Repères diplomatie : Canaliser la révolution : les monarchies du Golfe et la Libye depuis 2011
L’implication des pays du Golfe dans les affaires libyennes depuis la chute du régime de Mouammar Kadhafi (1969-2011) s’inscrit dans la continuité du soutien qu’ils ont apporté au soulèvement contre la Jamahiriya et à l’intervention internationale qui a mis fin à cette dernière. Elle est également l’illustration des prétentions régionales de ces monarchies qui se font jour à la faveur de la séquence des révolutions arabes ainsi que celle de leurs divergences quant à l’avenir de cette partie du monde au lendemain des bouleversements de l’année 2011.
La Libye devient un champ de confrontation entre deux axes : le premier composé de l’arabie saoudite et des Émirats arabes unis, le second du Qatar et de la Turquie. En 2011, les membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG : Arabie saoudite, Bahreïn, Émirats arabes unis, Koweït, Oman et Qatar) participent à l’internationalisation de la crise libyenne, de sa militarisation et de la chute du régime. Doha et Abou Dhabi sont les plus actifs en ces domaines : reconnaissance du Conseil national de transition (CNT) ; appui financier aux insurgés ; soutien à la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies imposant une zone d’exclusion aérienne ; accueil d’anciens opposants et de réunions internationales ; implication militaire, mettant à disposition leur aviation et déployant des soldats au sol.
Ce consensus qui avait prévalu en 2011 se heurte néanmoins, dès le lendemain de la chute de Kadhafi, aux évolutions de la politique intérieure libyenne ainsi qu’aux analyses divergentes sur l’après-révolution. En effet, les dissensions apparaissent et s’accentuent durant l’année 2014, qui voit la Libye se diviser entre deux entités politiques, chacune soutenue par l’un des deux axes. Ces divergences s’approfondissent avec la crise ouverte le 4 juin 2017 entre, d’une part, l’arabie saoudite, Bahreïn et les Émirats arabes unis, appuyés par l’égypte, et, d’autre part, le Qatar, soutenu par la Turquie. La crise libyenne est également un enjeu dans la compétition que se livrent ces monarchies.
• La Libye au prisme des rivalités des États du Golfe
En dépit de la tenue en juillet 2012, dans de bonnes conditions et avec une participation importante (61,5 % des électeurs inscrits), des premières élections législatives pluralistes depuis 1969, qui voient les Frères musulmans (Parti de la justice et de la construction) arriver en deuxième position (21,3 % des voix et 17 sièges sur 200), la transition libyenne est rapidement confrontée à l’héritage de la Jamahiriya, à l’affirmation des milices, à la montée des revendications fédéralistes et à l’accroissement des violences.
Durant la période qui s’étend de 2012 à 2014, l’attention se porte sur l’activisme politique qatari, un activisme associé à de l’ingérence et favorisant la mouvance des Frères musulmans. En d’autres termes, le soutien du Qatar aux mouvements d’émancipation arabes aurait pour objectif d’islamiser des révolutions qui ne l’étaient pas initialement. L’appui qatari aux révolutions arabes, au président égyptien Mohamed Morsi (2012-2013) ou à Ennahdha en Tunisie se fonde sur la double conviction que les Frères musulmans sont une force politique que l’on ne peut négliger et qu’ils sont amenés à jouer un rôle prépondérant dans le monde arabe post-2011. Cette analyse s’oppose à celle de l’arabie saoudite et des Émirats arabes unis, dont l’objectif est d’entraver l’accession au pouvoir des Frères musulmans, perçus comme des ennemis sur le plan intérieur, voire de toute force politique se réclamant de l’islam politique, assimilés au terrorisme, en apportant leur soutien aux acteurs qui les combattent (1). En armant les rebelles libyens, puis en soutenant des partis et des milices en raison de leur proximité idéologique ou politique, les pays du Golfe tentent de désarmer la révolution libyenne et de la canaliser à leur profit. L’activisme qatari auprès des islamistes libyens provoque ainsi l’ire des responsables libyens et l’inquiétude des alliés occidentaux qui appellent Doha à plus de retenue. L’absence de l’émir du Qatar, Hamad ben Khalifa al-thani (1995-2013), lors du déplacement du président français et du Premier ministre britannique à Benghazi, le 14 septembre 2011, durant la célébration de la chute de Tripoli et du régime de Kadhafi, est à analyser comme une prise de distance des puissances occidentales à l’égard d’un partenaire
soupçonné de jouer sa propre partition. Le soutien qatari aux milices islamistes a également mis l’émirat en porte-à-faux avec les États-unis lors de la désignation d’un nouveau chef d’état-major libyen : les islamistes (mais aussi le CNT) se sont en effet opposés avec succès à la nomination à ce poste, le 17 novembre 2011, par des officiers de l’armée libyenne, du général Khalifa Haftar, ancien kadhafiste et considéré comme étant trop proche du gouvernement américain ou de la CIA du fait de son exil aux États-unis.
Les divergences entre les trois principales monarchies du Golfe s’accentuent après le coup d’état de juillet 2013 contre le président égyptien élu et l’inscription par le nouveau pouvoir, suivi en cela par l’arabie saoudite et les Émirats arabes unis, des Frères musulmans sur la liste des organisations terroristes. Les tensions culminent une première fois en mars 2014, avec le rappel pour huit mois des ambassadeurs saoudien, émirati et bahreïni en poste au Qatar. Cette crise diplomatique coïncide avec l’aggravation de la situation politique libyenne interne durant l’année 2014, qui voit la Libye divisée en deux camps avec deux gouvernements et deux parlements, celui de Tripoli étant soutenu par le Qatar et celui d’al-beida (qui a déménagé à Tobrouk puis à Benghazi) par l’arabie saoudite et les Émirats arabes unis.
En dépit de leurs dénégations, les Émirats arabes unis et l’égypte participent militairement au conflit en menant des bombardements sur la ville de Tripoli, les 18 et 23 août 2014. Les tensions au sein du CCG atteindront leur paroxysme en juin 2017 avec la rupture des liens diplomatiques entre l’arabie saoudite, les Émirats arabes unis et Bahreïn d’une part, et le Qatar d’autre part, la relation avec l’iran s’ajoutant aux contentieux déjà évoqués (2). Les Émirats arabes unis sont suivis en cela par le gouvernement non reconnu d’al-beida, qui accuse Doha d’« agressions » envers le peuple libyen et de soutenir des « organisations terroristes ». Ces positionnements divergents s’appuient pourtant sur la conviction commune que la sécurité des pays du Golfe passe par une réorientation de leurs alliances politico-militaires et un renforcement de leurs capacités sécuritaires, la séquence de 2011 ayant ainsi démontré, à leurs yeux, que leurs alliés occidentaux traditionnels étaient désormais moins enclins à assurer la survie des régimes arabes et que le bouclier occidental n’était pas infaillible.
• La mise au ban du Qatar, la montée en puissance de la Turquie
Le rapprochement de l’arabie saoudite et des Émirats arabes unis avec la Russie et celui du Qatar avec la Turquie et l’iran sont le reflet d’une perception différente des menaces au sein du CCG. La conclusion de l’accord politique libyen, le 17 décembre 2015 à Skhirat (Maroc), dont l’objectif est de mettre un terme à la bipolarisation politique du pays et à la fragmentation sécuritaire, ne met pas fin aux dissensions susmentionnées, en dépit du soutien unanime à l’initiative des Nations unies. Alors que Doha se range du côté du Gouvernement d’union nationale (GNA), sis à Tripoli et reconnu par la communauté internationale, Abou Dhabi et Riyad appuient les instances de l’est et l’offensive militaire de Khalifa Haftar. Ce soutien différencié aux forces en présence s’accentue à partir de 2017, le retrait américain et l’impuissance européenne permettant aux pays du Golfe de s’impliquer directement ou indirectement dans les affaires libyennes. En effet, la mise au ban du Qatar par les autres membres du CCG provoque un renforcement de l’alliance entre la Turquie et le Qatar, deux soutiens des Frères musulmans. Les pressions envers Doha
se sont traduites par un relatif effacement international du Qatar, la Turquie prenant en quelque sorte le relais. Les deux pays sont liés, depuis 2012, par un accord de coopération militaire et de ventes d’armements, le Qatar abritant, depuis 2016, une base militaire turque comptant près de 5 000 soldats. Le renforcement de la solidarité entre les deux pays s’est ainsi manifesté lors de l’imposition de l’embargo contre l’émirat, en juin 2017, ou lors des sanctions américaines contre la Turquie, en août 2018. Parallèlement, la Turquie est de plus en plus impliquée dans le conflit libyen, le président Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014) déclarant, en 2019, que son pays est disposé à fournir au gouvernement de Tripoli toute forme d’assistance contre ce qui est qualifié de « conspiration contre le peuple libyen » (3). Le déploiement en janvier 2020, en vertu d’un accord de coopération militaire et maritime conclu en novembre 2019 entre Ankara et Tripoli, de militaires turcs supposés conseiller les forces du GNA a lieu alors que des combattants arabes de l’armée syrienne libre, appuyés par Ankara, sont signalés (4). Cette intervention s’inscrit, selon Ankara, dans le soutien porté à l’accord de Skhirat et au gouvernement de Tripoli, issu de celui-ci, et s’explique également par la volonté turque de peser en Méditerranée et de contrôler ses gisements gaziers. Elle traduit plus largement le durcissement de la politique extérieure de la Turquie et la volonté de cette dernière d’affirmer son statut de puissance régionale.
Tout en soutenant officiellement les efforts des Nations unies et les autorités issues de l’accord de Skhirat ou en organisant à Abou Dhabi des médiations et des rencontres entre le chef du GNA, Fayez elsarraj, et le maréchal Haftar, les Émirats arabes unis font reposer leur action sur les considérations politiques. La moindre n’est pas la stabilité de leur allié égyptien, dont la propre stabilité dépend de celle de la Libye et qui considère celle-ci, tant sur le plan économique que sur le plan sécuritaire, comme une extension de sa scène domestique. Si cela se traduit par un soutien militaire actif, l’intérêt émirati repose aussi sur des facteurs économiques, la Libye, au regard de ses ressources naturelles et de ses besoins en termes de reconstruction, tenant une place particulière dans la politique économique de l’émirat, notamment dans le domaine maritime (5).
• Ingérences et violations de l’embargo sur les armes
Cette ingérence se déploie dans les domaines militaire, économique, idéologique, diplomatique et informationnel et se traduit par le soutien aux milices et aux groupes armés libyens (6). La violation de l’embargo sur les armes au profit des deux camps par les puissances étrangères est ainsi régulièrement dénoncée par les Nations unies. L’appui des Émirats arabes unis et de l’égypte a permis à l’autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL), commandée par Khalifa Haftar, de se doter d’un armement plus moderne. Par exemple, des
unités ont bénéficié de véhicules blindés fournis par Abou Dhabi et la Jordanie, et de missiles russes. D’autres États tels que l’arabie saoudite, la France, la Turquie et le Qatar soutiennent les camps en présence, à des degrés divers. Cela va de la fourniture d’armes ou de l’assistance technique au soutien diplomatique en passant par l’appui ISR (intelligence, surveillance, reconnaissance). Pour autant, les soutiens étrangers aux groupes armés ne préfigurent pas des positionnements de ces derniers dans le conflit interne : ainsi, une partie de la milice Rada, bien que celle-ci soit proche des Émirats arabes unis et reçoive une assistance technique et financière de l’arabie saoudite, s’est engagée à partir du mois de juin 2019 dans les combats contre L’ANL (7). Loin de constituer des affiliations pérennes et homogènes, les relations entre parrains étrangers et acteurs armés locaux sont tributaires de préoccupations locales et les actions de ces groupes sont contraintes par des considérations et des clivages domestiques qui peuvent, sinon aller à l’encontre des priorités de leurs parrains extérieurs, tout au moins les contrebalancer. L’offensive de Khalifa Haftar sur Tripoli en avril 2019 ainsi que son refus de signer un projet de cessez-le-feu sous le parrainage russo-turc en janvier 2020 en sont des illustrations.
La dimension informationnelle du conflit illustre également cette ingérence régionale dans le conflit libyen. Dès 2013, donc bien avant l’offensive d’avril 2019, les Émirats arabes unis et l’arabie saoudite ainsi que l’égypte ont notamment orchestré sur les réseaux sociaux des campagnes en faveur de Khalifa Haftar ou visant à discréditer les différentes conférences sur la Libye (8). Le développement d’un écosystème informationnel en arabe autour de l’action de Haftar, dont le but est de « saturer l’horizon informationnel » et d’essayer d’influencer la perception du conflit et les acteurs sur le terrain, a été ainsi signalé le 4 avril 2019 (9). La construction d’une narration pro-haftar sur les réseaux sociaux, que cela soit dans l’univers informationnel arabe ou dans les langues des pays impliqués dans le dossier libyen (France, Italie), va de pair avec le discrédit de la Turquie, du Qatar ou du GNA installé à Tripoli, reconnu par la communauté internationale. En exhortant, le 1er août 2020, la Turquie à ne plus s’immiscer dans les affaires arabes et à renoncer à des comportements rappelant « la période de la Porte et du langage colonialiste », les Émirats arabes unis ont exprimé leur crainte que l’implication d’ankara ne modifie le rapport de forces sur le sol libyen. Si l’intervention turque a effectivement été favorable aux forces du GNA et a permis à l’axe Doha-ankara de reprendre la main face à l’axe Abou Dhabi-riyad-le Caire, elle a également terni l’image du maréchal Haftar et de son armée, dont l’offensive contre Tripoli a connu un coup d’arrêt dès le mois de juin 2019 (avec la chute de la ville de Gharyan).
L’accueil favorable des membres du CCG au cessez-le-feu proclamé par les belligérants en août 2020 puis au cessez-le-feu permanent signé à Genève le 23 octobre 2020 à la suite de négociations interlibyennes s’inscrit dans ce nouveau contexte militaire. Selon la représentante et cheffe de la Mission des Nations unies en Libye (MINUAL), Stéphanie Williams, l’accord stipule que « toutes les unités militaires et les groupes armés sur la ligne de front doivent retourner dans leurs camps » et que les mercenaires et combattants étrangers doivent quitter le territoire libyen dans un délai de trois mois à partir de l’instauration du cessez-le-feu, c’est-à-dire au plus tard le 23 janvier 2021. Au lendemain de l’annonce de cet accord et à la lumière de l’échec des initiatives précédentes se pose la question de la volonté et de la capacité des parrains étrangers de ce conflit d’imposer le retrait des mercenaires du sol libyen, de convaincre leurs alliés libyens de privilégier de manière pérenne une solution politique et de faire taire les armes afin de sortir la Libye de l’impasse dans laquelle elle est plongée.