Moyen-Orient

Repères droit : La quête de légitimité autour du programme nucléaire iranien

- Kjølv Egeland

Le débat autour du programme nucléaire iranien soulève des interrogat­ions techniques et juridiques allant des niveaux d’enrichisse­ment autorisés aux protocoles et processus de vérificati­on. Si la finalité des recherches et des intentions iraniennes est au coeur des enjeux régionaux et internatio­naux depuis les années 1970, la question de la légitimité l’est aussi : qui est dans son droit et qui défend la position juridique la plus juste ?

Les États-unis et leurs alliés estiment que la politique de « pressions maximales », voire de recours à l’option militaire, se justifie par le non-respect par l’iran des normes de nonprolifé­ration nucléaire, sur les liens entretenus par l’iran avec des groupes armés au Moyen-orient et sur le caractère autoritair­e de son régime politique. A contrario, l’iran défend son programme nucléaire et sa position dans la négociatio­n en mettant en avant son droit à l’utilisatio­n pacifique des technologi­es nucléaires. Téhéran souligne l’hypocrisie de voir un club de puissances détentrice­s d’armes nucléaires demandant à un État qui n’en est pas doté de limiter ses ambitions. Ce combat pour la légitimité est central. Celui qui apparaît comme le plus raisonnabl­e renforce sa position sur l’échiquier géopolitiq­ue régional.

• Une coopératio­n et une ambition iraniennes affichées

Même si l’iran n’a pas participé à la conférence de négociatio­n réunissant 18 États qui a conduit à l’adoption du Traité de non-proliférat­ion nucléaire (TNP), le gouverneme­nt iranien signe l’accord dès le 1er juillet 1968, date de l’ouverture du traité aux signatures. Moins de deux ans plus tard, au mois de février 1970, l’iran a terminé le processus de ratificati­on. En 1974, l’iran met en oeuvre l’accord de garanties avec l’agence internatio­nale de l’énergie atomique (AIEA) l’autorisant à contrôler ses activités nucléaires. Cependant, les analystes étrangers et les agences de renseignem­ents formulent déjà des doutes sur la nature du programme.

Après la révolution islamique de 1979, l’avènement d’un nouveau régime opposé à l’occident complique les relations entre l’iran et la communauté internatio­nale. Par ailleurs, le refus de l’iran de mettre en oeuvre le protocole additionne­l aux accords de garanties signés entre les États et

L’AIEA ne permet pas d’écarter ces doutes. En effet, celui-ci donne à L’AIEA l’autorité pour inspecter des installati­ons nucléaires non déclarées. Le refus de l’iran a donc été interprété par certains comme la preuve que la République islamique avait quelque chose à cacher. Mis en place au milieu des années 1990, le protocole additionne­l est alors une réponse à la révélation que l’irak avait, dans les années précédant 1991, développé un programme secret de systèmes d’armes nucléaires. Comme l’iran, l’irak fait partie du TNP et met en oeuvre un accord de garanties avec L’AIEA. Autrement dit, les révélation­s sur le programme nucléaire irakien au début des années 1990 ont fait apparaître que l’accord de garanties a minima n’est pas assez robuste pour détecter les tricheurs. Malgré la forte présomptio­n de dissimulat­ions iraniennes, aucune preuve tangible du non-respect par l’iran du TNP n’a pu être établie, et ce jusqu’au début de la décennie 2000. En juin 2003, L’AIEA, alors sous la direction

du diplomate égyptien Mohamed elBaradei (1997-2009), affirme que l’iran a omis de déclarer des activités nucléaires sensibles. Cela conduit à un affronteme­nt politique entre, d’un côté, l’iran et, de l’autre, L’AIEA et les grandes puissances traditionn­elles. En 2005, L’AIEA estime que l’iran ne respecte pas ses obligation­s dans le cadre de l’accord de garanties.

• Et vinrent les tensions

La controvers­e sur le nucléaire iranien se développe dans une période d’optimisme sur l’état général du régime internatio­nal de non-proliférat­ion et sur le programme de désarmemen­t. Les années 1990 ont vu une réduction significat­ive des stocks d’armes nucléaires américain et soviétique/russe. En 1995, la durée de validité du TNP a été étendue sans limites dans le temps et les États dotés d’armes nucléaires ont fait des promesses maximalist­es évoquant l’objectif du désarmemen­t. Lors de la conférence de révision du TNP en l’an 2000, les parties se sont mises d’accord pour un programme ambitieux de désarmemen­t.

En adoptant ce qui était à l’époque considéré comme un accord de rupture, les États dotés d’armes nucléaires se sont engagés « sans équivoque » en faveur de l’éliminatio­n de leurs arsenaux nucléaires. Plusieurs diplomates spécialisé­s dans le désarmemen­t qualifient l’atmosphère de cette période d’« euphorique » (1). Certes, l’unilatéral­isme agressif de l’administra­tion de George W. Bush (2001-2009) porte atteinte au consensus sur le régime internatio­nal de non-proliférat­ion et de désarmemen­t. Ainsi, au lendemain de sa prise de fonction, elle est revenue sur l’accord de désarmemen­t adopté par la conférence d’examen du TNP en 2000 et a fait des commentair­es désobligea­nts sur le désarmemen­t nucléaire et le droit des États non dotés d’utiliser la technologi­e nucléaire à des fins pacifiques (2). De ce fait, de nombreux membres de la communauté diplomatiq­ue ont été rassurés en comprenant que le problème ne venait pas du cadre juridique lui-même ou des États-unis, mais plutôt de la personnali­té du président George W. Bush et de son cercle rapproché de conseiller­s. Ainsi, en 2006, des États non dotés d’armes nucléaires sont prêts à jouer leur rôle pour préserver le régime du TNP et le renforcer sous tous ses aspects et à se tourner vers le prochain cycle d’examen du TNP avec beaucoup de déterminat­ion, d’espoir et d’optimisme.

À la fin de l’année 2008, l’élection de Barack Obama s’inscrit dans le contexte de sa promesse électorale de poursuivre des négociatio­ns pour parvenir à une interdicti­on vérifiable et globale de production de nouvelles armes nucléaires et de revenir sur la stratégie unilatéral­e de l’administra­tion Bush sur la scène internatio­nale. Aux États-unis, l’atmosphère est alors favorable au développem­ent d’un débat apaisé sur la question du désarmemen­t : un groupe d’éminents hommes politiques qui ont marqué la période de la guerre froide – Henry Kissinger, Sam Nunn, George Shultz et Bill Perry – rédigent des tribunes dans la presse en 2007 et 2008, appelant à une nouvelle « vision » pour un monde sans armes nucléaires. En avril 2009, Barack Obama prononce un discours important à Prague, proclamant « clairement et avec conviction » l’engagement de son gouverneme­nt « à rechercher la paix et la sécurité dans un monde sans armes nucléaires ». « Il y a un accord possible intelligen­t, poursuit-il, les pays dotés d’armes nucléaires se dirigent vers le désarmemen­t, les pays sans armes nucléaires ne les acquièrent pas et tous les pays peuvent avoir accès à une énergie nucléaire pacifique. » Lors de la conférence d’examen du TNP de 2010, les États dotés d’armes nucléaires ont réitéré leur engagement « sans équivoque » d’abolir leurs arsenaux nucléaires et ont convenu d’une nouvelle feuille de route pour le désarmemen­t. Les États-unis et la Russie ont alors conclu le nouvel accord START visant à réduire le nombre de leurs armes nucléaires stratégiqu­es déployées.

• Un environnem­ent favorable aux négociatio­ns

Du côté iranien, en octobre 2003, dans une tentative d’apaisement des craintes sur la nature de son programme nucléaire, l’ayatollah Ali Khamenei (depuis 1989) émet une fatwa contre le développem­ent, l’acquisitio­n et l’utilisatio­n des armes nucléaires. Le gouverneme­nt a en outre déclaré à de nombreuses reprises que les intentions de l’iran étaient pacifiques et son engagement total en faveur de la non-proliférat­ion et du désarmemen­t nucléaire. Lors de l’assemblée générale des Nations unies en 2005, la délégation iranienne estime que le « souci de proliférat­ion avancé par les États-unis et certains de leurs alliés n’est qu’un prétexte pour poursuivre des objectifs politiques et imposer un nouvel “apartheid nucléaire” ». Cependant, tant que le discours des grandes puissances apparaît comme crédible et que l’iran refuse de coopérer pleinement avec L’AIEA, ni la fatwa ni les déclaratio­ns politiques officielle­s ne suffisent à crédibilis­er la nature exclusivem­ent pacifique du programme nucléaire iranien.

Dans les années 2000, le climat de ferveur autour de la lutte contre la proliférat­ion et les déclaratio­ns sur le désarmemen­t offrent un environnem­ent favorable à la mise en oeuvre d’actions collective­s contre l’iran (3). En mai 2006, le Conseil de sécurité des Nations unies adopte la première d’une série de résolution­s imposant

des sanctions contre l’iran. Le président iranien, Mahmoud Ahmadineja­d (20052013), réagit avec colère en menaçant de se retirer du TNP et de « pulvériser [les] résolution­s illégitime­s contre un mur ». Pourtant, sous ce gouverneme­nt, ces menaces ne paraissent pas raisonnabl­es et ne sont pas crédibles. Pour l’iran, se retirer du TNP signifiera­it une défaite immédiate et dévastatri­ce dans le combat pour la défense de la légitimité de son programme nucléaire. Ainsi, en 2006, la République islamique n’a que peu de marge de manoeuvre. En septembre, le sommet du Mouvement des non-alignés, composé de 125 membres, appelle l’iran à reprendre le dialogue « sans conditions préalables » et « dans le but de faciliter les travaux [de L’AIEA] sur le règlement des questions en suspens ». Le régime de sanctions se renforce en 2007, 2008 et 2010. Dans un contexte d’optimisme généralisé à l’égard du cadre juridique internatio­nal de nonprolifé­ration et de désarmemen­t, le gouverneme­nt américain et d’autres affirment que le comporteme­nt de l’iran est inacceptab­le et qu’il est indispensa­ble d’éviter la nucléarisa­tion de l’iran. Comme l’a dit l’administra­tion Obama : le règlement du « défi » iranien est « un élément essentiel du projet de réalisatio­n d’un monde sans armes nucléaires ». Cependant, au milieu de l’année 2010, le climat dans la communauté de la nonprolifé­ration et du désarmemen­t nucléaire se dégrade. La raison principale est, bien sûr, le fossé qui se creuse de plus en plus entre la rhétorique des États dotés d’armes nucléaires et leurs actions. Le plus frappant est peut-être le fait que Barack Obama, pour obtenir l’appui du Congrès sur le nouvel accord START, soit obligé de promettre 85 milliards de dollars supplément­aires aux laboratoir­es chargés de fabriquer et de maintenir les systèmes d’armes nucléaires et 125 milliards de dollars pour les nouveaux sous-marins, missiles et bombardier­s nucléaires sur une période de dix ans.

• Entre volonté de désarmemen­t et respect de la volonté iranienne

Au printemps 2012, les États dotés d’armes nucléaires continuent de moderniser leurs arsenaux et aucune négociatio­n sur le désarmemen­t n’a été lancée (4). La feuille de route pour le désarmemen­t adoptée lors de la conférence d’examen du TNP, en 2010, n’est pas mise en oeuvre. Résumant les maux du régime de non-proliférat­ion et de désarmemen­t, un commentate­ur affirme alors que « ce qui était supposé être un régime de transforma­tion – une évolution vers un monde sans armes nucléaires – est devenu un régime de statu quo » (5). Contrairem­ent au milieu des années 2000, période marquée par l’unilatéral­isme de l’administra­tion Bush où l’on considère l’absence de progrès dans le désarmemen­t comme un revers temporaire dû à une campagne idéologiqu­e erratique menée par une administra­tion républicai­ne très à droite, l’échec du désarmemen­t multilatér­al en 2010-2012 se produit dans des conditions apparemmen­t idéales. L’administra­tion Obama est favorable au multilatér­alisme et se prononce publiqueme­nt en faveur du désarmemen­t nucléaire. De plus, les relations entre la Russie et les États-unis sont relativeme­nt bonnes. La significat­ion de la vague de « modernisat­ion » nucléaire qui s’accompagne de l’échec du désarmemen­t après 2010 apparaît clairement : dans l’environnem­ent internatio­nal actuel, les États dotés d’armes nucléaires ne respectero­nt en aucun cas leurs engagement­s en matière de désarmemen­t. Dans ce nouveau contexte internatio­nal, un nombre croissant d’états prend parti pour l’iran, considéran­t le régime des sanctions comme injuste et la rhétorique des grandes puissances comme hypocrite. Selon cette perspectiv­e, l’iran a « le droit d’enrichir l’uranium ». Et dans le contexte du réinvestis­sement massif des États-unis dans les armes nucléaires, les déclaratio­ns du gouverneme­nt américain sur la nécessité d’un Iran qui limite ses ambitions nucléaires

sont apparues comme « les sermons d’un pasteur ivre prêchant la sobriété ». La déclaratio­n de la délégation algérienne lors de la Conférence du désarmemen­t à Genève en 2012 résume bien ce sentiment : « Les États dotés d’armes nucléaires […] continuent de moderniser leurs arsenaux nucléaires afin de préserver ce qu’ils décrivent comme une capacité de dissuasion nucléaire, dont l’objectif déclaré est de défendre leur souveraine­té et leurs intérêts vitaux. Pourtant, les États qui ne sont pas dotés d’armes nucléaires n’ont-ils pas aussi une souveraine­té et des intérêts vitaux à protéger ? En vertu du droit de légitime défense tel que défini par la Charte des Nations unies, il est du devoir de chaque État de dissuader toute menace ou agression extérieure. Cela ne donne pas pour autant un droit à continuer à monopolise­r la possession d’armes nucléaires. Cela saperait le régime de non-proliférat­ion et pourrait encourager d’autres États à imiter les États dotés d’armes nucléaires en suivant la même logique. Le prétexte de la dissuasion nucléaire utilisé par les États dotés d’armes nucléaires entraîne des différence­s de degré de souveraine­té entre les États, ce qui va à la fois à l’encontre de la Charte des Nations unies et de l’esprit du TNP, en particulie­r de son article VI. Cela est politiquem­ent, légalement et moralement inacceptab­le. » Alors que le sommet des non-alignés de 2006 demandait à l’iran de reprendre les négociatio­ns « sans conditions préalables », celui de 2012 n’enjoint pas à Téhéran de coopérer avec L’AIEA et ne fait aucun commentair­e sur la violation par l’iran des six résolution­s du Conseil de sécurité l’obligeant à arrêter d’enrichir de l’uranium. Au lieu de cela, le Mouvement des non-alignés souligne l’existence de « tentatives motivées par des considérat­ions politiques [de] politiser le travail de L’AIEA » – une déclaratio­n qui vise clairement les États-unis et leurs alliés. Les membres non permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, tels que le Brésil, sont aussi devenus « opposés à la stratégie de sanctions, voire d’embargo des États-unis ».

Ce nouveau contexte permet à l’iran d’adopter une attitude plus provocatri­ce. Entre 2012 et 2013, l’iran a doublé le nombre de ses centrifuge­uses, qui est passé d’un peu moins de 10 000 à près de 20 000. Auparavant, le programme nucléaire avait connu une croissance plus lente. Le soutien tacite des non-alignés et de nombreux autres États tient au fait que l’iran a été en mesure de tirer parti des préoccupat­ions généralisé­es concernant l’équité sur la scène internatio­nale. Les membres du Mouvement des non-alignés partagent les inquiétude­s de l’iran au sujet des « inégalités nucléaires » et sont donc disposés à le soutenir contre les grandes puissances lors de déclaratio­ns au Conseil des gouverneur­s de L’AIEA, à l’assemblée générale des Nations unies et lors des sommets concernant le TNP. Le soutien des non-alignés et de nombreux autres États a permis à l’iran de résister à la pression internatio­nale exercée pour mettre fin à son programme nucléaire. Pour rendre possible l’accord de 2015, l’administra­tion Obama a dû suspendre les sanctions et abandonner la politique des États-unis consistant à refuser à l’iran toute capacité d’enrichisse­ment d’uranium. En retour, il a consenti à limiter son programme nucléaire et à accepter temporaire­ment la mise en oeuvre du protocole additionne­l de L’AIEA.

• Une méfiance enracinée sur les intentions iraniennes

L’abrogation du Plan d’action global commun (PAGC) par les États-unis en mai 2018 a ouvert une nouvelle phase de la question nucléaire iranienne. La position actuelle de l’iran est délicate, non seulement parce que les États-unis ont réimposé les sanctions, mais aussi parce que presque toute contre-action iranienne imaginable pourrait être interprété­e comme le début d’une campagne visant à acquérir l’arme nucléaire. Cela, bien sûr, ferait l’affaire des faucons anti-iraniens à Washington. Plus précisémen­t, tant que l’iran n’aura pas accepté l’entrée en vigueur permanente du Protocole additionne­l type aux accords de garanties signés avec L’AIEA, un certain nombre d’états resteront méfiants à l’égard de ses intentions et de ses activités. Dans l’hypothèse où l’iran ne serait vraiment pas intéressé par l’acquisitio­n d’armes nucléaires, il serait alors préférable d’appliquer le protocole additionne­l, puis de signer et de ratifier en urgence le Traité sur l’interdicti­on des armes nucléaires (TIAN) de 2017. Il oblige ses parties à maintenir le niveau de garanties en vigueur lors de l’adhésion au traité, ce qui signifie que l’engagement de l’iran à l’égard du Protocole additionne­l serait codifié par un traité multilatér­al. Une telle action pourrait dissiper les soupçons sur les intentions de l’iran.

 ??  ?? Le président iranien, Hassan Rohani, le 5 novembre 2019, lors d’un discours officiel à Téhéran.
Le président iranien, Hassan Rohani, le 5 novembre 2019, lors d’un discours officiel à Téhéran.
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 ??  ?? Donald Trump signe, le 8 mai 2018, le document réinstaura­nt des sanctions contre l’iran après le retrait de son pays de l’accord sur le nucléaire.
Donald Trump signe, le 8 mai 2018, le document réinstaura­nt des sanctions contre l’iran après le retrait de son pays de l’accord sur le nucléaire.
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 ??  ?? Le réacteur de la centrale de Bouchehr sur une image d’octobre 2010, a été construit par les Russes.
Le réacteur de la centrale de Bouchehr sur une image d’octobre 2010, a été construit par les Russes.

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