges du fleuve ou des canaux d’irrigation, où il est possible d’irriguer grâce à une pompe personnelle, car le système d’irrigation étatique ne fonctionne plus, sont cultivées. Dans la province de Hassaké et dans le district de Tal Abyad, où les agriculteurs irriguent à partir de puits artésiens et/ou comptent sur les précipitations, la régression culturale est majeure en quantité comme en qualité. Au lieu de cultiver du blé, les agriculteurs préfèrent l’orge et l’avoine qui demandent moins d’eau et d’engrais (6). La récolte trouve un débouché local chez les éleveurs de moutons ayant envahi cette région à mesure que l’agriculture régressait au profit de la steppe. Mais la fermeture de la frontière turque et l’impossibilité de vendre les moutons syriens dans les pays du Golfe maintiennent le prix de la viande à un faible niveau. Quant à la population locale, elle n’a guère les moyens de consommer de la viande en dehors des jours de fête. Nous assistons donc dans le nord-est à une régression culturale, le grenier à blé de la Syrie étant contraint d’importer du blé pour nourrir sa population. Cela remet en cause la politique d’autosuffisance alimentaire que veut instaurer le PYD.
• Une idéologie néomaoïste qui ne séduit pas la population
Emprisonné depuis 1999, le dirigeant du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Öcalan, a rédigé une série d’ouvrages dans lesquels il propose un modèle de société pour le peuple kurde, inspiré des théories de l’américain Murray Bookchin (1921-2006), qui voulait abattre le système capitaliste grâce au « municipalisme libertaire ». Pour Murray Bookchin, la faille fatale du capitalisme se trouve dans son conflit avec l’environnement naturel, qu’il détraque, avec pour résultat une crise. Sa recommandation : la décentralisation des cités gigantesques, envahies par les brouillards de la pollution, mais aussi celle des fermes industrielles, arrosées de pesticides, afin de permettre aux gens de vivre à plus petite échelle, de produire leur nourriture localement et d’utiliser une énergie renouvelable pour gérer leurs propres affaires. Mais l’application de ce programme politique implique une transformation de la structure sociale dans le nord-est syrien. Ainsi, le PYD
souhaite promouvoir un système politique et économique original basé sur l’autosuffisance et la « démocratie locale ». Sa mise en oeuvre demeure limitée, car le nouveau pouvoir était davantage préoccupé par la guerre contre Daech, au moins jusqu’à la chute de Raqqa en octobre 2017. L’administration locale contrôlée par le PYD travaille à l’application sur le terrain de l’idéologie du PKK. Le secteur agricole est le laboratoire du changement social et économique.
Le PYD a entrepris de regrouper la population dans des « kommun », l’échelon de base de la vie politique économique et sociale selon Murray Bookchin. Les habitants du nord-est, qu’ils soient Kurdes ou Arabes, citadins ou ruraux, sont rassemblés par unité de 150 maisons, ce qui correspond à environ un millier de personnes. Parmi leurs attributions, les communes sont censées organiser la vie économique en assurant la promotion des « coopératives de production ». À la campagne, les agriculteurs sont réunis dans des coopératives d’une quinzaine de membres. Ils doivent travailler en commun et échanger le surplus de production avec d’autres coopératives et avec celles, artisanales, des villes. L’objectif est d’être autosuffisant au niveau de la commune, de supprimer les commerçants et, à terme, l’argent, puisqu’il s’agit de revenir au troc. Certes, la désorganisation de l’économie avec la guerre a provoqué un retour à une économie de subsistance. L’enclavement dont était victime le Rojava est aussi un argument en faveur de l’autosuffisance. Mais, avec la réouverture des axes de communications terrestres vers l’ouest de la Syrie en 2017 (7), la justification économique tombe et il ne reste plus que l’idéologie pour expliquer la politique agricole suivie par le PYD.
Les autorités du nord-est veulent réduire la part des céréales et du coton, les principales cultures de la région, au profit du maraîchage et de l’arboriculture pour devenir autosuffisant. Nous retrouvons le mode de développement autocentré préconisé lors de la décolonisation par les partisans de la « déconnexion » avec le monde capitaliste et les anciennes métropoles. Il s’agit de reproduire le modèle de la Chine maoïste à l’échelle du nord-est syrien et vis-à-vis de Damas. Il est vrai que cette région était une « colonie intérieure » vouée à la production de matières premières au profit des métropoles de l’ouest syrien qui confisquaient la valeur ajoutée dans le cadre d’un pacte interne à la Syrie, puisqu’il était même interdit de développer une activité industrielle dans la province de Hassaké, plus spécifiquement dans les zones kurdes. Seules deux filatures de coton, appartenant au secteur public industriel, y furent construites. La population arabe de la vallée de l’euphrate n’était pas soumise à cette interdiction, mais le développement industriel était embryonnaire, les entreprises agroalimentaires étant à Alep, Damas, Homs et Hama.
La mutation culturale doit s’accompagner d’un changement de mode d’exploitation. Les terres d’état et les grands domaines doivent être confiés à la population, qui sera organisée en coopérative de production. Cependant, on peut douter de l’issue heureuse de la collectivisation des terres, comme ce fut le cas dans les pays qui ont tenté l’expérience dans le passé. Les paysans kurdes sans terre peuvent être séduits. Certes, ils préféreraient voir d’anciens domaines de l’état attribués à leur coopérative plutôt que d’avoir le simple usufruit, mais c’est un progrès par rapport à la situation de quasi-servage qu’ils connaissaient auparavant. En revanche, cette réforme agraire en devenir n’est pas du goût des propriétaires exploitants qui entendent continuer à travailler de façon individuelle. Le PYD n’a pas généralisé les mesures de collectivisation, car la priorité était la guerre contre Daech, et il ne voulait pas subir une révolte interne. Désormais, il a davantage de velléités d’imposer son programme économique. Toute la question est de savoir s’il appliquera la collectivisation uniquement dans les zones kurdes ou bien également dans les territoires arabes. Les habitants de la « ceinture arabe » (8), près de Ras al-aïn, commencent à quitter leurs villages pour retourner dans la région de Raqqa. Ils subissent la pression des autorités kurdes qui veulent imposer la collectivisation et rendre les terres confisquées dans les années 1960 aux paysans kurdes (9). Ailleurs, l’application du programme du PYD se heurte à l’opposition farouche des chefs de tribu arabes qui contrôlent de vastes domaines, tel Hamdi Daham al-hadi, le chef des Shammar de Hassaké, viceprésident du canton de Djézireh et allié de la première heure des Unités de défense du peuple (YPG) contre L’EI. Si le PYD veut éviter une rupture avec ses alliés arabes, il doit limiter la collectivisation des terres à la zone kurde.
Sur le plan technique, la diversification culturale voulue par le
PYD est en opposition avec la collectivisation des terres. Le maraîchage et l’arboriculture exigent un investissement personnel plus important que la céréaliculture ou le coton. Ce sont des cultures peu compatibles avec l’esprit de coopérative que tente d’inculquer le PYD. Enfin, il faut disposer d’une industrie agroalimentaire capable de conditionner et de transformer les nouvelles productions agricoles, ce qui n’est pas le cas. Le PYD a le projet de développer des industries agroalimentaires et manufacturières pour répondre aux besoins locaux. Les investisseurs étrangers sont les bienvenus, mais comment les attirer dans le cadre d’un système autogestionnaire et anticapitaliste ? L’entrepreneuriat est encouragé, mais uniquement dans le cadre des coopératives. Encore faut-il disposer d’ingénieurs et de techniciens désireux de travailler pour la « révolution ». Tous ceux qui possèdent un savoir-faire monnayable à l’étranger émigrent, car les salaires sont trop faibles dans la FDNS ; d’autant plus que le PYD souhaite aligner le revenu des ingénieurs sur celui des ouvriers. Par ailleurs, beaucoup de jeunes hommes craignent la conscription et préfèrent se réfugier en Irak. La région kurde connaît une hémorragie démographique, en particulier parmi les classes moyennes, les professions libérales et les entrepreneurs.
• Un indispensable pragmatisme
Les préoccupations premières du PYD demeuraient la guerre contre Daech et l’unification territoriale de la FDNS. L’application des théories d’abdullah Öcalan reste encore timide dans le domaine économique, car le PYD a conscience que cela risque de heurter une grande partie des habitants, notamment tous ceux qui se sont ralliés à lui par peur de L’EI. La réouverture des communications terrestres avec l’ouest de la Syrie encourage le retour aux cultures lucratives des céréales et du coton, qui peuvent de nouveau être exportées, tandis que les fruits et légumes de la région côtière reviennent dans le nord-est à des prix défiant toute concurrence locale. En effet, la diversification agricole du nord-est se heurte aux conditions climatiques et à la pénurie d’eau. Une modernisation des techniques d’irrigation s’impose pour limiter le gaspillage, mais cela ne semble pas être la priorité des nouvelles autorités ni des alliés occidentaux des FDS qui se contentent d’apporter une aide humanitaire alors qu’une aide au développement est indispensable.
Pour que la diversification agricole soit un succès et permette au nord-est de devenir autosuffisant, le PYD devrait tout d’abord renoncer à la collectivisation qui fait planer une épée de Damoclès sur le secteur agricole. Ensuite, il faudrait rompre les relations commerciales avec l’ouest de la Syrie pour protéger les productions locales, mais au risque de provoquer une pénurie alimentaire désastreuse. Cependant, l’introduction de frontières douanières internes marquerait un début de séparatisme, toute négociation avec Damas sur le futur statut de la région devenant alors caduque. Or le PYD préfère conserver des relations cordiales avec Damas, car en cas de retrait de l’armée américaine, les Kurdes se retrouveraient entre le marteau turc et l’enclume russo-syrienne. Face à l’échec annoncé de son système économique coopératif (10), le PYD possède deux choix : utiliser la coercition pour appliquer les théories d’abdullah Öcalan ou déclarer une « pause », comme l’avait fait Vladimir Oulianov dit Lénine (1870-1924) en lançant la Nouvelle politique économique (NEP) en Russie bolchevique dès 1921. Cette dernière option paraît la plus probable et salutaire pour la population locale.