Regard de Laura Ruiz de Elvira sur la société civile en Syrie d’avant-guerre
disciplinarisation et à la répression. La Syrie passe ainsi d’un modèle étatique centralisé où l’état se concevait quasi comme l’acteur unique, bien que cela n’ait jamais été le cas dans la pratique, à un modèle d’action publique où les acteurs privés et la société civile sont appelés à « participer » et à jouer un rôle majeur dans l’effort développementaliste. Cette ingénierie, exclusive et inclusive à la fois, est risquée et délicate.
À court terme, elle semble être, de manière illusoire, performante. Elle aurait notamment permis à Bachar al-assad de réussir la transition et de se maintenir au pouvoir, ce que certains observateurs avaient considéré au début comme difficile. Elle aurait aussi noyé les initiatives du « printemps de Damas » à partir de 2001 et déjoué parallèlement les ambitions de changement souhaitées par l’opposition à l’intérieur du pays. Troisième réussite : la cooptation de nouveaux acteurs, outre ceux issus des milieux commerçants et entrepreneuriaux, séduits, eux, par les espaces créés par la libéralisation économique. De plus, la « décharge » sur des structures à vocation sociale comme les associations de bienfaisance permet, sur le moment, d’amortir les coûts sociaux de la libéralisation économique, sans que ces dernières remettent pour autant en cause les nouvelles politiques étatiques. Enfin, cette ingénierie séduit les bailleurs de fonds étrangers et les organismes internationaux, sensibles à la rhétorique d’ouverture et de modernisation du couple Al-assad. En d’autres mots, du tournant des années 2000 aux contestations de 2011, Bachar al-assad et toute une jeune génération de dirigeants syriens réussissent le double pari de maintenir au pouvoir un régime autoritaire et de le doter d’un semblant de normalité, de légalité, voire de vernis de modernité tant prisé par la communauté internationale.
Mais la redéfinition de l’action publique présente aussi des effets négatifs qui vont affaiblir les bases de la légitimité du régime, dont l’émergence d’une société et d’une croissance économique à deux vitesses qui aboutit à l’appauvrissement d’une partie de la population et à une augmentation des écarts entre les différentes couches sociales ; la recrudescence et, surtout, la visibilisation du phénomène de corruption et des pratiques prédatrices de certaines figures proches du pouvoir ; et la mise en évidence du déclin grandissant du système de protection sociale organisé par l’état. Dans ce contexte au bilan mitigé, le mécontentement et les polémiques surgissent à la fin de la décennie au sein même du gouvernement et du Baas entre partisans et détracteurs des nouvelles politiques économiques. Ces transformations conduisent à une accumulation de frustrations et à la décrédibilisation du régime ; elles semblent ainsi, in fine, préparer un terreau propice à la révolte.
Quel a été le rôle de la première dame, Asma al-assad, dans le développement de ce tissu associatif promu par le régime ?
Suivant les pas de la famille royale jordanienne ou de Leila ben Ali, la première dame tunisienne entre 1992 et 2011,
Asma al-assad s’engage dans plusieurs projets associatifs, entretenant une image
« moderne », souriante, à l’écoute et prosociété civile.
Dans une première phase, elle fonde une série d’organisations dont les populations cibles correspondent à des segments de la population traditionnellement visés et encadrés par les structures liées au Baas
(syndicats et « organisations populaires »).
Parmi elles, Shabab (« jeunes » en arabe), consacrée aux jeunes ; Mawred (« source ») pour les femmes ; et Firdos (« paradis »), consacrée à l’« autodéveloppement du monde rural ». Ces organisations constituent un système de maillage inédit de la société syrienne, dont la nouveauté réside dans l’approche, dans les financements (en provenance du secteur privé et des bailleurs de fonds internationaux plutôt que de l’état) et dans un efficace relookage, surtout vis-à-vis de l’extérieur. Dans le même temps, la première dame apporte aussi son soutien à toute une panoplie d’associations qui, bien que gérées de manière indépendante, se situent également en « proximité cognitive » avec les visions