La politique libyenne de la Turquie, miroir d’une diplomatie pragmatique mais téméraire
L’intervention turque en Libye a surpris beaucoup d’observateurs. Certes, depuis une vingtaine d’années, la diplomatie du Parti de la justice et du développement (AKP) a donné à la Turquie un rayonnement régional, voire international. Mais, à cet égard, les dernières ambitions d’ankara s’étaient surtout traduites jusqu’à présent par des opérations militaires transfrontalières en Syrie, s’accompagnant d’une convergence tactique avec la Russie et l’iran dans le cadre du processus d’astana. En portant le fer en Libye, grâce à ses forces navales, l’armée turque a montré qu’elle pouvait agir sur des espaces plus éloignés et plus complexes.
L ’armée turque a su déployer des militaires, des mercenaires et des armements sophistiqués pour venir au secours d’un exécutif ami, celui du Gouvernement d’union nationale (GNA), et par ailleurs sauvegarder ou promouvoir ses positions sur d’autres théâtres d’opérations (Méditerranée et Afrique orientales). Alors que, depuis, la Turquie a confirmé cette
vocation offensive en inaugurant une politique de la canonnière face à la Grèce et à Chypre, puis en s’engageant dans le Caucase aux côtés de l’azerbaïdjan, cette opération libyenne est riche d’enseignements pour comprendre le cheminement et les nouveaux ressorts de la politique étrangère du président Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014). La projection turque en Libye ramène certes la Turquie à des
épisodes douloureux de son histoire ottomane, mais aussi, et surtout, à des souvenirs plus récents qui ne sont pas moins pénibles. Présent dans cette aire dès le milieu du XVIE siècle, l’empire ottoman s’y maintient grâce à la régence de Tripoli exercée par la dynastie des Karamanli, jusqu’à ce que la Porte en reprenne le contrôle direct en 1835. Alors que les Britanniques ont déjà étendu leur domination sur l’égypte dans les faits, et qu’en 1881, les Français ont établi un protectorat en Tunisie après avoir conquis l’algérie au début du XIXE, la Libye est la dernière possession véritable des Ottomans en Afrique du Nord. La guerre de 1911, qui voit le royaume d’italie s’emparer de la Tripolitaine, de la Cyrénaïque et du Fezzan, est d’autant plus fâcheuse qu’avec les guerres balkaniques qui suivront en 1912 et 1913, elle fait partie des ultimes conflits qui consacrent l’incapacité de l’empire à enrayer son déclin malgré ses efforts, avant la Première Guerre mondiale qui lui sera fatale. Cent ans plus tard, lorsque les « printemps arabes » éclatent et que la Libye commence à être affectée par un mouvement de rébellion, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan a retrouvé une influence non négligeable dans ce pays. En dépit de relations politiques inégales avec le régime de Mouammar Kadhafi (1969-2011), qui propose, en 1975, un soutien pétrolier à Ankara confrontée à l’embargo américain consécutif à son intervention à Chypre, mais qui humilia aussi, en 1996, le Premier ministre islamiste, Necmettin Erbakan (1996-1997), lors d’une visite à Tripoli, la Turquie entretient, à la veille des « printemps arabes », une relation économique dense avec la Libye, où résident quelque 25 000 expatriés turcs. Les investissements d’ankara dans ce pays s’élèvent alors à 15 milliards de dollars et ses exportations, qui y ont franchi les 2 milliards, s’annoncent prometteuses pour les années à venir. En novembre 2010, le Premier ministre Erdogan (2003-2014), accompagné d’un aréopage d’hommes d’affaires, effectue une visite officielle en Libye où il est reçu en grande pompe par Mouammar Kadhafi, qui lui décerne le prix international Al-kadhafi pour les Droits de l’homme, récompensant « des services éminents rendus à l’humanité » (1).
• Incertitudes face à l’insurrection de 2011
La contestation qui commence en Libye à la mi-février 2011 surprend le gouvernement turc, mais elle a aussi immédiatement pour lui des conséquences désagréables. Alors même
que les émeutiers ont tendance à considérer les Turcs, parce qu’ils travaillent pour le régime, comme des soutiens à celui-ci, la Turquie doit mettre en place un pont aérien pour évacuer dans l’urgence la plupart des expatriés qu’elle entretient en territoire libyen. Parallèlement, tout en demandant à Kadhafi de ne pas commettre l’erreur « d’ignorer les aspirations du peuple à la démocratie et la liberté », Recep Tayyip Erdogan refuse de suivre les appels des Occidentaux au départ du dictateur, et alors que la Ligue arabe et les Russes s’y rallient, il va s’opposer jusqu’au bout à l’intervention militaire déclenchée à l’issue de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de L’ONU, au point que la Turquie n’est pas invitée au sommet de Paris réuni, le 19 mars 2011, par le président français Nicolas Sarkozy (2007-2012), avant les premières frappes franco-britanniques de l’opération « Aube de l’odyssée » (19-31 mars 2011). Isolé, le chef du gouvernement turc dénonce, pour sa part, un engagement militaire visant surtout à satisfaire les intérêts économiques de ses promoteurs (Paris en particulier), en s’indignant qu’un proche du président français ait osé le qualifier de « croisade » (2).
Après la première vague de soulèvements arabes (Tunisie, Égypte, Yémen, Bahreïn) qui avait été accueillie favorablement par Ankara, l’insurrection libyenne, comme d’ailleurs un mois plus tard le « printemps syrien », met ainsi le gouvernement turc dans l’embarras, en touchant directement à ses intérêts économiques et en remettant en cause une coopération patiemment construite au cours des années qui ont précédé. Toutefois, le transfert rapide à L’OTAN du commandement des opérations militaires engagées, qui modère le leadership franco-britannique initial, est perçu par la Turquie comme un premier acquis susceptible de lui permettre de revenir dans le jeu libyen. Au mois d’avril 2011, cette posture turque ambiguë et attentiste provoque cependant des manifestations hostiles à Ankara dans l’ouest du pays, tenu par l’opposition. Il faut attendre ainsi le début du mois de mai pour voir Erdogan changer de ton, réclamer le départ immédiat de Kadhafi et nouer des relations sérieuses avec les représentants de la rébellion avant de reconnaître le Conseil national de transition libyen (CNT). Dès lors, le gouvernement turc se lance dans une course effrénée pour rattraper le temps perdu et retrouver une position de premier plan, au moment où le régime de Kadhafi est en train de s’effondrer. Cette remise en selle s’opère pendant l’été 2011, notamment grâce à un appui efficace en espèces généreusement et rapidement fourni par la Turquie au CNT (3) ; ce qui tranche avec les soutiens plus lents car plus procéduriers apportés par les Occidentaux.
En septembre 2011, la Libye est, après l’égypte et la Tunisie, la troisième étape de la tournée triomphale qu’erdogan effectue dans les pays les plus en vue lors des « printemps arabes ». Les contradictions initiales d’ankara en Libye semblent déjà loin, alors que l’on parle encore d’un « modèle turc » pour les États arabes en transition. Dans son discours à Tripoli, le leader turc met surtout en garde les Libyens contre les appétits énergétiques des Occidentaux, qui menacent selon lui la reconstruction du pays. « La Libye appartient aux Libyens et cela doit rester ainsi. Dieu vous bénisse ! », s’écrie-t-il à Tripoli.
• La Turquie face à la deuxième guerre civile libyenne
La première guerre civile libyenne (février-octobre 2011) laisse malgré tout à la Turquie un souvenir amer : celui d’avoir perdu les positions économiques enviables qu’elle occupait auparavant dans ce pays, tout en ayant été prise de vitesse et bousculée sur les plans diplomatique et militaire par ses alliés occidentaux dans la gestion de la crise. En outre, lorsqu’une deuxième guerre civile éclate en Libye en mai 2014, la situation intérieure et extérieure de la Turquie a beaucoup changé. Sur le plan intérieur, le gouvernement de L’AKP, qui a réprimé les manifestations de Gezi en mai 2013 et qui est entré en conflit avec son ancien allié güleniste, est tombé de son piédestal. Sur le plan extérieur, sa rupture spectaculaire avec la « nouvelle » Égypte d’abdel Fattah al-sissi (depuis 2013) et son implication complexe dans le conflit syrien contribuent à brouiller son image dans le monde arabe et chez les Occidentaux. En bref, la Turquie n’est plus le « modèle » qu’elle a pu être, et elle apparaît de plus en plus comme un régime autoritaire, allié de gouvernements ou de mouvements proches des Frères musulmans dans la région.
La position adoptée par Ankara dans la deuxième guerre civile libyenne confirme cette tendance. Elle voit le gouvernement turc et le Qatar se rapprocher du « gouvernement
de Tripoli » dominé par les Frères musulmans et s’attirer les foudres du « gouvernement de Tobrouk », seule instance internationalement reconnue jusqu’en mars 2016. Plusieurs incidents diplomatiques ont lieu, cet exécutif dénonçant les ingérences d’ankara dans les affaires du pays et annonçant sa volonté d’exclure la Turquie des appels d’offres internationaux. Cette situation conflictuelle voit dès l’automne 2014 le gouvernement de L’AKP rapatrier les quelques centaines de ressortissants renvoyés dans ce pays pour y rétablir sa présence depuis le début de la transition politique, avant qu’au printemps 2015 des navires de commerce turcs n’essuient régulièrement des tirs de semonce au large des côtes libyennes. Lorsqu’un an plus tard, le GNA de Fayez el-sarraj est constitué, laissant espérer une solution à la crise, Ankara lui apporte son soutien, en souhaitant qu’il favorise un retour des entreprises turques en Libye. Mais la guerre civile se poursuit.
En juillet 2017, la Turquie observe un silence poli quand Emmanuel Macron, nouvellement élu, parvient à réunir les deux protagonistes majeurs du conflit libyen, Fayez el-sarraj, le chef du GNA reconnu par L’ONU, et Khalifa Haftar, le commandant de l’armée nationale libyenne (ANL), qui tient l’est du pays, au château de La Celle-saint-cloud, pour conclure un cessez-le-feu et planifier une sortie de crise. Pourtant, Haftar, soutenu par l’égypte, les Émirats arabes unis, voire indirectement par la Russie, et désormais reconnu par la France, apparaît comme le grand bénéficiaire de cet accord, qui finalement n’empêche pas la poursuite d’un conflit tournant de plus en plus à son avantage. Il faut dire que le nouveau président français a fait de la lutte contre le « terrorisme islamiste » (qui passe par une alliance forte avec les régimes arabes sunnites conservateurs, notamment l’arabie saoudite, l’égypte et les Émirats arabes unis) l’une des priorités de sa politique étrangère (4). La présence turque en Libye apparaît ainsi menacée par les évolutions tant diplomatiques que militaires de la crise. En novembre 2018, estimant que l’on tente de tenir son pays en dehors du processus de règlement qui est recherché en Libye, le vice-président turc, Fuat Oktay (depuis 2018), claque la porte d’une réunion organisée par le gouvernement italien pour rapprocher les deux camps. Sur le terrain, par ailleurs, en 2019, l’avenir du GNA semble de plus en plus compromis, tant la supériorité militaire de L’ANL sur les différents fronts se confirme.
• La double face de l’offensive turque en Libye
En signant un double accord militaire et maritime avec le gouvernement de Fayez el-sarraj le 28 novembre 2019, la Turquie entend enrayer le risque de sa marginalisation en Méditerranée orientale et en Libye. À la suite de l’échec en juillet 2017 de la dernière tentative de réunification de Chypre, et alors que Nicosie souhaite commencer l’exploitation de ses gisements concédés à des compagnies internationales, Ankara décide de revenir par tous les moyens dans le grand jeu gazier en cours dans cette zone. Ainsi, après avoir envoyé ses forces navales mettre un terme à la mission d’un vaisseau du groupe italien ENI, la Turquie lance ses propres prospections dans des zones disputées en déployant des navires dont les noms évocateurs (Fatih, Yavuz, Kanuni) sont ceux des sultans ottomans les plus célèbres.
Car cette entreprise, loin d’être uniquement guidée par des motivations énergétiques, rejoint une préoccupation stratégique. En effet, au cours des deux dernières décennies, la découverte de gisements de gaz importants par Israël, Chypre et l’égypte a suscité non seulement un phénomène d’appropriation des espaces maritimes par le biais des délimitations de zones économiques exclusives (ZEE), mais aussi la formation de nouvelles connivences régionales (5). Ainsi a-t-on assisté à une convergence tripartite rapprochant la Grèce et Chypre de l’égypte qui a abouti en janvier 2019 à la création, au Caire, d’un forum gazier rassemblant en outre Israël, les Territoires palestiniens et l’italie. La Turquie craint que ces développements ne conduisent à la reproduction de la situation d’enclavement qu’elle connaît déjà en mer Égée face à la Grèce et ses îles. Elle rappelle ainsi qu’elle a le plus long littoral méditerranéen et clame son intention désormais de défendre sa « patrie bleue » (mavi vartan, en turc).
Ce concept, créé en 2006 par le contre-amiral Cem Gürdeniz, entendait à l’origine souligner la nécessité pour la Turquie de renforcer ses capacités navales afin de pouvoir intervenir même sur des espaces maritimes éloignés (6). À partir de 2019, Recep Tayyip Erdogan en fait le mot d’ordre d’une Turquie qui souhaite pouvoir accéder aux trois mers (Noire, Égée, Méditerranée) qui l’entourent, en conjurant un scénario d’enfermement. En délimitant sa ZEE avec la Libye, par l’accord maritime du 28 novembre 2019, la Turquie change ainsi la donne pour ouvrir un corridor entre la mer Égée, dominée par la Grèce, et le reste de la Méditerranée orientale, structurée par une nouvelle géopolitique gazière.
Mais pour rebattre les cartes en mer, il faut aussi prendre pied sur terre, en Libye notamment, et sauver le GNA, en mauvaise posture face à L’ANL. C’est l’objet du second accord militaire qui connaît rapidement des suites puisque, dès le début de l’année 2020, le Parlement turc vote une motion y autorisant l’envoi de troupes. Comme en Méditerranée orientale, pour la Turquie, il s’agit de s’opposer à ce qu’elle perçoit tel un fait accompli tendant à remettre en cause sa présence dans des zones où elle estime avoir un droit de regard. Lors d’un premier épisode diplomatique, au cours duquel il essaie d’abord de trouver un terrain d’entente avec la Russie dans une dynamique qui n’est pas sans rappeler celle du processus d’astana en Syrie, Recep Tayyip Erdogan tente ensuite de jouer les premiers rôles, lors de la conférence de Berlin organisée par les Européens, le 20 janvier 2020. Le cessez-le-feu obtenu est néanmoins fragile
et la pression de L’ANL sur le GNA s’accentue dans les semaines qui suivent, tandis que la Turquie dénonce le soutien qu’offrent à Khalifa Haftar l’égypte, les Émirats arabes unis, mais aussi la Russie et la France. En mai 2020, invoquant la protection de ses intérêts et la défense d’un gouvernement reconnu par les Nations unies, la Turquie apporte, lors de l’opération « Tempête de paix », un soutien déterminant aux forces du GNA, en leur permettant de repousser l’offensive de L’ANL sur Tripoli et de contre-attaquer en direction de Syrte, au point que l’égypte menace d’intervenir dans le conflit si cette ville tombe. Le 19 mai notamment, les drones turcs font sensation lors de la reprise de la base d’al-watiya en damant le pion au système russe de défense aérienne de courte portée Pantsir, utilisé par les troupes d’haftar. Mais, l’intervention turque a reçu aussi l’aval des États-unis, inquiets de voir se profiler, derrière les succès de L’ANL, soutenue entre autres par les mercenaires russes du groupe Wagner, le spectre d’une implantation durable de la Russie en Libye.
• Les leçons stratégiques de l’intervention turque
Au mois de juillet 2020, alors qu’il célèbre la reconversion de Sainte-sophie en mosquée, Recep Tayyip Erdogan savoure aussi le récent succès de sa campagne libyenne, qui lui permet à la fois de tenir tête aux pays riverains de la Méditerranée orientale et de conforter ses positions dans l’est de l’afrique, d’où les Égyptiens et les Émiratis semblaient en passe de le chasser, un an plus tôt, après la chute de son allié soudanais, Omar al-bachir (1989-2019). Soucieuse de défendre pragmatiquement ses intérêts en Libye, la Turquie y a réussi un coup tactique téméraire, qui n’a pas pour autant pérennisé sa position stratégique dans la région. En premier lieu, elle n’a pu exporter en Libye le processus d’astana et sa relation avec la Russie, tendue d’ailleurs au même moment en Syrie du fait de la crise d’idlib, demeure donc inconstante. En second lieu, si les Européens avancent en ordre dispersé sur le dossier libyen, et qu’elle s’y soit surtout trouvée confrontée à la France, elle n’a pas pu emporter le soutien de l’union européenne (UE) en faveur du GNA. Enfin, le renouveau espéré de sa relation avec les États-unis (7) ne s’est pas confirmé par la suite, notamment en Méditerranée orientale, où la diplomatie américaine préserve son allié grec, et au Moyen-orient, où celle-ci continue d’entretenir des liens privilégiés avec l’arabie saoudite et les Émirats arabes unis.
En Libye même, par ailleurs, pendant l’été 2020, Ankara a essayé de consolider sa position et celle du GNA, en tentant de mobiliser la communauté internationale et de faire revenir les compagnies étrangères pour engager un processus de reconstruction. Mais ces démarches n’ont guère suscité que l’intérêt courtois de l’italie, de Malte ou du Qatar. En septembre 2020, la population de Tripoli en colère a manifesté dans les rues contre les pénuries. Les suites de ces événements, qui ont vu la suspension du ministre de l’intérieur et l’annonce par Fayez el-sarraj de son intention de démissionner, ont confirmé la fragilité du GNA. La Turquie n’a cessé de mettre en exergue la légitimité internationale de ce gouvernement lors de son intervention militaire. Or cette instance s’avère contestée, même dans la partie du pays qui est censée lui être favorable. L’unité des factions et des tribus provoquée par l’offensive de L’ANL a donc vécu, et si la Turquie a repris pied en Libye, elle doit tenir une position incertaine dans un pays plus divisé que jamais.