Soulèvements dans le monde arabe : l’exception soudanaise ?
Fin 2019, la situation soudanaise semblait stabilisée : des mois de soulèvements populaires massifs guidés par l’alliance pour la liberté et le changement (ALC) contre des forces armées représentées par le Conseil militaire de transition (CMT), établi au lendemain de la destitution du général-président Omar al-bachir, le 11 avril 2019, après trente ans au pouvoir, ont abouti à la nomination d’un gouvernement dirigé par Abdallah Hamdok en août. Le rôle des monarchies du Golfe a été central dans le déroulement de cette transition, pour provoquer la chute du dictateur dans un premier temps, puis pour tenter, dans un second, d’éviter la mise en place d’une évolution démocratique. En vain.
Cette issue pacifiée est le résultat de la détermination du mouvement populaire soudanais qui a soulevé les villes du Soudan central depuis le 19 décembre 2018, contre la crise économique, puis contre la personne du chef de l’état et le régime islamiste en place depuis le 30 juin 1989. La combinaison du soulèvement de la rue et de la jeunesse au sein de L’ALC, avec des organisations plus chevronnées, compétentes et légitimes, comme l’association
des professionnels, a assuré sa poursuite jusqu’au 3 juin 2019, quand le sit-in installé devant le quartier général de l’armée a été dispersé par les soldats, mais aussi par des paramilitaires regroupés au sein des Forces de déploiement rapide (FDR). On comprend alors que si l’arabie saoudite et les Émirats arabes unis font contre mauvaise fortune bon coeur, leurs ambitions régionales, complémentaires ou rivales, demeurent, ainsi que leurs moyens de pression sur les nouvelles autorités de Khartoum.
• Une milice à la solde de l’arabie saoudite
Les FDR sont l’émanation des janjawids lancés au début du conflit au Darfour en 2003 à l’assaut de villages supposés rebelles. Ces supplétifs issus principalement des tribus arabes nomades en mal de territoires pastoraux des périphéries du Darfour sont désormais étoffés par des jeunes venus de tout le Sahel. La gestion de ces « soldats de fortune » est confiée à Mohamed Hamdan Dagolo, dit « Hemedti », un aventurier lui-même originaire du Darfour et ancien vice-président du CMT (avril-août 2019). Ils sont chargés du contrôle des frontières, donc du racket des migrants, et ont mis la main sur les gisements aurifères du djebel Amir, dans le nord du Darfour, où opèrent des dizaines de milliers d’orpailleurs venus de toute l’afrique. Surtout, depuis 2015, entre 8 000 et 10 000 d’entre eux sur les quelque 60 000 dont dispose Hemedti ont été « loués » à l’arabie saoudite, qui les utilise comme chair à canon dans la guerre au Yémen. Ces différentes activités ont fait la fortune de Hemedti, dont les troupes forment une véritable armée, mieux équipée, payée et entraînée que les forces régulières. Grâce à ces soutiens, Hemedti est devenu le personnage le plus puissant de l’échiquier politique soudanais (1), même s’il se tient derrière le chef de l’état en titre, le général Abdel Fattah al-burhan, président du Conseil de souveraineté depuis août 2019.
Avec l’instauration de la « révolution de salut public » en 1989 d’omar al-bachir, sous la férule de l’islamiste (Frères musulmans) Hassan al-tourabi (1932-2016), l’hostilité née de la rivalité pour la direction de l’islam mondial n’a pas varié : le mentor du nouveau régime s’est évertué à faire de Khartoum une concurrente de Riyad, accueillant Oussama ben Laden (1957-2011) et Al-qaïda entre 1991 et 1996, ainsi que, chaque année, une conférence arabo-islamique réunissant les mouvements insurrectionnels islamistes de la planète pour une démonstration de force – ou de capacité de nuisance – s’étendant des groupes armés algériens à Abou Sayyaf aux Philippines. Certes, la mise à l’écart de Hassan al-tourabi après l’attentat contre le président égyptien Hosni Moubarak (1981-2011) en 1995, qui a conduit à l’inscription du Soudan sur la liste des États soutenant le terrorisme, les attaques contre les ambassades américaines de Dar es-salaam (Tanzanie) et Nairobi (Kenya) en 1998, et la découverte du pétrole au tournant des années 2000 avaient mené le Soudan à modérer ses positions. Le 11 septembre 2001 avait rapproché Khartoum et Washington, les services spéciaux soudanais (NISS, selon l’acronyme
anglais) du général Salah Gosh n’hésitant pas à ouvrir leurs dossiers à la CIA sur les mouvements islamistes. Pour autant, le Soudan avait gardé ses liens étroits avec l’iran, et surtout avec le Qatar (2), provoquant colère et méfiance en Arabie saoudite. Coopération militaire et sécuritaire avec Téhéran, et coopération diplomatique et économique avec Doha se complétaient pour contester la suprématie revendiquée par Riyad de part et d’autre de la péninsule Arabique.
Certes, l’arabie saoudite avait obtenu, à l’issue des « printemps arabes » (3), que le Soudan rejetât son alliance historique avec l’iran et rejoignît en 2015 la coalition anti-houthis au Yémen. Mais les relations furent maintenues avec le Qatar après sa mise sous embargo en mai 2017 et amplifiées par la concession par Khartoum de la remise en état de la rade de Suakin. Ce port abandonné en 1905 au large des côtes du Hedjaz fut depuis le XVIE siècle, sous la domination ottomane, le port historique d’embarquement des pèlerins africains vers Djeddah, accès des Lieux saints de La Mecque et de Médine : un défi de Khartoum à la dynastie des Al-saoud et à sa suprématie sur l’islam mondial
Soulèvements dans le monde arabe : l’exception soudanaise ?
à la fois symbolique par sa résonance en Afrique sahélienne et un rappel de la conquête du Hedjaz par les Al-saoud en 1925, et par la menace concrète que pouvait représenter l’installation d’une base navale turco-qatarienne en face d’un centre économique névralgique d’arabie. L’asile fourni aux Frères musulmans égyptiens pourchassés par le régime d’abdel Fattah al-sissi après le coup d’état de 2013, ainsi que l’aide apportée au Hamas, indisposait l’égypte et ses alliés (Israël et monarchies du Golfe). L’affaiblissement du régime de Khartoum sur la scène intérieure depuis 2018 avait donc incité Salah Gosh, rentré en grâce à la tête du NISS après une mise à l’écart de près de dix ans, à prendre langue avec Riyad et Abou Dhabi pour parvenir à un rapprochement.
• La chute d’omar al-bachir, une victoire saoudienne
Au cours de nombreux allers-retours de part et d’autre de la mer Rouge, à la suite du déclenchement de l’insurrection populaire en décembre 2018, Salah Gosh et Hemedti mirent au point avec les Saoudiens l’éviction d’omar al-bachir, bouc émissaire parfait de la colère populaire, d’autant que, frappé d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI), il ternissait l’image du régime à l’étranger (4). Sa chute et la destruction de l’« État profond » islamiste hérité de Hassan al-tourabi furent menées à bien le 11 avril 2019 par Salah Gosh en personne. Pour autant, cette éviction, l’emprisonnement qui suivit et la mise en accusation pour corruption ne suffirent pas à calmer les attentes de la population, qui réclamait la fin du régime militaire en place depuis trente ans. Salah Gosh, haï par la foule, étant mis en prison – ou s’étant mis à l’abri en attendant des jours meilleurs ? –, le général Al-burhan se rendit à Abou Dhabi et au Caire, et Hemedti rencontra à Djeddah le prince héritier saoudien, Mohamed ben Salman, le 24 mai, pour demander des « instructions ». Peu après leur retour éclatèrent les massacres du 3 juin, qui mettaient fin au sit-in face au quartier général de l’armée à Khartoum, faisant plus de 200 morts et disparus : ayant atteint leurs objectifs de mise à l’écart d’omar al-bachir, les forces armées espéraient briser le soulèvement populaire, avec la bénédiction de l’arabie saoudite et des Émirats arabes unis.
Mais, dès le 5 juin, les États-unis appelèrent le royaume Al-saoud à cesser d’attiser la violence au Soudan, une prise de position inattendue qui préfigurait le soutien des démocraties occidentales au mouvement de contestation (5). Après une nouvelle manifestation populaire massive le 30 juin, qui prouvait la capacité d’organisation et la détermination du mouvement, les négociations entre militaires et civils purent reprendre sous l’oeil vigilant du Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed Ali (depuis 2018), mandé par l’union africaine (UA) et les États-unis. L’accord finalisé le 17 août 2019 comporte la nomination d’un Conseil de souveraineté de 11 membres, appelé à diriger le pays durant une période transitoire de trois ans, sous la direction d’al-burhan, chef de l’état représentant la caste militaire au pouvoir. Un Premier ministre, Abdallah Hamdok, a été désigné d’un commun accord le 21 août ; il lui a fallu trois semaines pour obtenir l’accord des militaires sur le choix de ses ministres civils : le cabinet compte 18 membres, dont 4 femmes (une est de religion copte), ce qui a été abondamment souligné en Occident et qui a valu le soutien louangeur de la communauté internationale. Mais deux portefeuilles clés, la Défense et l’intérieur, restent aux mains de militaires. Un partage des tâches qui revient à confier aux civils la gageure de redresser l’économie nationale, avec le risque d’endosser la responsabilité de l’échec et de susciter frustrations et désarroi de la part de leurs soutiens dans l’opinion
publique, tandis que les militaires gardent la haute main sur le pouvoir et sans doute les prébendes qui lui sont liées.
• L’engagement saoudo-émirati : alliés ou rivaux ?
Cette victoire apparente et partielle du mouvement de revendication populaire a été avalisée par l’arabie saoudite et les Émirats arabes unis et a relégué provisoirement au second plan leur protégé Hemedti. Les deux monarchies se prêtent d’apparemment bonne grâce au rôle qui leur est imparti de donner un ballon d’oxygène financier au Soudan. Les 3 milliards de dollars qui avaient été promis à Omar al-bachir pour calmer la foule seront décaissés pour le redressement de la monnaie nationale (livre soudanaise) et pour la livraison de pétrole et de blé, d’ici à fin 2020. Rappelons que la dette extérieure du Soudan est évaluée à 55 milliards de dollars, dont 5 milliards dus à la France, somme que le président Emmanuel Macron a promis d’effacer. Après avoir appelé la communauté internationale à soutenir le retour du Soudan à la démocratie, à L’ONU le 25 septembre 2019, il a reçu Abdallah Hamdok lors de sa visite à Paris le 30 septembre. On se souvient que l’engagement français aux côtés du régime d’omar al-bachir avait coûté 8,9 milliards de dollars d’amende à la BNP pour avoir contrevenu aux sanctions américaines contre les États soutenant le terrorisme. La priorité du gouvernement soudanais est