… de Richard Jacquemond sur le roman arabe en France
de Richard Jacquemond sur le roman arabe en France
Il faut d’abord s’entendre sur ce que l’on entend par « roman (ou littérature) arabe ». Est-ce la production traduite de la langue arabe ou celle des auteurs arabes d’expression française, lesquels peuvent être soit installés en France de plus ou moins longue date, soit restés dans leur pays d’origine tout en étant publiés en France ? Dans l’esprit du public, voire dans les rayons des librairies, les deux se confondent. Est-ce pour autant une catégorie qui a du sens ? C’est une question à laquelle il est difficile d’apporter une réponse simple. Ce qui est certain, c’est qu’en termes de production (nombre de titres qui paraissent en France) et de lectorat (tirages), les auteurs arabes d’expression française dominent largement. Il suffit de penser aux Marocains Tahar ben Jelloun (né en 1944) et Leïla Slimani (1981), aux Algériens Boualem Sansal (1949) et Kamel Daoud (1970) ou au Libanais Amin Maalouf (1949). La traduction est une barrière à la fois matérielle et symbolique forte. Matérielle parce qu’elle a un coût élevé, et symbolique parce que les auteurs qui écrivent en arabe s’adressent d’abord aux lecteurs arabes, dont les attentes ne sont pas celles des Français.
Pour faire simple, je m’en tiendrai ici à la littérature arabe traduite en français. C’est environ 20 à 30 titres par an, soit plus ou moins 1% de la littérature traduite, et à peine la moitié de ces titres sont publiés par des éditeurs bien diffusés en librairie, dont la majorité (en moyenne huit par an) par le même éditeur, Actes Sud, qui est le seul en France à avoir fait depuis les années 1990 un travail éditorial constant sur la littérature arabe dans ses collections ordinaires ou sous le label Sindbad, avec une vraie politique d’auteur, c’est-à-dire en suivant un certain nombre d’écrivains sur plusieurs décennies. Avec une reconnaissance critique, mais un succès public mitigé.
De manière assez frappante, l’actualité a eu peu d’effet sur ce marché de niche, ce qui est a priori étonnant quand on sait que cette littérature est souvent présentée et lue sous le prisme politique. Ou alors, s’il y a un effet, il est plutôt négatif : dans les années 1990, la « niche » de la littérature arabe traduite s’est étoffée à la faveur du prix Nobel de littérature attribué en 1988 à l’égyptien Naguib Mahfouz (1911-2006), un écrivain prolifique dont plus de 40 titres sont encore disponibles en français, et à la faveur d’un contexte géopolitique qui, rétrospectivement, paraît plus favorable
La littérature arabe trouve-t-elle son public en France ? Sous l’effet de l’actualité (islam politique, « printemps arabes », conflits, etc.), devient-elle « à la mode » ?
« L’actualité a eu peu d’effet sur la littérature arabe, ce qui est a priori étonnant quand on sait qu’elle est souvent lue sous le prisme politique. »
Le monde arabe est une région où on lit beaucoup, avec des places éditoriales fortes (Le Caire, Beyrouth) et des salons importants (ici, celui de Sharjah, en 2018).
Quels sont les pays/auteurs arabes les plus représentés en France ? L’égypte est par exemple réputée pour ses écrivains, mais la répression du régime d’abdel Fatah al-sissi (depuis 2013) fait-elle peser un risque sur cette production littéraire ?
que celui qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001. De fait, nous espérions alors – par ce « nous » j’entends les acteurs de cette niche, responsables de collections et traducteurs en particulier – que la littérature arabe traduite « se banaliserait » dans le paysage éditorial français, c’est-à-dire qu’au fil des années et des traductions, elle finirait par trouver sa place à côté des autres grandes littératures mondiales et être lue comme elles, en tant que littérature avant tout. Vingt ans après, on est encore loin du compte, et pour moi, il ne fait pas de doute que la cause première de cet échec est l’image globalement négative des sociétés et des cultures arabes dans les médias français et dans la société en général, que ce soit du fait des conflits et crises multiples que ces sociétés traversent ou en raison de leurs répercussions chez nous (attentats, flux migratoires, etc.).
Dans les années 1980 et 1990, c’était le roman égyptien qui dominait, à la fois parce que l’édition française s’intéressait en priorité au roman et parce que dans le champ littéraire arabe, le roman égyptien était en position de force, même s’il l’était déjà moins alors que dans les décennies antérieures – mais la traduction a toujours un temps de retard, et dans le cas égyptien, c’est d’ailleurs frappant. Dans les années 1950 à 1970, le roman égyptien, qui était florissant et dominant dans la production arabe, n’était pas traduit en France (ni dans les pays occidentaux en général) parce que l’égypte de Gamal Abdel Nasser (1954-1970) avait mauvaise presse ; la situation a changé dans les années 1970 sous Anouar el-sadate (1970-1981), surtout à la suite de la paix égypto-israélienne en 1978 et de l’ouverture du pays à l’occident et au tourisme.
Aussi, de nos jours, les romanciers égyptiens sont toujours très présents – en dehors de Naguib Mahfouz, le plus visible en France est Alaa El Aswany (né en 1957), l’auteur de L’immeuble Yacoubian (Actes Sud, 2006), le premier (et le seul à ce jour) roman arabe traduit à avoir accédé au statut de best-seller avec plus d’un million d’exemplaires vendus dans le monde, dont plus de 300 000 en France (1). Parmi les autres Égyptiens abondamment traduits, on peut citer Gamal Ghitany (1945-2015) et Sonallah Ibrahim (1937), qui ont chacun une dizaine de titres disponibles en français et sont les meilleurs représentants à l’étranger de ce qu’on appelle en Égypte la « génération des années 1960 » que l’historien franco-syrien Farouk Mardambey, responsable depuis 1995 des collections arabes d’actes Sud, a beaucoup contribué à faire connaître. Mais Alaa El Aswany reste à ce jour le seul, parmi les nombreux romanciers égyptiens qui se sont fait un nom dans leur pays depuis les années 1990, à s’être imposé à l’étranger.
Après l’égypte, le pays le mieux représenté est le Liban, avec en particulier Elias Khoury (né en 1948) et Hanan elcheikh (1945), traduits en France depuis le milieu des années 1980, et à leur suite quantité d’excellents romancières et romanciers – Hoda Barakat (1952), Rachid el-daïf (1945), Rabee Jaber (1972), entre autres. La place du Liban, un tout petit pays (6,85 millions d’habitants en 2019, comparés aux 100,38 millions d’égyptiens !), peut étonner. Elle s’explique par la conjonction de plusieurs facteurs : d’abord, le roman a été au Liban, depuis les années 1980, le vecteur privilégié de formation d’une représentation non partisane (ce qui ne veut pas dire apolitique) de la guerre civile (1975-1990) et, au-delà, des fractures de l’histoire du pays. Ensuite, il y a le statut de Beyrouth comme capitale, à égalité avec Le Caire, de l’édition arabe – ce n’est pas un hasard si les deux pays qui dominent la production romanesque sont aussi ceux qui dominent l’édition arabe. Enfin, les liens multiples qui se sont constitués entre le Liban et la France depuis le milieu du XIXE siècle, y compris avec une forte circulation des personnes, expliquent également la place particulière de la littérature libanaise en France, avec en outre des auteurs d’expression française bien sûr, mais aussi anglaise comme Rabih Alameddine (1959).
La plupart des autres pays sont plus ou moins bien représentés en traduction française. La littérature palestinienne est arrivée tôt, en parallèle avec le mouvement de solidarité avec la cause du peuple palestinien. Là, c’est un poète, Mahmoud Darwich (1941-2008), qui est le plus visible dans l’espace français au point qu’il vendait dans les années 2000 plus de livres que n’importe quel poète français vivant. Dans les quinze dernières années, on a vu arriver nombre d’auteurs d’irak et de Syrie remarquables – jusqu’au tournant du millénaire, pratiquement rien n’était traduit de ces pays –, mais aussi d’arabie saoudite, où le roman s’est imposé récemment comme forme d’expression légitime (2). Enfin, les écrivains maghrébins d’expression arabe (3), qui sont doublement marginalisés (en France par leurs pairs d’expression française et dans le monde arabe par leurs pairs orientaux) commencent à percer aussi : les Marocains Mohamed Berrada (1938) et Youssef Fadel (1949), les Algériens Waciny Laredj (1954) et Ahlam Mosteghanemi (1953), le Tunisien Habib Selmi (1951), le Libyen Ibrahim alKoni (1948). Ainsi, la bibliographie du roman arabe traduit en français reflète assez bien la diversité de la création romanesque de langue arabe.
Quels sont les modes éditoriaux privilégiés (roman, essai, fiction, bande dessinée, policier) ? Les romans arabes évoquent-ils des sujets
particuliers/récurrents ? Y a-t-il des tabous ? Et peuvent-ils servir de « récit anthropologique » sur le Moyen-orient contemporain ?
On trouve sur le marché éditorial arabe toute une série de genres mineurs, populaires, commerciaux qui tantôt ressemblent à leurs équivalents européens ou nord-américains, tantôt sont plus originaux (par exemple, ce que l’on appelle en Égypte la « littérature satirique »), mais sauf exception rarissime, ce type de production ne s’exporte pas. La traduction tend à se focaliser sur les genres nobles, le roman et la poésie en particulier. La poésie arabe est très riche et vivante, sous diverses formes, et elle est assez bien traduite en français, mais elle est peu visible, car elle est prise en charge par de petits éditeurs à la diffusion restreinte, à l’exception du Syrien Adonis (1930), l’autre grand poète arabe avec Mahmoud Darwich canonisé de son vivant par l’espace littéraire mondial.
Le roman arabe, quant à lui, peut servir de « récit anthropologique » sur le monde arabe contemporain, c’est même comme cela qu’il est lu le plus souvent. L’exemple emblématique, c’est le quotidien Le Monde qui demande au politologue Gilles Kepel de faire un compte rendu de L’immeuble
Yacoubian et le publie dans son supplément littéraire du vendredi sous le titre « Un concentré des tensions du Moyenorient » (23 août 2006) ; on pourrait en trouver des centaines d’équivalents dans les dossiers de presse des éditeurs. Mais en même temps, cela correspond à une tendance de fond du roman arabe, qui, en règle générale, se veut porteur d’une forme de connaissance de l’espace et du temps dans lequel il se situe, et les auteurs arabes écrivent sur leur société, son présent, son histoire (le roman historique est un genre prisé), voire son avenir comme dans les « romans dystopiques » qui ont fait parler d’eux ces dernières années en Égypte. Dans des contextes politiques autoritaires, l’écrivain de fiction a une marge de liberté plus grande, et souvent, une palette d’outils plus performants que l’historien, le sociologue et autres intellectuels censés produire un discours de vérité sur leur société.
C’est net dans la doxa des écrivains égyptiens que j’ai particulièrement étudiés (4) : tout se passe comme si leur compétence d’écrivains leur donnait les moyens de poser un regard panoptique sur leur société et de produire à travers la fiction un discours de vérité. C’est probablement transposable à bien d’autres contextes arabes contemporains, comme le montre le cas du roman de la guerre civile libanaise.
De ce point de vue, et contrairement à un préjugé bien ancré dans les esprits, y compris les mieux intentionnés, il n’y a aucun tabou dans la littérature arabe moderne. L’histoire de cette littérature depuis la fin du XIXE siècle est celle d’une libération toujours plus poussée des contraintes éthiques et esthétiques qui encadraient l’adab classique, et cette libération est à peu près achevée. Cela ne signifie pas que tout le monde peut publier n’importe quoi n’importe où. Évidemment, il y a partout des formes de censure et d’autocensure plus ou moins massives, mais il y a toujours moyen de les contourner. Le plus simple consiste à publier dans un pays plus libéral que le vôtre. Beyrouth joue depuis longtemps ce rôle pour les écrivains de toute la région, pour ne rien dire des éditeurs arabes installés en Europe. Depuis son émergence au tournant du millénaire, l’essentiel de la production romanesque saoudienne est publié à Beyrouth, accessoirement au Caire, et elle donne une image particulièrement crue du pays. Le roman saoudien est né récemment, mais il a intégré toute l’histoire du roman arabe moderne et ses auteurs phares (dont beaucoup de femmes) sont en phase avec leurs pairs arabes. Ils sont certes soumis à une censure stricte dans leur pays, mais ils n’y sont pas poursuivis pour ce qu’ils publient hors de ses frontières (sauf à prôner le renversement du régime, évidemment).
Le problème de cette lecture « anthropologique » est qu’elle relègue au second plan la dimension proprement littéraire de ces textes. Personne ne semble s’y intéresser, en dehors des spécialistes. Autre souci, elle conduit à privilégier pour la traduction les écritures qui investissent les problèmes sociaux et politiques et à se désintéresser de celles qui sont plus centrées sur l’intime, le subjectif, ou qui sont en décalage ou en rupture avec les canons de la fiction réaliste. Or c’est justement de ce côté que se produisent les évolutions les plus marquantes dans la fiction romanesque arabe depuis le tournant du millénaire.
Nombre d’écrivains de langue arabe traduits en France vivent en exil, en France ou ailleurs, mais rares sont ceux qui passent à l’écriture au français, ou dans une autre langue, même après des dizaines d’années de résidence à Paris, Londres, etc. Ils continuent d’écrire en arabe et de publier à Beyrouth, au Caire… Mais le fait de vivre à l’étranger et d’être du même coup hors d’atteinte de la répression qui pourrait s’abattre sur eux leur donne des marges de liberté qu’ils n’auraient pas s’ils résidaient à Damas, Bagdad ou Riyad. C’est d’ailleurs une constante depuis la naissance de la littérature arabe moderne au début du XXE siècle : nombre de ses oeuvres les plus marquantes ont été écrites en Europe ou en Amérique.
De nos jours, le mouvement est probablement plus massif que jamais. Par exemple, la plupart des écrivains irakiens et syriens traduits dans les langues étrangères vivent en exil. Mais c’est en restant fidèles à l’arabe qu’ils maximisent leur liberté d’expression. L’irakien Sinan Antoon le dit bien (5). Né en 1967 à Bagdad d’un père irakien et d’une mère américaine, il a quitté l’irak en 1991 et vit depuis aux États-unis. Parfaitement bilingue, primé pour sa traduction anglaise de Mahmoud Darwich, il écrit tous ses romans en arabe, publiés au Caire et à Beyrouth. Par attachement à cette langue, mais aussi, dit-il, pour échapper aux « impôts symboliques que l’écrivain doit payer, du sang de son texte, quand il vient [du Moyen-orient] ou d’autres contrées du sud de la planète » – il fait référence aux thématiques d’écriture que les éditeurs américains (cela vaut aussi pour les éditeurs français) peuvent imposer aux auteurs arabes en fonction de l’actualité « géopolitique », et plus largement de la représentation dominante des sociétés arabes en Occident.
Comment se situe le monde intellectuel arabe face aux censures, notamment chez les exilés en France ou ceux ayant la double nationalité/ culture ? Le fait de vivre en France a-t-il une influence sur leur façon d’écrire ? La langue française s’impose-t-elle face à l’arabe ?
Mon expérience de traducteur est un peu particulière : cela a toujours été une activité annexe pour moi, et limitée aux auteurs d’un seul pays, l’égypte, en particulier Sonallah Ibrahim, dont j’ai traduit neuf romans parus de 1992 à 2015. Je m’en suis tenu à ce pays parce que c’est le seul pays arabe où j’ai vécu et dont je maîtrise parfaitement les codes linguistiques et culturels. Le roman arabe s’écrit partout dans la même langue, l’arabe qu’on dit « littéraire », mais c’est une langue qui est de plus en plus localisée, de la même façon que l’espagnol qu’utilise un romancier colombien, péruvien, argentin n’est pas tout à fait le même. La traduction qui m’a posé le plus de difficultés de ce point de vue est celle de Warda (Actes Sud, 2002), un roman qui se déroule dans le sultanat d’oman et revisite l’histoire de la guérilla du Dhofar dans les années 1970. Je n’étais jamais allé sur place. Heureusement, j’ai fait lire ma traduction avant de la donner à l’éditeur à un ancien militant d’extrême gauche français qui avait été actif dans le mouvement de solidarité avec le Dhofar et avec qui Sonallah Ibrahim m’avait mis en contact ; c’est lui qui m’a permis de rectifier une erreur assez gênante : j’avais traduit le mot kharif par « automne », qui est le sens ordinaire de ce mot en arabe. Mais dans l’arabe d’oman et du sud-est du Yémen, il désigne la saison des pluies, qui s’étend de mi-juin à mi-septembre, et qu’il faut traduire par « mousson », car ce phénomène climatique est du même type que celui qui se déroule dans le sous-continent indien… D’où l’intérêt aussi de travailler en étroit contact avec l’auteur.
En tant que traducteur, quelles sont les principales difficultés que vous rencontrez ?
Entretien réalisé par Anne Lohéac (octobre 2019)