Vivre la « révolution du sourire » dans un village algérien
Le 22 février 2019, des milliers d’algériens sont descendus dans les rues pour manifester contre la décision du président, Abdelaziz Bouteflika, qui occupe la fonction suprême depuis vingt ans, de briguer un cinquième mandat. Alors qu’il finit par démissionner en avril sous la pression de la rue et de l’armée, les populations ont massivement poursuivi leur mobilisation, réclamant le départ de tous les anciens symboles du régime et un changement du système.
Depuis l’emblématique place de La Grande Poste, au coeur d’alger, la capitale, jusqu’à la ville de Tamanrasset, située dans le sud du pays, à plus de 1 900 kilomètres, des millions d’algériens ont continué à manifester de manière pacifique et civilisée. Fin octobre 2019, pour le 36e vendredi consécutif, le mouvement de protestation a clos son huitième mois sans réelle avancée vers une solution à la crise.
Je suis arrivée à Alger lorsque la révolution a commencé en février. J’ai eu la chance de participer à la première grande manifestation du 1er mars. Il est vrai que la première marche fut organisée le 22 février, mais la première grande manifestation, celle que l’on a appelée « El Miliouniya » (« la manifestation du million »), a eu lieu le 1er mars. À Alger, avec ma mère, ma belle-soeur et mon frère, j’ai marché pendant des heures. À cette époque, les médias nationaux et étrangers étaient aux abonnés absents. J’avais décidé de filmer et de partager mes vidéos avec des journalistes de France 24 afin
que le monde entier puisse voir ce qui se passait en Algérie et ce dont les Algériens étaient capables : des manifestations pacifiques et civilisées.
J’étais étonnée, ravie, effrayée, exaltée, mais aussi inquiète. J’ai participé à plusieurs manifestations du vendredi, j’en ai observé certaines, et j’ai marché vers les places Audin et de La Grande Poste comme des milliers de mes compatriotes. Petit à petit, la presse nationale s’est invitée aux marches et les quelques correspondants étrangers sur place ou qui avaient réussi à obtenir un visa ont commencé à couvrir la « révolution du sourire ». Les yeux du monde, avec Al-jazeera, CNN, France 24, étaient rivés sur Alger.
• Loin d’alger, que se passe-t-il ?
Cependant, rares sont ceux qui se préoccupaient de ce qui se passait en dehors de la capitale et des grandes villes. J’ai décidé de quitter Alger et d’explorer les recoins les plus éloignés du pays. J’offre ici une esquisse, un petit aperçu de cette révolution dans deux communes de l’est algérien, situées à la frontière tunisienne, respectivement à 550 et 590 kilomètres de la capitale :
M’daourouche et El-ouenza. Plus qu’ailleurs en Algérie, la vie quotidienne y a été façonnée par les politiques économiques et sociales de l’ère Bouteflika (1999-2019). Dans ces deux villes désavantagées, le décalage spatial avec le nord est tel qu’il prend des proportions pathologiques. Dans ces lieux oubliés, le sentiment de marginalisation est profond et le désespoir y a trouvé refuge. Bien sûr, les habitants de M’daourouche et d’el-ouenza savaient ce qui se passait sur la place Audin grâce aux antennes paraboliques qui avaient envahi tout le territoire national dès le début des années 1990. Mais que se passait-il exactement là-bas, à M’daourouche et à El-ouenza ? Lorsque je suis arrivée dans les petites bourgades, la situation politique était encore incertaine puisque le président Abdelaziz Bouteflika n’avait toujours pas annoncé sa démission et il semblait difficile de prédire la position que l’armée allait prendre. Cependant, comme leurs concitoyens à Alger, Annaba et Constantine, les populations d’el-ouenza et de M’daourouche avaient pris part au mouvement populaire.
Le fait que des Algériens de tout le territoire participaient n’est pas surprenant. S’il existe diverses raisons internes qui les ont motivés à contester le cinquième mandat de Bouteflika, le statu quo a particulièrement affecté la périphérie. Les inégalités socio-économiques persistantes et les déséquilibres
régionaux entre le nord de l’algérie et le reste du pays sont criants ; plus on s’éloigne de la capitale, plus les écarts augmentent. Malgré les différentes stratégies de rééquilibrage, les populations de l’intérieur ont souffert des disparités géographiques croissantes.
Les communautés vivant dans ces territoires délaissés surveillent la situation politique de près. Si les habitants de l’est de l’algérie ont célébré avec joie le départ d’abdelaziz Bouteflika et de son clan, un véritable changement suppose pour eux un nouveau regard sur un développement plus équilibré. Depuis l’indépendance du pays en 1962, les autorités algériennes ont élaboré des politiques régionales afin de redresser les inégalités spatiales et de dynamiser les économies locales. Au cours de la dernière décennie, des progrès significatifs en matière de développement social et humain ont été enregistrés. Selon un rapport de 2015 de la Commission économique des Nations unies pour l’afrique, tous les indicateurs sociaux (éducation, santé, accès aux services et avantages sociaux de base) se sont améliorés dans le pays. Cependant, les disparités spatiales et le déséquilibre de développement restent un défi majeur pour l’état central, et la situation risque de s’aggraver du fait du blocage politique et de la stagnation économique.
La géographie algérienne est particulière. Le pays – de 2 381 741 kilomètres carrés – est divisé entre le littoral et les hauts plateaux/le Sahara. Les 48 wilayas (provinces) qui composent l’algérie se trouvent massivement dans le nord (36 sur 48), entre le littoral et les hauts plateaux. Plus de 70 % de la population vit dans le nord, tandis qu’à peine 13 % habite dans les 12 wilayas restantes situées dans le sud (89 % de la superficie). Cette répartition géographique inégale est principalement due à la concentration des activités économiques dans les zones urbaines. En 2015, pas moins de 719 000 entreprises sur les 1,6 million que compte l’algérie étaient situées dans les villes côtières. En d’autres termes, 46 % de l’activité commerciale existant en Algérie s’articule autour d’une zone ne dépassant pas 4 % de la superficie du pays.
• Des déséquilibres socio-économiques durables
Vivre la « révolution du sourire » dans un village algérien
Pour réduire ces inégalités spatiales et créer un environnement urbain/rural plus équilibré, les autorités ont lancé des plans de redéfinition territoriale et des promotions administratives. Aussi, une politique nationale d’aménagement du territoire et de développement durable fut-elle mise en place entre 2000 et 2015. Toutefois, en raison d’un manque de vision, d’une
mauvaise gouvernance et d’une corruption générale et généralisée, le plan n’a pas été à la hauteur de ses ambitions. Les écarts entre les communes de l’est sont tels que malgré les efforts déployés par les autorités, deux espaces contradictoires se côtoient. D’une part, il y a des régions, des centres urbains tels qu’annaba, qui sont plus avantagés, absorbant l’essentiel des investissements, et d’autre part, il y a des zones rurales et des sousensembles comme M’daourouche et El-ouenza qui sont marginalisés et démunis. Cela a donné naissance à un fort sentiment d’exclusion chez les populations. Ces déséquilibres sont la cause d’un exode rural croissant qui exerce une pression énorme sur les villes du nord et les villes côtières. Comme l’a expliqué un ancien fonctionnaire de l’assemblée municipale du peuple (APC), l’organe qui régit les municipalités, souhaitant garder l’anonymat : « Dans certaines régions, les problèmes sont nombreux. Ici, à M’daourouche, beaucoup de foyers vivent sans électricité et sans eau courante. Sans parler du manque d’un bon hôpital ou de bâtiments de loisirs. Les jeunes meurent de désespoir à El-ouenza, M’daourouche, Bir el-ater… Comment les convaincre, ainsi que la population en général, de rester ici ? Qui a envie de rester ici ? »
Les communes d’el-ouenza et de M’daourouche en sont un exemple. Elles se caractérisent par une situation géographique défavorable, un important éloignement des villes et une faiblesse des moyens de communication. El-ouenza, dans la province de Tébessa, est proche de la frontière tunisienne et compte environ 85 000 habitants. Elle est connue pour son minerai de fer qui alimente la grande aciérie d’arcelormittal Annaba, anciennement El-hadjar. Néanmoins, les espoirs meurent vite dans cette ville où la population affronte de profondes difficultés, à commencer par son éloignement. Elle est située à 70 kilomètres du chef-lieu de sa province et à 590 kilomètres de la capitale. De ce fait, la petite ville souffre de son isolement et du manque d’infrastructures et d’opportunités professionnelles, notamment pour les jeunes.
Dans cette région frontalière, les conditions naturelles sont rudes et les conditions économiques peu favorables. En effet, nombreux sont les membres des communautés locales qui n’ont d’autre alternative que la contrebande. La mine d’el-ouenza ne recrute pas ou très peu, et les jeunes sont marginalisés ou obligés d’être contractuels pour la modique somme de 150 euros par mois. Par conséquent, les individus se livrent à des activités parallèles. La plupart du temps, ce sont les jeunes qui recherchent un moyen de gagner leur vie et de prendre soin de leur famille. Ce sont parfois des employés, y compris des fonctionnaires, qui tentent d’avoir plus d’argent pour augmenter leurs bas salaires. D’autres zones frontalières, telles que Tébessa, Bir el-ater, Safsaf el-ouesra et Oum Ali, sont également connues pour être des régions de contrebande, principalement en raison de l’absence d’état et du manque d’activités économiques capables d’absorber des taux de chômage élevés.
Les produits algériens les plus populaires sont le carburant, le cuivre, les objets en acier inoxydable, les appareils électroniques et la technologie (téléphones portables), le bétail et les tapis traditionnels. En contrepartie, les produits tunisiens de contrebande sont principalement composés de pâtes, d’huile de table, de conserves de tomate, de helwet al-turk (halva) et d’essence de fruit pour le narguilé.