Libye : l’intempestive et interminable transition politique
« Les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. » Cette formule de Raymond Aron (1905-1983) trouve son illustration dans le cas libyen (1). La guerre menée par L’OTAN sous l’égide de L’ONU a détruit l’embryon d’état légué par Mouammar Kadhafi (19692011) et rompu un processus interne de changement mis en place en 2000. Elle a déstabilisé le pays, créant un vide politique et sécuritaire dangereux en Méditerranée, ce dont témoignent la menace terroriste et l’expansionnisme de la Turquie. Elle a rendu possible le développement de l’extrémisme islamiste, sans parler de l’immigration clandestine, de l’implantation de l’organisation de l’état islamique (EI ou Daech) et d’al-qaïda, et de l’influence croissante de certains pays.
Les différentes tentatives de mise en place des institutions politiques acceptées par tous sont un échec. Les efforts des Nations unies de faire dialoguer les Libyens afin qu’ils trouvent une solution consensuelle de sortie de crise n’ont pas abouti, faute de résoudre deux problèmes cruciaux : la répartition équitable des richesses pétrolières et la réunification d’un pays divisé et miné par les milices qui résistent à tout désarmement.
Régression économique et paupérisation sociale
Les rapports les plus récents indiquent une paupérisation croissante de la classe moyenne avec 40 % de la population totale (6,77 millions de personnes en 2019) dans la pauvreté (2). Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de
L’ONU, 1,3 million de Libyens auront besoin d’une assistance humanitaire début 2021. Le secteur de la santé est à l’agonie et le pays manque d’eau alors que l’électricité est rationnée. D’après L’UNICEF, au moins 350 000 enfants ont besoin d’aide sanitaire et alimentaire. À cela s’ajoutent une inflation galopante et une détérioration des échanges, avec une balance commerciale déficitaire, ainsi qu’une politique financière de la Banque centrale libyenne (BCL, basée à Tripoli) désastreuse. Sans oublier le désespoir des jeunes (la moitié de la population a moins de vingt-cinq ans) sans emploi ni perspective ; on note même l’augmentation du nombre de suicides. Telle est la situation d’un pays à l’agonie, miné par la corruption (la Libye figure au 168e rang sur 198 à l’index 2019 de Transparency International), le népotisme et la captation des ressources financières pétrolières par une minorité de nouveaux privilégiés, parmi lesquels les islamistes.
La guerre menée contre le régime de Kadhafi fut une guerre pour le contrôle des ressources énergétiques et minières. Les grandes puissances sont en compétition pour les acquérir et le soutien aux différents acteurs constitue pour elles un moyen de s’assurer une position privilégiée dans l’approvisionnement énergétique futur (3). Le déroulement des événements les plus récents le confirme. C’est d’abord la fermeture, entre janvier et septembre 2020, par l’armée nationale libyenne (ANL) et les tribus de l’est et du sud libyen des principaux puits pétroliers, causant un manque à gagner de plusieurs milliards de dollars. Deux revendications majeures sont présentées par les tribus : la formation d’un nouveau gouvernement d’union nationale et une vraie politique de redistribution. C’est ensuite la signature, en septembre 2020, entre le Gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez el-sarraj (depuis 2016) et le président turc, Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014), d’un mémorandum impliquant une présence militaire turque en Libye et des ambitions pour le contrôle d’une partie des puits pétroliers. L’accord signé le 19 septembre 2020 entre un membre du Conseil présidentiel de Tripoli et Khalifa Haftar, chef de L’ANL, constitue une réponse aux revendications des tribus concernant la répartition des revenus pétroliers. Ce texte autorise la reprise des exportations de brut à condition que les milliards de dollars de revenus soient déposés sur le compte de la Banque libyenne extérieure, séparé de celui de la BCL, soupçonnée de mauvaise gestion, d’inégale redistribution des richesses en hydrocarbures et de financement de milices islamistes. L’accord stipule qu’une solution équitable et durable devra être trouvée pour que les revenus du pétrole soient redistribués de manière juste entre les trois régions historiques du pays (Tripolitaine à
l’ouest, Cyrénaïque à l’est, Fezzan au sud). Il stipule également qu’une Commission tripartite et permanente devra être créée pour répartir les revenus pétroliers selon des modalités définies au sein du Forum du dialogue politique libyen.
La juste répartition des revenus pétroliers est un enjeu capital, et c’est un facteur aggravant de la crise politique. Celle-ci ne pourra trouver d’issue positive et durable que si ce problème de la redistribution est résolu. De fait, il le sera difficilement, car les milices islamistes de Tripoli et de Misratah sont contre toute nouvelle politique en la matière, quitte à s’opposer au GNA, celui-ci semblant enclin à vouloir aller dans le sens de l’accord de septembre 2020. Le tiraillement entre ces milices et Fayez el-sarraj se reflète dans le conflit qui oppose la Compagnie nationale du pétrole (NOC) à la BCL, qui refuse toute nouvelle politique financière de dépôt des revenus sur un compte séparé. Consciente de cet enjeu, la Mission d’appui des Nations unies en Libye (UNSMIL) a organisé, les 14 et 15 décembre 2020, une conférence internationale à Genève avec la présence des dirigeants de la NOC et de la BCL afin de régler ce problème et de définir des réformes économiques et financières, sans lesquelles aucune solution à la crise n’est possible et viable.
Un pays divisé, une situation politique bloquée
La dégradation des conditions de vie a nourri les ressentiments de la population à l’égard du pouvoir, contribuant ainsi au rejet des partis, à la résurgence du pouvoir des tribus et donc à une retribalisation de la vie politique (4). À la désorganisation de l’économie s’est ajoutée une grave crise à l’issue incertaine. Les institutions de l’état sont divisées, les centres de pouvoir morcelés, le tout sur fond de corruption et de détournement des ressources financières et énergétiques.
La structure du pouvoir mise en place en application de l’accord de Skhirat (Maroc) de décembre 2015 n’a jamais fonctionné (5). Le GNA, reconnu par la communauté internationale, n’a pas été en mesure de gouverner de manière légitime et efficace. Ses décisions ont toujours été contestées par l’est du pays, et parfois aussi par les milices islamistes de Tripoli et de Misratah. Outre les problèmes de corruption et d’utilisation abusive et discriminatoire des ressources financières du pétrole, ce gouvernement n’a pas été capable de désarmer les milices et de s’en affranchir. Le Conseil présidentiel, composé initialement de huit personnes, a été réduit à quatre, les autres membres qui représentent l’est et le sud ayant démissionné pour protester contre la domination de Tripoli et de Misratah. La coopération consensuelle supposée entre le Parlement élu de Tobrouk et le Haut Conseil d’état, instance créée par l’accord de 2015, n’a jamais eu lieu. Le Parlement de Tobrouk, appelé Chambre des représentants et installé à Benghazi depuis 2020, a toujours contesté la légitimité du Haut Conseil d’état, qui a été le moyen par lequel les islamistes de la première assemblée élue (le Congrès général national en 2012), sous le leadership du Parti de la justice et de la reconstruction, ont pu retrouver une certaine influence. La Libye a donc de facto deux gouvernements, deux Parlements.
Elle a également deux armées : L’ANL, placée sous l’autorité du Parlement et du gouvernement de Benghazi et dirigée par Khalifa Haftar, et une sorte de garde présidentielle appelée Bounyan al-marsous, placée sous l’autorité de Fayez el-sarraj, lui-même tenant sa légitimité du soutien international et de la protection des milices islamistes. Ces deux armées sont en compétition pour le contrôle du territoire. C’est particulièrement le cas dans le sud du pays. Ce dédoublement se retrouve sur le plan financier, puisque si la BCL est basée à Tripoli avec un gouverneur à sa tête, elle en a un autre à Benghazi, désigné par la Chambre des représentants. Les deux entités impriment leurs propres billets.
L’impuissance de la communauté internationale
S’agissant de l’action de L’UNSMIL, il faut admettre son échec. Depuis septembre 2011, six représentants se sont succédé et aucun d’entre eux n’a été en mesure de proposer une solution
pragmatique, solide et durable à la crise libyenne. La mission de Ghassan Salamé, qui a démissionné en mars 2020, ne fait pas exception. Sa « feuille de route » de 2017 n’a pas pu être appliquée en raison de ses incohérences. Les élections fixées en 2018 n’ont pas eu lieu, le congrès national de réconciliation prévu ne s’est jamais tenu.
L’une des dernières erreurs en date des Nations unies est d’avoir soutenu des parlementaires dissidents de la Chambre des représentants, opposés à son président, Aguila Salah Issa (depuis 2014). En fonction depuis mars 2020, la représentante de L’UNSMIL, Stéphanie Williams, a poursuivi la même erreur en encourageant ces parlementaires à se réunir à Ghadamès début décembre 2020 après une précédente rencontre à Tanger (Maroc) à la mi-novembre 2020. Cet événement risque d’aggraver les divisions et de conduire à une impasse. Enfin, L’UNSMIL a organisé un Forum du dialogue politique libyen voulu comme une « instance représentative » de la volonté du peuple libyen. Or cet organe, chargé de fixer les critères permettant la désignation d’un nouvel exécutif au niveau national, est contesté pour sa non-représentativité.
Revenons sur cette dernière tentative. Réuni à Tunis du 9 au 15 novembre 2020, un groupe de 75 Libyens et Libyennes cooptés par L’UNSMIL, dénommé donc Forum du dialogue politique libyen, a adopté un document intitulé « Feuille de route pour la phase préparatoire en vue d’une solution compréhensive », qui devrait déboucher sur des élections parlementaires et présidentielle le 21 décembre 2021. Ce document est voulu dans la continuité de l’accord de Skhirat de 2015 et de la Déclaration constitutionnelle d’août 2011. L’ambition est de faire en sorte que les trois documents constituent le cadre constitutionnel de la vie politique en Libye.
L’échéance électorale de décembre 2021 vise donc à former un exécutif dualiste avec un Conseil présidentiel de trois membres appartenant aux trois régions historiques, et un nouveau gouvernement d’union nationale dirigé par un Premier ministre, lequel doit être légitimé par un vote majoritaire de la Chambre des représentants. L’objectif final est d’établir la souveraineté de la Libye sur l’ensemble du territoire, de mettre un terme à la présence étrangère, d’assurer la sécurité aux Libyens en faisant cesser les luttes armées, d’unifier les institutions étatiques, d’améliorer la performance économique, de combattre la corruption et le gaspillage de l’argent public, de protéger et promouvoir les Droits de l’homme, l’égalité entre hommes et femmes, une « vraie représentation » des femmes (un quota de 30 % dans le prochain gouvernement) et des jeunes. Cette « Feuille de route » fait l’objet de multiples critiques. D’abord, c’est la question de la légitimité et de la représentativité de ses membres : ils ont été cooptés par L’UNSMIL sur la base de critères peu clairs et peu transparents. Outre quelques élus de la Chambre des représentants et du Haut Conseil d’état, on y trouve des acteurs de la société civile (notion vague), des jeunes et des femmes selon une approche dite « inclusive ». Plusieurs
membres de ce Forum du dialogue politique libyen ne représentent qu’eux-mêmes et ceux qui portent la voix de la Chambre des représentants sont contestés et ont été rappelés à l’ordre. Autre problème, cette « Feuille de route » transforme l’accord de Skhirat en un document constitutionnel alors qu’il n’a pas été approuvé par le Parlement. C’est dire que du point de vue de la hiérarchie des normes, le texte de décembre 2015 est placé au-dessus de la Déclaration constitutionnelle de 2011, qui régit la période de transition jusqu’à l’instauration de nouvelles institutions. Si la « Feuille de route » est adoptée en l’état, cela créera des conflits d’interprétation, compliquera davantage la situation, et rendra inutiles et non opérantes les conclusions du Forum du dialogue politique libyen. Cela aggravera la crise, comme l’indique la prise de position de sept partis et organisations et 60 personnalités, qui ont signé le 9 décembre 2020 un appel adressé à L’UNSMIL demandant d’amender la « Feuille de route » afin qu’elle réaffirme la prééminence et la primauté de la Déclaration de 2011 sur tout autre document.
• Un aggiornamento et une nouvelle stratégie indispensables
Il est indispensable de réévaluer de manière critique l’implication de L’ONU en Libye et plus que nécessaire de réfléchir à d’autres modalités de médiation onusienne. Trop de temps a été perdu dans la recherche d’un consensus illusoire et dans la poursuite d’une politique dite « inclusive » qui ne peut conduire qu’à la paralysie. La Libye post-kadhafi et le peuple libyen ont besoin de sortir du marasme dans lequel l’intervention occidentale de 2011 les a plongés.
Il est urgent de repenser la transition et de rompre avec la stratégie qui y a présidé jusqu’à maintenant. Il ne suffit pas d’élire un Parlement et un président. Les expériences électorales de 2012 et 2014 l’ont démontré. Ni le Congrès national général ni la Chambre des représentants n’ont été en mesure de mettre en place une gouvernance démocratique. Au contraire, les problèmes se sont aggravés. Aucun gouvernement, ni à l’est ni l’ouest, n’a pu asseoir son autorité sur l’ensemble du territoire ; pas même le GNA, qui est pourtant reconnu et soutenu par la communauté internationale. Il doit faire face quotidiennement au défi des milices armées qui détiennent le véritable pouvoir en Tripolitaine et contestent chacune de ses décisions. Un aggiornamento est indispensable, et une nouvelle stratégie de sortie de crise nécessaire (6). Compte tenu de l’impasse, il convient d’abandonner l’accord de 2015, de geler les institutions qui en sont issues, de remettre à plus tard les élections et d’adopter un nouveau calendrier. Celui-ci implique la mise en place d’un exécutif solide pour une période de trois ans, adossé à des institutions consultatives provisoires. Il s’agirait d’une présidence collégiale ou d’un Conseil présidentiel constitué de trois personnalités influentes, respectées et issues des trois entités historiques du pays. C’est une décision qui doit être prise par L’ONU, qui est à l’origine de la crise. Ce triumvirat devrait avoir la responsabilité de former un gouvernement d’union nationale composé de technocrates. Sa mission consisterait à réunifier les institutions de l’état (armée, police, Banque centrale, etc.), à démilitariser les milices, à assurer le retour dans leurs foyers des réfugiés intérieurs et extérieurs, à restaurer la souveraineté territoriale de la Libye, à sécuriser les frontières et les ressources pétrolières, à faire repartir l’économie, à rédiger une Constitution, à poser les fondements d’un État de droit, à organiser un référendum constitutionnel et à
préparer les futures élections. L’armée devrait être reconstruite autour du noyau que constitue L’ANL.
Ce Conseil présidentiel et ce gouvernement d’union nationale devraient pouvoir s’appuyer sur deux Assemblées consultatives. Au sein de la première siégeraient les leaders des tribus les plus influentes, tandis que la seconde rassemblerait des membres des partis politiques, des organisations socioprofessionnelles, des personnalités issues de la société civile et des kadhafistes. Ces deux Assemblées formuleraient des recommandations au gouvernement et serviraient de structure de médiation entre l’exécutif et la société, de telle sorte que les décisions prises soient légitimées et ainsi plus facilement appliquées.
Cet exécutif provisoire devrait obtenir l’agrément et le soutien de la communauté internationale avec laquelle il conclurait un contrat « gagnant-gagnant » de gouvernance, assorti d’un calendrier et d’objectifs précis. En échange, le gel des fonds souverains libyens serait annulé pour permettre à l’exécutif provisoire d’accomplir sa tâche. On pourrait aussi envisager une levée graduelle et contrôlée de l’embargo sur les armes (en vigueur depuis février 2011 et régulièrement violé). Sous l’égide de L’ONU et en accord avec l’exécutif provisoire, un Observatoire international serait mis en place avec pour mission d’assurer le suivi et d’accompagner l’exécutif dans la phase de transition ; phase qui s’achèverait avec l’installation d’un pouvoir légitime et démocratiquement élu.
La crise libyenne, qui dure depuis vingt ans, est une crise politique, économique, sociale et morale. C’est aussi une crise du lien social national. La guerre contre le régime de Mouammar Kadhafi a mis fin à un processus de transformation incrémental et a engendré une crise du sentiment d’appartenance laissant place au désenchantement national et à la résurgence du régionalisme, du localisme et du tribalisme.
Dans une société qui demeure traditionnelle, le rôle social et politique des tribus a été sous-estimé ; leur capacité à assurer une certaine pacification des liens sociaux et une sécurisation du territoire n’a pas été suffisamment prise en compte ni intégrée dans le processus politique. Il faut alors repenser le rôle des tribus dans le système libyen.
Enfin, depuis 2011, la communauté internationale et L’ONU ont fait fausse route dans leur gestion du dossier libyen. À l’heure où les foyers de tensions se multiplient et où les risques de désintégration de la Libye augmentent chaque jour, il est temps de repartir sur de nouvelles bases susceptibles de sauver le pays d’un désastre prévisible. Un aggiornamento est indispensable, et une nouvelle stratégie de sortie de crise est plus que jamais nécessaire.