Les ambitions méditerranéennes de la Russie en Libye
Au carrefour de trois continents, la Libye est en proie à l’instabilité et aux ingérences multiples depuis la chute du régime de Mouammar Kadhafi (1969-2011). Fragmentée et désunie, elle est devenue une caisse de résonance d’alliances et de parrainages régionaux et internationaux. Et alors que de nouvelles reconfigurations géopolitiques se dessinent autour de la Méditerranée orientale, la Russie y affiche une présence de plus en plus visible, l’internationalisation du conflit libyen ayant permis son émergence en tant qu’acteur incontournable.
Selon un rapport du Conseil de sécurité des Nations unies concernant les violations de l’embargo sur les armes, en neuf mois, plus de 300 avions militaires russes ont effectué des vols entre la base aérienne russe de Hmeimim, en Syrie, et l’est de la Libye, transportant environ 5 000 mercenaires de la société militaire privée Wagner pour combattre auprès de l’armée nationale libyenne (ANL) de Khalifa Haftar (1). Face au Gouvernement d’union nationale (GNA), officiellement soutenu par la Turquie et plus discrètement par le Qatar, le maréchal contrôle la Cyrénaïque avec l’appui de l’égypte, des Émirats arabes unis et de la Russie. Encouragée par le retrait progressif des États-unis de la région et forte de son expérience syrienne, cette ingérence de la Russie, bien qu’elle soit ambiguë et informelle, soulève des interrogations.
Après les « printemps arabes », la Russie s’est montrée plus encline à défendre le maintien des régimes en place ou, au mieux, celui d’un statu quo, contre le principe de protéger les
peuples et le renversement des régimes. L’échec de l’intervention américaine en Irak en 2003 semble avoir renforcé son attachement aux principes westphaliens de souveraineté des États. Les bouillonnements émanant de la région moyen-orientale pourraient, en effet, mettre en péril l’équilibre trouvé dans une Russie multiconfessionnelle et multiethnique. La Fédération russe s’est toutefois abstenue lors du vote au Conseil de sécurité de la résolution 1973 autorisant une zone d’exclusion aérienne et une intervention de L’OTAN en mars 2011 ; et ce malgré son opposition à une action militaire en Libye. Dmitri Medvedev, président entre 2008 et 2012, s’est alors empressé d’accuser la coalition internationale d’« outrepasser les limites » du mandat onusien après la violente éviction de Mouammar Kadhafi.
• L’approche stratégique de la Russie en Libye
Dans un souci de ne pas troubler le bon fonctionnement d’un outil central du multilatéralisme au profit d’un régime marginalisé pendant plusieurs décennies, l’abstention russe a donné lieu à l’un des rares désaccords publics entre le président russe et son prédécesseur et Premier ministre d’alors, Vladimir Poutine. Avant la chute de la Jamahiriya, la Russie entretenait des relations pragmatiques avec l’ancien régime libyen. Devenue un client privilégié de l’armement russe en Afrique du Nord, la Libye avait signé de nombreux contrats d’armements et d’infrastructures, non aboutis, à hauteur de 10 milliards de dollars (2). Du point de vue russe, cet épisode a marqué la fin d’une époque de bona fide. L’effondrement de l’état libyen aurait, pour nombre d’analystes, servi de catalyseur à un soutien plus franc de la Russie auprès de son partenaire de longue date, Bachar al-assad ; et ce dès les premiers soulèvements populaires syriens en mars 2011.
La stratégie russe se caractérise par une ambivalence certaine dans son approche libyenne. En effet, alors qu’elle s’efforce de maintenir un rôle de médiateur sur le plan diplomatique en dialoguant avec les deux parties opposées, la Russie fait appel à des acteurs privés (Wagner, RSB) pour peser sur le plan militaire. Ces sociétés privées non reconnues légalement sur le sol russe servent d’outil de projection de sa puissance. L’ambiguïté de leur statut institutionnel leur confère un rôle de levier d’influence si commode qu’il éviterait d’essuyer le coût politique d’une débâcle de l’armée régulière. La position
officielle de la Russie promeut le dialogue et la médiation en faisant appel à ses nombreux canaux de communication auprès des deux parties adverses et via les réseaux kadhafistes, comme l’attestent les visites de plusieurs officiels libyens depuis 2014 ainsi que l’arrestation à Tripoli de deux ressortissants russes après leur potentielle rencontre avec Saïf al-islam al-kadhafi en mai 2019. Un an après, le Commandement américain pour l’afrique (Africom) divulguait des images montrant le déploiement de plusieurs avions de chasse russes de type MIG-29 et Su-24 dans la base aérienne d’al-djoufrah, au centre du pays. Ces derniers auraient transité par la Syrie afin de soutenir les troupes de l’est, mises en difficulté par l’appui de drones turcs envoyés en renfort du camp tripolitain.
Cette escalade de violence entre les belligérants libyens et leurs soutiens a fait échouer la tenue d’une conférence nationale prévue à la mi-avril 2019 sous l’égide des Nations unies. Celle-ci avait comme projet l’organisation d’élections législatives et présidentielle en présence de toutes les parties du conflit. La Turquie, particulièrement impliquée, s’est investie auprès du clan gouvernemental, contribuant largement au recul des hommes de Khalifa Haftar depuis leur offensive lancée sur Tripoli en avril 2019. Cette progression dans le conflit a, in fine, mis en lumière l’alliance concurrentielle russo-turque. Ces deux pays, adversaires sur le terrain mais alliés sur la scène internationale, se disputent l’expansion de leur aire d’influence en Libye, en Syrie ou au Haut-karabagh.
L’implication croissante de la Russie dans le jeu libyen démontre néanmoins l’utilité de l’arrimage naval et aérien russe en Syrie. En effet, la base aérienne de Hmeimim et le port de Tartous octroient à la Russie un appui stratégique sur le flanc sud de la Méditerranée, facilitant ainsi sa pénétration dans la zone géographique d’afrique du Nord. Une attache permanente en Libye lui permettrait de s’implanter plus aisément en Afrique – un théâtre convoité par la présidence de Vladimir Poutine –, tout en s’assurant l’établissement d’un « bastion stratégique méridional » (3) africain aux portes de l’europe. Enfin, à la quête d’une profondeur stratégique s’ajoute la poursuite d’opportunités économiques. En effet, c’est sur cette même lancée que s’est tenu le premier sommet Russie-afrique ayant réuni une quarantaine de chefs d’état africains à Sotchi en octobre 2019, qui visait à renforcer la coopération économique et stratégique russo-africaine. L’intérêt russe pour ce continent, bien qu’il ait été largement médiatisé ces dernières années, n’est pas nouveau. L’union soviétique avait tissé pendant la guerre froide de nombreux liens avec des pays d’afrique et du monde arabo-musulman (Afrique du Nord, Proche-orient, Afrique australe et Afrique de l’est), que la Russie semble tentée de raviver activement. La période de la perestroïka (1986-1991) avait mis en berne ces relations que la doctrine Primakov a replacées sur le devant de la scène. Considéré comme le « père de l’école orientaliste russe », Evgueni Primakov, ministre des Affaires étrangères de 1996 à 1998, a largement contribué à la redéfinition de l’approche russe en encourageant une diplomatie plus dynamique en Afrique du Nord et au Moyen-orient. En 1999, Vladimir Poutine, alors Premier ministre du président Boris Eltsine (1991-1999), achevait de confirmer cette voie en affichant les ambitions russes de maintenir une « présence navale permanente » en Méditerranée (4). Élu président en 1999, Vladimir Poutine a pour vocation de redonner à son pays sa stature de grande puissance. C’est, par conséquent, dans la continuité de cet héritage doctrinal que la Russie se déploie sur les rives méditerranéennes.
• Enjeux et limites d’un soutien
Les relations entre Khalifa Haftar et son allié russe ont beaucoup évolué. Les prémices d’une entente affichée ont laissé place à une méfiance manifeste de la part des Russes. Le 11 janvier 2017, le porte-avions russe Amiral Kouznetsov faisait une halte par l’est de la Libye. Une rencontre fut alors organisée entre Khalifa Haftar et de hauts gradés russes, ainsi qu’un entretien par visioconférence avec le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou. S’ensuivra un entretien physique avec le chef d’état-major, Valéri Guérassimov, sur une base militaire de Tobrouk. Médiatisée, cette rencontre a permis d’établir, à l’échelle internationale, le maréchal comme un acteur décisif du paysage politique libyen. À cette époque, il se présentait comme l’unique rempart contre le terrorisme islamiste – notamment après la reconquête de Benghazi en 2014, ainsi que dans le sud du pays – face à un gouvernement tripolitain soupçonné de connivence avec les Frères musulmans. Cette convergence idéologique a trouvé un écho chez ses alliés arabes (l’égypte, les Émirats arabes unis et l’arabie saoudite) qui lui assureront, dès lors, un fervent soutien. Seulement, rien ne se passera comme prévu.
Contre toute attente, Khalifa Haftar déclenche le 4 avril 2019 l’opération « Tempête de paix » et lance un assaut contre la ville de Tripoli. Plus d’un an après, sous le parrainage russoturc, les belligérants sont invités le 13 janvier 2020 à la table des négociations pour conclure un cessez-le-feu à Moscou. Le maréchal libyen rejettera l’initiative. Cette volte-face achèvera de ternir la confiance des Russes. Les nombreux revers militaires essuyés par les forces de l’est en faveur de Tripoli aussi bien que la perte décisive de la base aérienne d’al-watiya le 18 mai 2020 et la mort au combat d’une trentaine de mercenaires russes contribueront à tempérer le soutien russe. Après quatorze mois de combats et l’échec de l’offensive de Tripoli, le maréchal libyen est acculé et peu à peu abandonné par certains de ses soutiens dans l’est du pays. Le président de la Chambre des représentants, Aguila Salah Issa (depuis 2014), prend ses distances et s’impose, dès lors, comme une alternative institutionnelle pour la Russie. Promoteur d’une Libye unifiée, mais décentralisée, il semble néanmoins souffrir du manque de soutien de la population de l’est qui l’associe aux déboires du clan Haftar. Néanmoins, jugé peu fiable et piètre stratège, il ne fait pas consensus auprès des décideurs russes. L’appui limité déployé par la Russie n’est en réalité qu’un outil de pénétration dans le théâtre libyen, avec comme objectif à long terme de maintenir un équilibre stratégique entre l’est et l’ouest. La Russie soutiendra la figure dominante de Cyrénaïque et, contrairement à son allié émirati, ses intérêts ne sont pas personnifiés par Khalifa Haftar.
• Russie-turquie : une rivalité circonstancielle en Libye ?
La multitude d’acteurs actifs sur le terrain libyen en complexifie l’approche et la compréhension. À la myriade de milices locales présentes sur le territoire s’adjoignent les différentes ingérences étrangères avec lesquelles il faut composer pour parvenir à une solution politique (5). Néanmoins, pour oeuvrer en Libye, la Russie ne peut faire l’impasse sur la Turquie, l’autre acteur incontournable du conflit.
Acculé par l’offensive de L’ANL et délaissé par une communauté internationale divisée, le GNA fait appel à son allié turc pour répondre à l’offensive du maréchal libyen. En effet, alors que les forces assaillantes de Khalifa Haftar s’avançaient vers Tripoli au printemps 2019, le président turc, Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014), décide d’appuyer plus activement le gouvernement tripolitain, notamment par l’envoi d’armes, de munitions, d’un support logistique ainsi que de 7 000 combattants syriens venus d’idlib. Les drones tactiques de fabrication turque Bayraktar TB2 ont, en l’espace de quelques mois, renversé l’équilibre des forces en faveur du clan gouvernemental. Et, le 27 novembre 2019, Erdogan obtient du Premier ministre libyen, Fayez el-sarraj (depuis 2016), la signature d’un accord de délimitation maritime qui lui concède l’accès à des zones économiques exclusives revendiquées par la Grèce et Chypre. Cet élan expansionniste turc trouverait son origine dans la
doctrine maritime de la « patrie bleue » (mavi vatan), qui octroie la priorité à la sécurité au détriment de la diplomatie. L’héritage ottoman est par ailleurs brandi par Ankara pour justifier son activisme en Libye : dès 1520, des voyageurs et des cartographes ottomans ont participé à la création d’un « savoir ottoman sur la Tripolitaine » (6) et Tripoli, qui a été pendant près de quatre siècles une province de la Porte, est, par conséquent, considéré comme faisant partie de l’aire d’influence turque.
Au-delà du recours à la rhétorique néo-ottomane, les visées turques ne sont pas dénuées de pragmatisme géopolitique. En effet, la Turquie importe 85 % de ses ressources énergétiques. La Libye est, en outre, le troisième exportateur africain de pétrole et le potentiel gazier qui entoure ses rives – plusieurs gisements de gaz naturel ont été découverts en Méditerranée orientale, dont le principal se trouve au large de l’égypte – ne peut qu’encourager l’implantation de la Turquie. D’autant plus que, comme pour la Russie, la centralité saharienne de la Libye offre à la Turquie, en quête de nouvelles opportunités économiques et d’une hégémonie régionale (7), une meilleure pénétration en Afrique subsaharienne, et plus généralement à l’intérieur du marché africain.
Sur le front libyen, les Russes et les Turcs s’affrontent par mercenaires interposés, mais, contrairement à la Syrie, la Libye semble moins importante pour la Russie qu’elle ne l’est pour la Turquie. En effet, les ressources minières dont le pays dispose semblent mobiliser toute l’attention d’ankara, à la différence de Moscou. Cette position pourrait accorder à la Russie une plus grande marge de manoeuvre de négociation, notamment sur le dossier syrien, qui demeure son premier point d’ancrage en Méditerranée. Enfin, les détroits turcs constituent l’unique route maritime entre la Méditerranée et la mer Noire. Considérés comme le « véritable noeud stratégique de l’eurasie » (8), ils sont une voie navale d’acheminement en provenance du port militaire de Sébastopol, en Crimée, qui permet le ravitaillement des ports de Tartous et de Hmeimim. Cette interdépendance entre les deux acteurs met en exergue l’interopérabilité qui existe entre eux sur le dossier libyen, en dépit de leur rivalité sur le terrain.
• La Russie, en quête d’influence en Méditerranée africaine
Forte de son expérience syrienne et portée par une stratégie de puissance, la Russie réinvestit graduellement l’espace méditerranéen. Cet espace s’inscrivant dans la
quête des « mers chaudes », qu’elle a convoité pendant trois siècles, a été délaissé après l’effondrement de l’union soviétique. Pendant cette période, la Méditerranée a été perçue comme une mer fermée sous l’unique contrôle des puissances occidentales. La citation du Britannique Walter Raleigh (1552-1618) selon laquelle « celui qui commande la mer commande le commerce ; celui qui commande le commerce commande la richesse du monde, et par conséquent le monde lui-même » résume les bouleversements géopolitiques qui secouent cet espace méditerranéen, de son flanc oriental à ses rives africaines.
À la croisée de trois continents et aux portes de l’union européenne (UE), la Libye, située sur la côte sud de la Méditerranée, dispose des plus importantes réserves de pétrole du continent, lesquelles se trouvent principalement dans le sud du pays. Elle possède également des réserves de gaz naturel offshore, découvertes au large de ses côtes, en Méditerranée orientale (9). En mobilisant une renommée de médiation construite en Syrie, la Russie ambitionne de s’imposer comme intermédiaire entre la Turquie d’un côté, et l’égypte et les Émirats de l’autre pour parvenir à préserver ses propres intérêts. Dans cette posture d’arbitre entre les parties, elle maintient son objectif visant à empêcher les Européens d’accéder aux ressources énergétiques libyennes. En effet, malgré la volonté croissante de L’UE de ne plus dépendre des approvisionnements en gaz russe, elle continue de battre des records d’exportations de gaz vers l’europe. Certaines régions de transit sont instables ou inaccessibles et, de ce fait, la Russie offre de nombreux avantages : la proximité géographique, la fiabilité du service, et une politique interne relativement stable. Parmi les stratégies élaborées pour assurer sa sécurité énergétique, L’UE, en raison des complications apparues dans la mise en place d’un corridor sud-européen, envisage de se tourner vers la Méditerranée orientale. In fine, en augmentant son influence en Libye, le Kremlin s’impose comme un acteur clé dans la région avec des priorités et des ambitions qui lui sont propres.
La marginalisation croissante du rôle des Nations unies et l’échec des pays occidentaux à accompagner une transition politique nourrissent l’idée d’un conflit inextricable en Libye. Les dissensions manifestes qui perdurent entre les acteurs politiques libyens rendent en effet inopérante toute tentative de sortie de crise. Et dans cet enchevêtrement d’alliances et de stratégies, la population libyenne, oubliée et dépossédée, vit au gré des combats et des coupures d’électricité.