Repères géoéconomie : La dimension énergétique de l’engagement turc en Libye et en Méditerranée orientale
Par son interventionnisme croissant en soutien au Gouvernement d’union nationale (GNA) basé à Tripoli, la Turquie est un acteur incontournable dans l’équation libyenne. Cet activisme, qui semble porter ses fruits à court terme, est partie intégrante d’une stratégie plus globale du Parti de la justice et du développement (AKP). En Méditerranée orientale, devenue un espace géopolitique majeur en raison des gisements gaziers découverts, Ankara mise sur une renégociation des frontières maritimes en sa faveur pour réduire sa dépendance énergétique vis-à-vis de l’étranger. Mais la projection de la puissance turque et son recours au hard power ne sont pas sans provoquer des tensions avec ses partenaires européens et alliés de L’OTAN.
• Dépendance historique en matière d’énergie
La quête d’indépendance énergétique est l’une des dimensions motivant l’activisme croissant de la politique étrangère turque en Méditerranée orientale. En effet, depuis des décennies, le pays compte peu de ressources naturelles pouvant satisfaire les besoins de sa croissance économique relativement continue. Selon la Banque turque de développement industriel, la Turquie importe plus de 90 % des produits pétroliers absorbés chaque année par son économie (1). Environ la moitié de ce pétrole est originaire du voisin iranien qui dispose de l’une des plus grandes réserves au monde. Cette dépendance est encore plus significative concernant le gaz naturel alimentant le marché turc. Selon la même institution, en 2018, près de 99 % du gaz consommé en Turquie est importé, essentiellement de Russie (51,9 %) et d’iran (16,7 %). Or la croissance économique depuis l’arrivée au pouvoir de L’AKP fait augmenter les besoins turcs en ressources énergétiques : entre 2002 et 2017, la consommation domestique de gaz naturel a été multipliée par deux tandis que celle de produits issus du pétrole a augmenté en moyenne de 3,3 % chaque année entre 1980 et 2017. Cette faible dotation de la Turquie en ressources énergétiques est un inconvénient majeur sur le plan géopolitique.
Dans ce contexte, la forte dépendance envers des acteurs géopolitiques de plus en plus actifs au Moyen-orient n’est guère un atout pour une Turquie à la recherche d’une consolidation de son statut de puissance régionale. L’approvisionnement énergétique joue ainsi un rôle déterminant dans la conduite de la politique étrangère turque. Il s’agit de l’une des raisons motivant une position modérée de la part d’ankara vis-à-vis du développement d’un programme nucléaire civil iranien. De même, les positions antagonistes des deux pays dans le conflit syrien n’altèrent pas substantiellement le dialogue continu, comme le démontre le processus d’astana. Le cas de la dépendance à l’égard de la Russie est plus complexe et contrariant en raison de la lutte d’influence turco-russe sur les théâtres syrien et libyen. Lorsque la Turquie avait abattu un avion russe en 2015 et face au refus du président Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014) de présenter des excuses, Moscou n’a pas hésité à agiter la menace d’une coupure des approvisionnements en gaz naturel et de la suspension du projet
Turkstream (gazoduc allant de la Russie à l’europe du Sud en traversant la mer Noire et la Turquie). Mais les deux pays, devenus incontournables de toute sortie de conflit en Libye et en Syrie, multiplient les pressions mutuelles sans couper les canaux de négociation diplomatique. Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine (depuis 2012) se sont accoutumés à ce dialogue bilatéral fait tantôt de persuasion, tantôt de dissuasion, y compris sur la question énergétique. Néanmoins, si la Turquie ne dispose pas d’hydrocarbures en quantité suffisante sur son sol, sa position géographique lui offre la possibilité de jouer un rôle central dans les réseaux internationaux de distribution d’énergie. Au coeur de la diplomatie turque redessinée par L’AKP depuis 2002 se trouve le concept de « profondeur stratégique ». La notion développée par l’architecte de la doctrine diplomatique turque, Ahmet
Davutoglu, repose sur les atouts historiques et géographiques du pays, deux dimensions fondamentales en matière d’énergie. En effet, la Turquie exploite depuis deux décennies son image de pont entre Orient et Occident pour accroître son rôle dans la distribution d’énergie à l’échelle planétaire. À mi-chemin entre les régions productrices (Moyen-orient, mer Caspienne, Russie) et les régions consommatrices (Europe notamment), le pays évolue dans un environnement qui regorge de 72 % des réserves mondiales d’hydrocarbures (2). Ce positionnement géographique accorde ainsi à la Turquie une double opportunité. D’une part, il assure au pays un approvisionnement relativement aisé pour sa consommation domestique et, d’autre part, lui permet de jouer le rôle de hub énergétique entre pays producteurs et pays consommateurs.
• Du statut de hub à la quête d’indépendance énergétique
Forte de sa « profondeur stratégique », la Turquie s’engage depuis le début du siècle dans une politique visant à faire de son territoire un passage privilégié pour l’acheminement du gaz et du pétrole vers le marché européen. Sa diplomatie pragmatique de « zéro problème avec les voisins » a produit un effet bénéfique pour les intérêts turcs dans la région au cours de la décennie 2000. C’est en ce sens que les relations cordiales avec l’azerbaïdjan aboutissent à la réalisation de différents projets en matière d’énergie. D’abord, l’oléoduc Bakou-tbilissi-ceyhan (inauguré en 2006) transporte le pétrole du Caucase vers les marchés européen et mondial par le port turc de Ceyhan. Ensuite, le gazoduc transanatolien ou TANAP (ouvert en 2018) facilite le transport de gaz naturel de Bakou vers l’europe du Sud. La même logique diplomatique amène la Turquie à normaliser ses relations avec le gouvernement régional du Kurdistan irakien, autonome vis-à-vis de Bagdad. En 2009, un nouvel oléoduc reliant Kirkouk (nord de l’irak) au port de Ceyhan (sud de la Turquie) voit le jour afin d’exporter le pétrole irakien vers la Turquie. Toutefois, depuis une dizaine d’années, les découvertes de champs gaziers en Méditerranée orientale se multiplient et apportent la promesse d’une autonomisation énergétique pour les pays propriétaires. Le gaz devient en ce sens un nouvel enjeu géopolitique dans la région. Au large d’israël et de la bande de Gaza, les recherches mettent au jour de nombreuses réserves, dont l’immense champ Leviathan (2010). L’état hébreu passe désormais du statut de pays importateur à celui d’exportateur de gaz naturel. De son côté, l’égypte s’active également dans sa zone économique exclusive (ZEE) pour exploiter ses ressources, notamment de Zohr. De même, les recherches chypriotes portent leurs fruits en février 2018 par l’exploitation d’aphrodite au sud de l’île. Or la nouvelle donne énergétique dans la région alimente les tensions entre pays riverains. Si plusieurs accords ont permis d’éclaircir les droits des uns et des autres (accord Chypre-israël en 2010, Chypre-égypte en 2013), nombreux sont les points de désaccord sur les frontières maritimes. À la dispute libano-israélienne s’ajoutent les différends entre les deux entités chypriotes (République de Chypre et République turque de Chypre du Nord) et entre la Turquie et la Grèce. Dans ce climat de lutte d’influence, un nouvel acteur fait irruption et change la donne géopolitique : la Libye du GNA dirigé par Fayez el-sarraj.
En proie à une instabilité politique depuis la chute de Mouammar Kadhafi (19692011), le pays demeure divisé entre, d’une part, le GNA reconnu par L’ONU et soutenu par la Turquie et, d’autre part, le Parlement de Tobrouk élu en 2014 et entretenant une relation ambivalente avec Khalifa Haftar.
• Implications géopolitiques de l’accord maritime turco-libyen
L’alliance scellée entre Ankara et Tripoli fait suite à un sentiment d’exclusion des projets affectant le sort et le partage des ressources d’hydrocarbures en Méditerranée. En particulier, le pouvoir turc voit d’un mauvais oeil les tractations entre Israël, la Grèce, l’égypte et Chypre visant à extraire les réserves de gaz naturel récemment découvertes en Méditerranée orientale pour les acheminer vers le marché européen, en contournant la Turquie. En gestation depuis plusieurs années, ce projet de pipeline nommé « Eastmed »
(2 000 kilomètres) est signé en janvier 2020. C’est pour éviter d’être relégué au rang de spectateur qu’erdogan accélère le rapprochement avec le GNA et conditionne son soutien militaire (accord en novembre 2019) à une entente sur les frontières maritimes entre les deux pays. Par le mémorandum de novembre 2019, la Turquie et la Libye réclament leur mot à dire pour tout projet concernant leurs ZEE nouvellement redessinées.
Or les deux zones couvrent des espaces maritimes que la Grèce et Chypre considèrent comme étant parties de leurs droits souverains. En réponse, Athènes s’est empressée de signer un accord bilatéral avec Le Caire afin de réaffirmer ses droits sur une partie des zones revendiquées par la Turquie et la Libye. La lutte d’influence turco-grecque se fait sur fond de plaidoyer turc en faveur d’un partage de la ZEE chypriote entre le nord et le sud de l’île, respectivement soutenus dans leurs revendications par Ankara et Athènes. Ainsi, en créant une situation de fait, la stratégie turque vise à forcer ses voisins à reconsidérer ce qui est présenté comme ses intérêts nationaux. L’accord turco-libyen permet à Ankara à la fois de prétendre bénéficier du pétrole libyen et de trouver un allié dans sa quête de ressources naturelles à ses frontières maritimes. Qu’en est-il du droit international ? Pour l’instant, aucun tribunal n’a statué à ce sujet. Si la Grèce a saisi la Cour internationale de justice en 1976 contre la Turquie à propos du différend relatif au plateau continental en mer Égée, cette instance a déclaré son incompétence par son arrêt du 19 décembre 1978. De même, il existe bien une convention des Nations unies sur le droit de la mer, celle de Montego Bay datant de 1982. Mais la Turquie n’en est pas signataire et ses dispositions sur le statut des îles demeurent sujettes à de multiples interprétations.
Par ailleurs, la présence accrue de la marine turque au large à la fois de la Libye et de Chypre a provoqué de vives critiques dans certaines capitales européennes, soucieuses de montrer leur solidarité à la Grèce et à Chypre dans le différend qui les oppose à leur voisin turc. En particulier, Paris accuse Ankara d’alimenter le conflit libyen en violation de la décision de 2011 du Conseil de sécurité des Nations unies (résolution 1970) imposant un embargo sur les armes à destination de la Libye. De son côté, la présidence turque multiplie les déclarations affirmant que la France soutient le projet « putschiste » de Khalifa Haftar, aux côtés des Émirats arabes unis, de l’égypte et de la Russie. L’incident maritime du 10 juin 2020 en Méditerranée entre la frégate française Courbet et des bâtiments turcs a porté à son paroxysme la tension entre les deux alliés de L’OTAN. En guise de protestation, Paris s’est retiré de l’opération « Sea Guardian » en réclamant des clarifications de l’organisation atlantique. Dans cette lutte d’influence entre alliés, la Maison Blanche joue la carte de l’apaisement. Aussi, elle semble soucieuse de prendre en compte les intérêts turcs pour plusieurs raisons. D’abord, les Turcs disposent d’un argument de poids pour amener les États-unis à tolérer leur activisme en Méditerranée et en Libye : la présence de la Russie comme soutien de Khalifa Haftar. En effet, l’intervention turque a contribué à diminuer le nombre de mercenaires
russes dans l’ouest libyen, bien que ces derniers demeurent près des lieux stratégiques comme les installations pétrolières. Ensuite, Washington est depuis plusieurs années dans une logique de retrait de la scène moyen-orientale sans pour autant plonger dans l’isolationnisme. L’objectif des États-unis est de réduire la présence des ressources sur le terrain tout en maintenant ses intérêts stratégiques par le biais d’un partenaire régional. Or la Turquie, deuxième plus grande armée de L’OTAN, offre des atouts géographiques et militaires significatifs pour le Pentagone et le Département d’état américains. En mai 2020, à la suite d’un entretien avec le président turc, le secrétaire général de L’OTAN, Jens Stoltenberg (depuis 2014), déclare que l’organisation est prête à soutenir le GNA. Sur le différend turco-grec, l’alliance atlantique s’est avérée plus efficace que les réseaux diplomatiques européens dans la conduite de négociations entre les deux parties.
• La rhétorique de la « patrie bleue » : un regain du nationalisme turc ?
Le regain de nationalisme turc conforte la stratégie d’indépendance énergétique centrée sur la défense de la « patrie bleue ». La volonté turque de se rendre incontournable en Méditerranée orientale à l’heure où les gisements gaziers attirent la convoitise des pays riverains traduit une évolution interne de la doctrine turque de défense : la « patrie » (vatan, en turc) ne désigne plus uniquement la terre mais également la mer, la « patrie bleue » (mavi vatan), un changement stratégique perceptible dans le discours de L’AKP (3). Le regain de nationalisme ces dernières années alimente une politique étrangère volontariste, de plus en plus empreinte de la personnalité du chef de l’état en raison de la présidentialisation du régime. En effet, depuis le milieu de la décennie 2010, un ensemble d’évolutions nourrit les craintes sécuritaires et ravive le « syndrome de Sèvres » dans l’esprit des décideurs politiques, le sentiment réel ou supposé de la présence d’ennemis intérieurs et extérieurs menaçant le pays. En ce sens, la rupture entre l’état turc et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en 2015, le coup d’état manqué l’année suivante et les conséquences de la crise syrienne ont contribué à ce climat d’insécurité. Cet état d’esprit est parfois résumé par l’ancien dicton populaire turc : « Le Turc n’a d’autre ami que le Turc ». Sur le plan politique, le parti présidentiel scelle une alliance historique avec le Parti d’action nationaliste (MHP), coalition présentée comme un rempart face aux menaces pesant sur le pays. La défense des intérêts nationaux motive désormais un durcissement de la politique étrangère turque et une quête plus volontariste d’indépendance énergétique. Ce « gaullisme turc » (4) pousse Ankara à favoriser les entreprises nationales dans ses recherches de ressources naturelles sur terre et en mer. Depuis 2017, le gouvernement turc a effectué une réorientation stratégique et lancé la première opération maritime menée par un bateau de mesures sismiques de construction turque, l’oruç Reis. Le dispositif a été renforcé au fil des années par trois navires de forage, propriétés publiques de l’état turc (Fatih, Kanuni et Yavuz). En août 2020, le président Erdogan se félicite des premiers résultats de la nationalisation des moyens de recherche de pétrole et de gaz en Turquie. Il annonce la découverte en mer Noire du plus grand gisement de gaz naturel de l’histoire du pays, celui de Sakarya. Avec 405 milliards de mètres cubes estimés, ce champ renforce la motivation du gouvernement turc de réaliser de nouvelles trouvailles en
Méditerranée orientale. Or les opérations turques de forage au sud de l’anatolie se situent dans des zones maritimes disputées avec la Grèce et la République de Chypre. Des années durant, la Turquie a mobilisé sa puissance navale pour revendiquer ses droits sur les gisements considérés par ses voisins comme partie intégrante de leurs zones économiques exclusives. En 2014 et en 2018, la marine turque a bloqué l’accès aux plates-formes de forage à un navire italien affrété par la société ENI. Enfin, si un conflit armé semble à exclure, la baisse des tensions à moyen terme est conditionnée par des résultats concrets découlant des négociations entre les parties.