Un Moyen-orient sans armes nucléaires : les raisons d’une impasse
À la veille de la conférence de révision du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) en avril 2020, la question nucléaire au Moyen-orient reste un défi à relever. Les discussions qui ont eu lieu lors des réunions préparatoires traduisent des tensions continues concernant la clause adoptée en 1995 qui prévoit l’établissement d’une zone exempte d’armes nucléaires au Moyen-orient. Cette clause constitue une concession clé dans la décision de prolonger la durée de validité du TNP de manière indéfinie. Les États arabes, sous l’égide de l’égypte, s’opposent à cette idée, car ils la perçoivent comme une acceptation du statu quo, voire un encouragement à la possession par Israël d’armes nucléaires.
Depuis 1967, Israël dispose d’un arsenal d’armes nucléaires, même si le choix est fait de conduire une politique d’opacité et de ne pas signer le TNP. Ne pas saisir l’histoire du programme nucléaire israélien et sa construction culturelle, c’est se condamner à ne pas comprendre les raisons de l’échec des propositions d’une Zone exempte d’armes nucléaires (ZEAN) au Moyen-orient et, ce faisant, de perpétuer
cet échec. Ce projet est adopté lors de la conférence de 1995 et il apparaît dans le document final qui appelle à la création d’une Zone exempte d’armes nucléaires et autres armes de destruction massive (ZEADM), comme les chimiques et les biologiques. Il est audacieux, car il va au-delà des initiatives du même type existant ailleurs dans le monde. Mais, vingt-cinq ans plus tard, aucun progrès n’a été réalisé quant à la création d’une telle zone. En dépit des pressions diplomatiques significatives
des États arabes, poursuivies plus particulièrement par l’égypte, force est de constater qu’israël est parvenu à éviter d’attirer l’attention publique sur ce sujet.
• La contradiction américaine vis-à-vis d’israël
Bien qu’israël se soit engagé, dans une certaine mesure, dans une diplomatie de la non-prolifération nucléaire et continue théoriquement à soutenir l’établissement de la ZEAN au Moyenorient, il n’a pas pris au sérieux les projets de désarmement. In fine, son engagement dans les discussions sur le désarmement nucléaire se révèle comme une simple posture diplomatique. Les administrations américaines successives ont accepté – mais n’ont pas soutenu – l’idée d’une ZEADM au Moyen-orient. Cependant, elles ont pris des mesures pour empêcher Israël de faire des concessions sur ce sujet. Les dirigeants américains citent régulièrement l’intransigeance des États arabes pour justifier leur absence de volonté politique pour faire avancer ce projet. Les États-unis ont cherché à maintenir de manière concomitante leur « relation spéciale » avec Israël et leur rôle sur la scène internationale en tant que leader de la politique de non-prolifération. Comme le note le chercheur du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) Tariq Rauf, « les États-unis sont déterminés à appuyer et à renforcer les normes internationales définissant la non-prolifération nucléaire. Par ailleurs, Washington est confronté à la contradiction entre ce soutien à la lutte contre la prolifération nucléaire à l’échelle internationale et la caution qu’il apporte à la prolifération des armes nucléaires israéliennes » (1).
L’écart dans l’interprétation des normes de non-prolifération, au sein même d’un État, met en lumière les incohérences qui ont accompagné les discussions sur la nucléarisation – comment et quand un État est-il considéré comme un détenteur acceptable d’armes nucléaires ? Les États-unis et Israël préconisent la création de cette zone sur la base de négociations directes entre les acteurs de la région, plutôt qu’à travers des pressions venant des signataires du TNP ou d’une autre institution internationale. Washington et Tel-aviv estiment également qu’une normalisation des relations diplomatiques entre tous les pays impliqués constitue une condition préalable à la tenue de pourparlers sur la zone. Ils ajoutent qu’israël n’a de relations diplomatiques officielles qu’avec l’égypte et la Jordanie. La demande faite à tous les États de la région de reconnaître
Israël avant toute discussion sur son arsenal nucléaire a été réitérée par le président Donald Trump en 2018. La proposition de créer une ZEAN ou une ZEADM s’inscrit dans le cadre plus large des nombreux forums diplomatiques axés sur le rétablissement de la paix israélo-arabe qui naissent dans les années 1990. Au début de cette décennie, en effet, les pourparlers de paix de Madrid (octobre 1991) ont été initialement perçus comme un développement positif dans la perspective de la création d’une ZEAN, et les discussions se sont poursuivies en particulier sous la forme du groupe de travail sur les conflits armés et la sécurité régionale. Mais dans ces négociations, les parties n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur les moyens d’ouvrir les négociations sur le projet de zone soit en instaurant des négociations qui traitent directement du projet, soit en décidant la mise en place de mécanismes pour renforcer la confiance. Depuis l’échec de ces tentatives, au milieu des années 1990, il n’y a pas eu de proposition alternative pour relancer les négociations et le projet de ZEADM n’a pas avancé. Au cours des années 2000, le rejet de l’ouverture des négociations a prévalu et le projet de voir une conférence organisée à Helsinki, en 2012, sur un Moyen-orient exempt d’armes nucléaires a été reporté de manière unilatérale par les États-unis. De plus, on observe une déconnexion croissante entre la teneur des débats lors des réunions diplomatiques et la réalité sur le terrain. Force est de constater que le projet en tant que tel demeure à l’ordre du jour d’institutions telles que le TNP.
• « Orientalisme nucléaire » et exception israélienne
Dans le même temps, la taille de l’arsenal nucléaire israélien n’a cessé de croître. Selon les estimations du SIPRI, Tel-aviv dispose de 53 ogives en 1990, 72 en 2000 et 80 en 2019. Israël est le seul État doté d’armes nucléaires au Moyen-orient. La question de la prolifération israélienne est connue et documentée. Elle constitue un « secret public » dont le traitement est différent de celui accordé à la prolifération potentielle par d’autres acteurs de la région, comme l’iran, l’irak ou la Libye (2). Dans la perception occidentale, le danger des armes nucléaires entre les mains de l’« autre » est plus important. Dans le discours officiel des États-unis, mais aussi dans les débats publics, il existe un sentiment que la possession d’armes nucléaires par des États du Sud constitue une menace intrinsèque ou un facteur de déstabilisation. Au sein du système international, les armes nucléaires israéliennes ont été analysées dans un cadre spécifique qui touche à la sécurité israélienne en général. Le programme nucléaire militaire israélien est perçu comme nécessaire ou comme relevant du fait accompli. En revanche, l’acquisition d’armes nucléaires par d’autres États de la région pose un défi à la sécurité qui pourrait justifier le recours à la force par les États-unis.
De nos jours, le statut d’israël comme État doté d’armes nucléaires est de plus en plus normalisé. Cette normalisation du fait nucléaire israélien au Moyen-orient s’est d’ailleurs accompagnée d’une communication de plus en plus explicite de la part de Tel-aviv. Ce processus n’est pas seulement diplomatique. La notion d’« orientalisme nucléaire » montre qu’il existe des processus culturels et politico-économiques qui ont permis l’acceptation du fait nucléaire israélien sur la scène internationale comme un phénomène qui ne représente pas une menace. Autrement dit, pour rendre compte des échecs successifs rencontrés par le projet d’établissement d’une ZEADM au Moyen-orient, il convient d’étudier la nucléarisation d’israël à travers une approche politique, économique et culturelle. Les armes nucléaires se comprennent alors à travers la notion de « technopolitique » (3). Dans cette perspective, l’acquisition par Israël de l’arme nucléaire s’inscrit dans le cadre des discours israéliens sur la science, mais aussi des catégories culturelles et des rituels technologiques qui sous-tendent l’idée de la « nation start-up » et du projet économique qui y est associé.
Un Moyen-orient sans armes nucléaires : les raisons d’une impasse
Science, technologie et technopolitique en Israël
Pendant les années 1990, Israël construit son image d’enclave occidentale technologiquement avancée du Moyen-orient. En 1985, la mise en oeuvre d’un programme de restructuration économique nourrit le discours mettant en exergue un exceptionnalisme israélien dans les domaines de l’innovation, de l’ingéniosité et de l’esprit d’entreprise. Le pays s’inscrit en même temps parfaitement dans le consensus économique néolibéral promu par les États-unis. Ces catégories culturelles qui font la promotion de la technologie et de l’innovation ont été au coeur des stratégies pour développer le secteur de la défense en Israël. De même, l’histoire de l’acquisition des armes nucléaires par Tel-aviv s’est inscrite dans le récit de l’appartenance à la modernité occidentale et au progrès scientifique. Le projet nucléaire est donc lié au développement rapide de la science et de la technologie israéliennes. Avner Cohen, historien reconnu du programme nucléaire israélien, affirme qu’« en pratique, le projet nucléaire a profité à toutes les institutions israéliennes d’enseignement supérieur » (4). Il estime également que la recherche et le développement du secteur nucléaire ont contribué à la création d’une industrie performante de haute technologie. Selon cette perspective, l’histoire du projet de bombe atomique pourtant antérieur à la culture de start-up israélienne est réécrite pour être intégrée dans le récit mythifié de la créativité et de l’innovation technologique.
Il existe bien un imaginaire technopolitique au sein duquel la culture d’armement occidentale se construit autour de la notion de progrès. Dans le secteur de la haute technologie israélienne, le sociologue israélien Yoël Tawil décrit une « cosmologie capitaliste et moderniste » dans laquelle « les expériences créatives des individus leur permettent de contrôler ou de dépasser les lois de la nature » (5). Cela contribue à la fabrication des discours sur la construction de la nation et la quête de prospérité. Historiquement, le discours israélien sur la technologie et la culture militaires a également été largement diffusé auprès de l’opinion publique, dans des magazines, mais aussi par la promotion de la culture populaire, dans la propagande officielle et l’éducation.
Le débat sur les progrès technologiques et scientifiques a une dimension qui concerne la sphère étatique et culturelle, comme le souligne le chercheur britannique Nick Denes en analysant la stratégie de sécurité nationale des États-unis. Intégrés à la trajectoire de progrès scientifique de l’occident, les progrès technologiques et scientifiques doivent être « jalousement protégés de ceux qui les utiliseraient contre ses gardiens légitimes » (6). Il existe un phénomène similaire en ce qui concerne la nucléarisation au Moyen-orient, qui se focalise principalement sur l’iran et néglige Israël. La focalisation médiatique sur les ambitions nucléaires iraniennes, encouragée par le gouvernement israélien, illustre ce propos. Cette préoccupation israélienne s’inscrit néanmoins dans une histoire plus longue au cours de laquelle les dirigeants politiques et les analystes israéliens insistent toujours sur les risques de nucléarisation des États ennemis, allant même jusqu’à utiliser des moyens militaires pour empêcher l’acquisition de toute arme de destruction massive par des pays arabes, en particulier des armes nucléaires. Cette politique est connue sous le nom de « doctrine Begin ». Elle a été ainsi qualifiée en l’honneur du Premier ministre israélien Menahem Begin (1977-1983), qui l’a présentée en juin 1981 après l’attaque contre le réacteur irakien d’osirak. Israël a aussi revendiqué une attaque contre un réacteur nucléaire syrien en 2007. Ce décalage dans les discours montre qu’il existe une « spécificité nucléaire » israélienne. Cette particularité peut être utile pour envisager le statut du programme nucléaire israélien
dans le système international, qui est décrit et traité différemment des autres programmes nucléaires passés ou potentiels au Moyen-orient.
La spécificité nucléaire israélienne a toujours été liée à la notion linéaire de progrès. Selon l’universitaire israélien Ari Barell, les liens entre la science, le gouvernement et la guerre dans le contexte israélien ont été réaffirmés lors de la Seconde Guerre mondiale, notamment en raison de la création de la bombe atomique. La relation entre les élites politiques et scientifiques continue de se développer dans les premières années suivant la fondation de l’état hébreu. En septembre 1948, quatre mois après celle-ci, David Ben Gourion, le premier Premier ministre du pays (1948-1953 et 1955-1963), affirme déjà : « Nous vivons dans une ère de révolution scientifique – c’est la génération de la découverte de l’atome, un phénomène étonnant aux capacités incroyables qui se manifestent dans sa fragmentation. Des réserves d’énergie presque infinies ont été données à l’homme. Nous vivons à l’époque d’un merveilleux bond en avant » (7).
David Ben Gourion évoque la propriété juive sur les armes nucléaires et le rôle majeur joué par les scientifiques juifs de la diaspora. Il souligne quels sont les moyens nécessaires pour les recruter ou les impliquer dans les objectifs politiques de l’état : « Il faut s’inspirer de ce qu’ont fait Einstein, Oppenheimer et Teller pour les États-unis », cela « pourrait être réalisé par des scientifiques en Israël en faveur de leur peuple » (8).
Convaincu que la fabrication de la bombe nucléaire nécessite le recrutement de membres de communautés juives résidant hors d’israël pour des raisons de sécurité nationale, Ben Gourion lance un appel au recrutement de scientifiques des communautés juives de l’étranger (9). L’importance des progrès technologiques et scientifiques dans le domaine du nucléaire est une conviction partagée par les personnalités politiques israéliennes qui sont opposées à la nucléarisation de leur pays. Dans un livre paru en 1970, le général et homme politique Yigal Allon souligne : « Il est essentiel pour Israël […] de maintenir un niveau élevé de recherche et de technologie dans le domaine nucléaire, en suivant l’exemple des pays les plus développés sur la scène internationale. Cela est d’abord nécessaire pour le développement économique, scientifique et politique du pays. Mais il est de notoriété publique que le savoir-faire scientifique et technologique d’un pays constitue son potentiel en matière de production d’armes nucléaires et que si Israël veut rester sur ses gardes, il n’y a pas d’autres choix que de garder cette capacité nucléaire » (10).
Le programme nucléaire israélien s’apparente donc à une alliance entre un investissement d’état et l’obsession sécuritaire de Tel-aviv. Mais la fascination pour la productivité économique israélienne, pour le progrès scientifique et technologique et pour les structures politico-militaires ne se limite pas aux dirigeants israéliens. Cela joue un rôle dans la politique extérieure israélienne, en particulier dans la relation privilégiée entre les États-unis et Israël. Dans ses mémoires, publiées en anglais en 2017, Shimon Pérès évoque l’opinion favorable du secrétaire d’état américain Henry Kissinger (1973-1977) sur la trajectoire technologique et scientifique d’israël en rappelant que celui-ci a déclaré : « N’avez-vous jamais vu un si petit pays
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capable de traverser des guerres, conserver sa démocratie, développer sa capacité à produire un char et un avion et, ajoute-t-il, souriant, une usine de textile » – une référence à peine voilée à Dimona, car notre réacteur nucléaire était parfois décrit comme une usine textile » (11).
L’héritage de Pérès, considéré comme le « père » de la bombe israélienne, résume l’enchevêtrement du militarisme, de la technologie, de la ténacité et de la productivité qui sous-tendent la technopolitique israélienne : « Le réacteur a sans aucun doute donné à Israël une nouvelle dimension. C’est la plus grande récompense pour la stratégie israélienne qui accorde de l’importance au moindre détail. La maîtrise de la technologie permet de compenser la petite taille du territoire. »
Associer un projet nucléaire avec la modernité, le développement scientifique et l’indépendance politique n’est pas original en soi. On peut comparer ce phénomène aux recherches menées sur l’inde, un État qui lie la bombe atomique à son identité postcoloniale (12). Le projet nucléaire peut être considéré comme une manifestation de l’économie politique de l’après-1945 dont l’objectif indépassable est la croissance économique à partir d’une mise en oeuvre des modèles économiques néoclassiques,
qui ont à bien des égards fétichisé la technologie. Dans ce processus, le projet nucléaire est la quintessence du progrès technologique, de l’industrialisation et de la croissance économique infinie, comme l’écrit l’anthropologue américain Joseph Masco à propos de l’exemple des États-unis (13).
En juin 2018, une enquête menée par le programme « Savoirs nucléaires » du CERI (14) suggère une atmosphère dans laquelle les armes nucléaires sont menaçantes dans les mains iraniennes, mais pas israéliennes. Cette étude a été effectuée dans neuf États (la France, le Royaume-uni, la Belgique, l’allemagne, l’italie, les Pays-bas, la Pologne, la Suède et la Turquie), qui sont tous des États dotés d’armes nucléaires ou des États hébergeant des armes nucléaires américaines. En réponse à une question sur les États possédant des armes nucléaires, les participants étaient plus susceptibles de se référer à l’iran qu’à Israël. Sur un échantillon représentatif de la population âgée de 18 à 50 ans, soit au total 7 323 personnes interrogées, 42 % ont qualifié Israël d’état doté d’armes nucléaires, tandis que 44,5 % mentionnaient l’iran. La question des armes nucléaires israéliennes n’est pas pensée sous l’angle des menaces à évaluer, mais d’une culture partagée de la modernité technopolitique, contrairement aux armes supposées de la République islamique, définitivement perçues comme des menaces et exclusivement en termes sécuritaires.
Cette étude montre les limites inhérentes aux négociations internationales sur le désarmement nucléaire. Elles sont restées illusoires, car elles se construisent à partir d’imaginaires politiques, économiques et culturels bien spécifiques. Ces derniers servent de fondement aux processus de contestation, de définition et d’articulation du cadre fixé au niveau international. Les parties se préparent à la conférence de révision du TNP d’avril 2020 sans grand espoir d’une évolution substantielle. Il est donc pertinent d’envisager sous un nouvel angle les différentes grilles de lecture à travers lesquelles la nucléarisation a été comprise, notamment ses dimensions culturelles, et de proposer une réévaluation des normes de non-prolifération. Comprendre la trajectoire nucléaire israélienne à partir d’une approche multidimensionnelle permet de mieux identifier les raisons qui ont conduit à l’échec de la création d’une ZEAN au Moyen-orient. On pourrait ainsi dépasser l’impasse actuelle en ouvrant de nouveaux horizons pour ce champ de réflexion.