Les lignes de fracture entre le Rojava et le Kurdistan d’irak
Les relations entre le Rojava ou « Kurdistan occidental », territoire autonome depuis 2014 et déclaré Fédération démocratique du Nord-syrie (FDNS) en 2016, et le « Bashur » (Kurdistan du Sud, en Irak) ont évolué dans l’histoire récente. Elles ont été soumises aux dynamiques sociohistoriques internes au mouvement de libération nationale kurde, à des divergences idéologiques de plus en plus marquées en son sein et aux interactions différenciées avec les acteurs nationaux étatiques de la région et les puissances extrarégionales.
Le conflit syrien représente un tournant dans l’histoire du Kurdistan, avec la première expérience en Syrie d’une entité politique territorialisée autonome, plus ou moins tolérée par l’autorité étatique centrale et soutenue par les acteurs majeurs de la gestion du conflit, la Russie et les États-unis, et ce, malgré l’opposition farouche de la Turquie et, dans une moindre mesure, celle de l’iran. En effet, depuis 2012, au début de la guerre civile en Syrie, la formation majoritaire kurde syrienne, le Parti de l’union démocratique (PYD), tente de développer un modèle d’orientation socialiste fédéraliste (non séparatiste) dans les zones kurdes, élargi aux autres communautés dans les terres connexes de la province de Hassaké, intégrant divers groupes militants (arabes, turkmènes, chrétiens, assyriens) au sein du Mouvement pour une société démocratique (TEV-DEM). Cette expérience survient dans un contexte violent où les forces armées du PYD, les Unités de défense du peuple (YPG) et sa branche féminine des YPJ (en tout près
de 40 000 membres), ont dû se battre dans un premier temps contre les forces du régime de Bachar al-assad (depuis 2000), puis contre les factions djihadistes et, de nos jours, contre les forces armées turques (et les milices syriennes soutenues par Ankara).
• L’opposition géopolitique entre Rojava et Bashur
C’est dans un tel contexte que les relations entre le Rojava et le Bashur, du moins entre les partis dominants, PYD/TEVDEM et le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) des Barzani et l’union patriotique du Kurdistan (UPK) des Talabani, prennent une tournure plutôt conflictuelle. Historiquement, les Kurdes de Syrie, qui sont peu nombreux (environ 2 millions sur un total de 18,27 millions en 2017) et n’ont pas un passé révolutionnaire, ni même insurrectionnel, dépendaient du PDK basé en Irak et du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) de Turquie (dont les combattants se sont repliés en Syrie dans les années 1990, puis dans le nord de l’irak, sur le mont Qandil). Ainsi, ils ont participé aux luttes du mouvement de libération nationale kurde en Irak dans les années 1960 et 1970, et en Turquie dans les décennies 1980 et 1990. Ce n’est qu’à partir de 2003 que, dans un contexte de répression accrue du régime syrien contre eux, les Kurdes du Rojava mettent sur pied leur parti, le PYD, affilié au PKK.
Aussi, quand le soulèvement contre Bachar al-assad prend de l’ampleur en 2011, le mouvement kurde ayant le plus d’influence sur les Kurdes du Rojava est le PKK plutôt que le PDK, pour des raisons de rapprochement dans la lutte armée et également pour l’attrait du modèle communaliste du PKK. Le dirigeant historique de ce dernier, Abdullah Öcalan (emprisonné en Turquie depuis 1999), en quête d’une alternative au marxisme-léninisme, nationaliste ou internationaliste, et inspiré par le philosophe américain socialiste libertaire Murray Bookchin (1921-2006), a développé ce concept de communalisme démocratique, préconisant la démocratie directe exercée à travers des communes (municipalités citoyennes et non pas communautés identitaires) regroupées en fédération. En 2012, le PYD fait sa révolution, et ses unités combattantes, les YPG, prennent le contrôle de Kobané, Hassaké puis Afryn. Progressivement, les acteurs kurdes syriens affiliés au PDK, regroupés au sein du Conseil national kurde de Syrie (ENKS), établi en octobre 2011 par Massoud Barzani (autour d’un parti
kurde syrien créé par le PDK en 1957, le PDK-S), sont marginalisés. Animé par un esprit de domination, mais redoutant également qu’une guerre civile intrakurde puisse survenir à terme en Syrie, le PYD interdit l’entrée au Rojava de L’ENKS et de ses combattants (5 000 recrues à l’origine, encadrées par les peshmerga du PDK et Ankara), y compris lors de la défense de Kobané, fin 2014-début 2015. Le PDK et ses affiliés kurdes syriens sont soupçonnés d’avoir laissé faire les djihadistes pour affaiblir les YPG et obtenir plus d’armements auprès des Étatsunis (et éventuellement leur approbation pour la création d’un Kurdistan indépendant afin de contrer le djihadisme régional). Le PDK est également critiqué pour son manque de combativité lors de la prise de contrôle de Sinjar par l’organisation de l’état islamique (EI ou Daech), abandonnant les yézidis à leur sort tragique – Daech a finalement été repoussé par une offensive terrestre conjointe YPG-PKK en 2014-2015. En outre, ce qui est considéré comme inacceptable par le PYD est l’attitude favorable du PDK envers Ankara.
Quant à la formation kurde syrienne soutenue par L’UPK, le Parti démocratique progressiste kurde de Syrie (PDPKS, créé en 1965, en faveur de la séparation), il n’a jamais joué un rôle notable auprès du PYD ni dans l’évolution du conflit actuel, notamment parce qu’il a pris parti successivement pour tous les acteurs en présence, le gouvernement syrien, l’armée syrienne libre (ASL), le PYD et L’ENKS.
• Une alliance différenciée avec Washington
À l’automne 2018, les YPG, appuyées par les États-unis, contrôlent près du tiers de la Syrie, l’ensemble de la région nord-est (même si Afryn a été perdu face aux forces turques en mars 2018), où se trouvent les deux tiers de la production pétrolière syrienne et une grande partie de la production agricole (45 % des céréales, 80 % du coton). La relation avec les États-unis a amplifié l’opposition entre le PYD et le PDK. En effet, si dans un premier temps Washington a tenté de contrôler les YPG en les subordonnant aux peshmerga du PDK, la coopération militaire américano-kurde sur le terrain est passée directement par le PYD.
Les États-unis tentent d’entretenir des relations plus équilibrées entre le PYD et le PDK, mais l’implantation de ce dernier
au Kurdistan irakien a une dimension stratégique de long terme. D’une part, sa présence sur le terrain et son pouvoir de négociation en Syrie dépendent de sa relation avec les Kurdes du Rojava et leurs alliés des Forces démocratiques syriennes (FDS). D’autre part, Erbil demeure et demeurera un allié objectif, quels que soient sa forme de gouvernance, ses relations avec Bagdad et avec ses voisins, les lignes rouges étant l’indépendance, des alliances trop poussées avec l’iran et la Turquie, le jeu ambigu avec les djihadistes.
Pour sa part, le PYD n’entretient de relations ni avec la Turquie ni avec l’iran et rejette le djihadisme ou toute forme d’extrémisme religieux. Il prétend que sa relation avec les États-unis n’est qu’une tactique, en adéquation avec les réalités de la situation historique actuelle, tout comme l’est celle avec Moscou, qui tente de maintenir des liens avec les FDS, refuse de considérer le PYD comme parti terroriste et est favorable à une certaine forme d’autonomie du Rojava – qui sera négociée sans doute selon un accord de démilitarisation/désescalade dans certaines zones et de retrait des forces étrangères combattantes au profit de forces d’interposition.
Le Rojava a besoin des Américains pour résister militairement à Ankara et faire pression sur le régime de Bachar al-assad, et des Russes pour établir une formule politique postconflit qui sera favorable au fédéralisme. En conséquence, pour ce qui est du partenariat stratégique à long terme, Washington mise plus sur Erbil que sur le Rojava : si son aide militaire actuelle à ce dernier est importante, avec environ 2 000 soldats, des bases, des radars, des systèmes de défense antiaérienne et un équipement sophistiqué donné aux commandos antiterroristes des YPG, elle est plus pérenne à Erbil – avec une forte présence en matière de bases militaires et transferts d’armements (formation et équipement de deux nouvelles brigades de peshmerga, 400 millions de dollars d’aide militaire en 2016, 290 millions en 2017, 365 millions en 2018), et de représentation diplomatique (le plus grand consulat américain du monde). Pour Washington, Erbil constitue un barrage contre le continuum Golfe-levant de la présence militaire iranienne, et ce, quel que soit le niveau de rapprochement avec Téhéran des gouvernements à venir à Bagdad.
• Les divergences idéologiques entre le Rojava et le Bashur
La base idéologique du PYD est celle du PKK, c’est-à-dire une version marxisante du communalisme qui se veut démocratique et autogestionnaire et qui rejette la toute-puissance du modèle statonational au profit d’une démocratie directe exercée par les citoyens à travers l’autogestion communale. Ce n’est pas l’anarchisme qui exclut l’état en bloc, mais une approche selon laquelle ce n’est pas l’état qui est instituant, mais le peuple (entendu comme l’ensemble des citoyens et non pas le peuple ethnie ou le peuple nation). Les communes sont liées par cette vision de la politique et exercent leur souveraineté à travers des conseils communaux, des parlements locaux, et peuvent s’intégrer dans un ensemble politique plus large (qu’elles sont vouées à influencer démocratiquement) au niveau fédéral ou confédéral. Le modèle économique communal est proche du modèle socialiste dirigiste, planificateur et redistributeur, et reconnaît la propriété privée (il est donc a priori contre les nationalisations systématiques et les réformes agraires collectivistes). L’éducation est idéologiquement marquée, ce qui a valu au PYD de s’opposer aux chrétiens catholiques de la région de Hassaké, qui ne veulent pas renoncer à l’indépendance des programmes de leurs établissements – la fin de l’enseignement « christianisé » est considérée comme un danger pour le maintien de la présence chrétienne dans la région, certains chrétiens redoutant même la fin du contrôle (la protection ?) par Damas. Les communes du Rojava regroupent environ 3 millions de citoyens divers, pour la majorité kurdes, mais aussi turkmènes, assyriens, yézidis, arabes, chrétiens et sunnites, citadins et ruraux/tribaux. Cette diversité engendre des compromis quant aux visées idéologiques communalistes démocratiques. Ainsi, si le modèle patriarcal est combattu par la mise en avant du rôle politique des femmes dans la vie sociale autant que leur rôle dans la résistance armée, on peut imaginer que les traditions demeurent un obstacle majeur, notamment en milieu rural/ tribal. Par ailleurs, le niveau d’expression citoyenne est limité par le contexte de la lutte armée qui induit un certain autoritarisme (de surveillance accrue face aux risques qualifiés d’infiltrations ennemies, de gouvernance par défaut remplissant un vide postconflit). On peut également s’interroger sur la viabilité d’une expérience dans un milieu régional hostile – comment mettre en oeuvre une production agroécologique si la question de l’eau n’est pas réglée au niveau interétatique avec la Turquie ? Comment gérer les mégaprojets énergétiques transnationaux sans aval ni légitimité étatique ? Etc.
La question de l’avenir de l’expérience de la FDNS est double : est-ce que le sujet révolutionnaire qui s’est construit à travers la lutte armée et l’établissement du communalisme dans les
zones libérées du djihadisme et du baasisme pourra devenir un sujet citoyen pacifié (posant le problème de la démobilisation, du désarmement et de la réintégration) ? Est-ce que l’expérience ne sera pas limitée/contrée/dénaturée par les données de la résolution politique du conflit syrien : quelle forme de fédéralisme, quel pouvoir central, quelle force militaire d’autodéfense résiduelle, quel rôle pour les puissances régionales et extrarégionales ?
Le modèle de gouvernance mis en place au Bashur par le PDK, voire le tandem PDK-UPK, est bien éloigné d’un modèle rationnel libéral démocratique. La base nationaliste elle-même paraît remise en cause tant l’alliance avec l’adversaire historique turc semble contre-nature et les limites de la solidarité pankurde sont avérées (y compris sur le territoire irakien à Sinjar). La qualification la plus adaptée de cette gouvernance serait l’expression anglo-saxonne de « crony-capitalism », où les profits sont privatisés par les clans dominants, les pertes étatisées (y compris au niveau fédéral), la paix sociale achetée par l’emploi pléthorique dans la fonction publique, et la contestation de la société civile systématiquement réprimée. L’expérience de la gouvernance PDK-UPK a bientôt trente ans et commence à s’essouffler avec une montée progressive de mouvements protestataires qui réclament plus de transparence, d’accès à la décision citoyenne, de fin de la corruption, en premier lieu du népotisme institué par les deux clans dominants, les Barzani et les Talabani.
Pour autant, les Kurdes du Bashur pourraient-ils être attirés par l’expérience communaliste du Rojava ? Rien n’est moins sûr. L’influence culturelle est palpable, car les Kurdes syriens réfugiés à Erbil ont amené avec eux un vent de liberté (surtout les femmes, qui ont féminisé des endroits publics, tels les cafés, les boutiques) et leur vision critique du Gouvernement régional du
Kurdistan (GRK) en Irak fait écho à la protestation kurde irakienne. Mais le fédéralisme, proche du confédéralisme de facto, est déjà une réalité pour les Kurdes du Bashur et ne s’est pas avéré être une voie vers plus de démocratie ; quant au communalisme, les conditions révolutionnaires pour le mettre en oeuvre n’existent pas au Bashur. La reprise en main sécuritaire de Bagdad à Kirkouk et dans les territoires disputés après l’annulation du référendum sur l’indépendance en septembre 2017, l’incursion des forces iraniennes en septembre 2018 (à 20 kilomètres à l’intérieur du territoire irakien, occupant depuis le mont Surin, au nord de Souleimaniye), tout autant que la crise économique, ont plutôt eu comme effet de remettre en cause le nationalisme kurde tel qu’il a été instrumentalisé par le système PDK-UPK.
• Des objectifs différents en Irak et en Syrie
On peut établir que les Kurdes du Rojava et les Kurdes du Bashur sont dirigés par des acteurs idéologiquement et géopolitiquement opposés, mais que tous vont devoir faire face à une période de transition marquée par l’incertitude et l’éternelle problématique du revirement possible des alliances composées avec les pays régionaux et occidentaux. Or, si aucun de ces acteurs géostratégiquement déterminant n’a intérêt à voir émerger un État kurde indépendant, la solution du fédéralisme (plutôt que du confédéralisme, peu réaliste) est peut-être en passe de devenir une réalité tant en Irak qu’en Syrie. En Irak, des aspects constitutionnels majeurs, tels le statut des territoires disputés, la répartition du budget fédéral et la loi sur le pétrole, peuvent être à nouveau à l’ordre du jour dans un contexte de reconstruction et de réconciliation nationale, alors qu’en Syrie, la question de l’autonomie d’une région kurde est centrale dans la négociation pour le règlement politique du conflit.