Pouvoirs et vulnérabilités : la fabrique d’un espace migratoire libyen fantasmé
Entre Fayez el-sarraj, chef du Gouvernement d’union nationale (GNA) depuis 2016, annonçant en avril 2019 qu’une guerre en Libye pourrait pousser 800 000 migrants vers les côtes européennes, et Mouammar Kadhafi (1969-2011) prédisant quinze ans plus tôt une même proportion si le pays n’obtenait pas un soutien matériel, les dirigeants libyens savent jouer des peurs européennes. Avant tout zone d’immigration pour nombre de nationalités diverses, l’espace migratoire libyen a évolué en fonction de facteurs internes et externes. Ce caractère dynamique, allié à un discours permanent sur ces migrations, rend son appréhension difficile, faussée et souvent fantasmée, aussi bien en Afrique et en Europe qu’en Libye.
Les prévisions des deux leaders libyens à des temps différents ont pour point commun de recourir à une image tronquée des migrations en Libye, à laquelle ils contribuent. La présence étrangère dans le pays – entre 1 million et 2 millions de personnes dans les années 2000, environ 800 000 de nos jours – est présentée comme un spectre pouvant déferler sur l’europe. C’est ainsi user d’une réalité migratoire, celle d’une immigration importante et hétérogène, pour construire un discours anxiogène, potentiellement performatif.
Les migrants constituent un instrument diplomatique que la Libye d’hier et d’aujourd’hui manie avec constance. La rente économique et géographique du pays, alliée à l’aura de Mouammar Kadhafi dans certaines régions d’afrique, a fait de la Libye
un poumon régional à la fois vécu et fantasmé pour nombre d’étrangers. Ce pouvoir, que le leader libyen a su utiliser dans les relations avec divers pays, se nourrissait à la fois de la vulnérabilité de ses partenaires et de celle des migrants, pourvus de peu de droits et soumis à la versatilité des stratégies du « guide ». À partir des années 2000, les migrations donnent d’autant plus de pouvoir à la Libye qu’elles sont irrégularisées dans un vaste espace qui s’étend progressivement de l’europe au Sahel, de l’est à l’ouest, et sont susceptibles d’atteindre l’espace européen, y alimentant le fantasme de l’invasion et, en Afrique, celui de l’« aventure ». D’instruments diplomatiques, les migrants deviennent les objets de divers marchés – du passage, du contrôle, de la détention, du renforcement des capacités –, intimement liés aux politiques européennes. Centrées sur l’empêchement des mobilités, ces politiques sont vectrices d’une (re) distribution des pouvoirs et des vulnérabilités qui contribuent à transformer l’espace migratoire en Libye et au-delà.
La Libye constitue un espace migratoire complexe et dynamique du fait de sa situation géopolitique, de son profil économique et de son histoire politique. Ancrées dans des interactions régionales, la composition de la population étrangère et son évolution ont été autant influencées qu’utilisées par la « diplomatie migratoire » de Mouammar Kadhafi au cours de ses quarante-deux années au pouvoir. La forte immigration qui marque le pays depuis cinquante ans est en effet le résultat d’une politique – plus précisément de stratégies –, en même temps qu’elle est le fruit de l’interaction entre le territoire libyen et les régions qui l’entourent. De même, c’est en prenant acte de la dimension de transit qu’acquérait le territoire libyen, comme d’autres territoires maghrébins à partir des années 2000, que Kadhafi a su contribuer à l’accentuer dans ses relations avec les États européens.
Diplomatie migratoire et géopolitique des migrations
L’arrivée de Kadhafi au pouvoir en 1969 coïncide avec l’exploitation profitable des gisements d’hydrocarbures dans le pays. L’économie de rente qui en découle, assortie à la pensée politique du « guide », qui entend proscrire le salariat pour les Libyens, ouvre un marché du travail important pour une main-d’oeuvre étrangère dont la composition sera orientée par les ambitions extérieures de Kadhafi, ainsi que par des facteurs économiques et géopolitiques dans la région.
Dans les années 1970, les étrangers en Libye sont majoritairement arabes, venant principalement du voisinage égyptien et tunisien. Cette présence « naturelle » est favorisée par des accords bilatéraux, qui s’insèrent dans les visées panarabes et unionistes de Kadhafi avec l’égypte et la Tunisie notamment et, plus tard, avec le Maroc et l’ensemble du Maghreb. Les ressortissants du voisinage sahélien (Niger, Tchad, Soudan) sont également très présents sur le territoire libyen, davantage dans le sud et dans des emplois saisonniers. Si cette présence s’insère elle aussi dans les ambitions hégémoniques libyennes au Sahel (États-unis du Sahel, 1979 ; États-unis du Sahara, 1997 ; Communauté des États sahélo-sahariens, 1998), elle est surtout le fait de pratiques spontanées de populations. Cette migration de travail, de voisinage, et souvent circulaire perdure de nos jours.
Des étrangers viennent également de plus loin pour travailler en Libye, comme les Européens et les Asiatiques intégrés dans les grands travaux ou l’exploitation des hydrocarbures, mais la diversification de la main-d’oeuvre allogène s’accentue en même temps que les conditions pour l’accueillir se détériorent. L’économie rentière du pays connaît des difficultés dès les années 1980, qui s’aggravent dans la décennie suivante avec l’imposition de l’embargo international en 1992. C’est pourtant dans ce contexte que la présence africaine s’accroît, pour former un tiers de la main-d’oeuvre étrangère, tandis que les Arabes en constituent la moitié. Kadhafi fait appel aux bras africains dans le cadre d’une réorientation de sa politique extérieure vers le panafricanisme. Ses discours appelant à la libre circulation sur le continent, les financements divers qu’il y distribue, ses diatribes pour l’unité et l’émancipation africaines nourrissent l’aura du « guide » sur le continent, particulièrement en Afrique de l’ouest, et contribuent à l’attractivité du territoire libyen. En parallèle, les crises se succèdent dans divers pays d’afrique. En Afrique de l’ouest, le grand marché de travail ivoirien est menacé dès la moitié des années 1990 par une crise économique et politique ; en Afrique de l’est, la guerre entre l’éthiopie et l’érythrée, le régime répressif dans cette dernière et la guerre en Somalie suscitent de nombreux départs. Ce sont diverses motivations qui amènent des Africains d’ici et là à venir vivre plus ou moins longtemps dans le pays, souvent de manière informelle, leurs projets pouvant éventuellement être modifiés sous le coup de nouvelles donnéesnotamment lorsque la Libye connaît des difficultés économiques et entame une politique de rapprochement avec les Occidentaux, au profit de laquelle les « Africains » se voient stigmatisés et dénoncés, répondant à un racisme latent de la société libyenne.
Un lien dynamique avec d’autres espaces de mobilité et de vie
À la fin des années 1990, l’italie observe les premières arrivées collectives d’étrangers provenant des côtes libyennes. Ces départs ont-ils été spontanés, motivés par des difficultés grandissantes en Libye et une économie du passage en éclosion ? Ou ont-ils été suscités par Kadhafi dans sa stratégie de pression sur l’union européenne (UE) ? Toujours est-il qu’en parallèle de sa diplomatie africaine, le leader libyen déclare le pays envahi d’africains et incapable d’y faire face sans aide extérieure. Comme les autres États maghrébins, la Libye devient un espace de transit pour un certain nombre de personnes ne pouvant voyager légalement en Europe, dans un contexte de fermeture des frontières de L’UE, et de raréfaction des lieux de refuge et de travail en Afrique. L’augmentation de la proportion d’africains subsahariens dans la main-d’oeuvre étrangère coïncide avec la volonté de l’europe d’engager les pays maghrébins dans le contrôle en amont de ses frontières. Le régime libyen adopte alors un discours alarmiste envers les étrangers noirs. Tandis que la présence étrangère demeure principalement arabe et que Tunisiens et Égyptiens figurent parmi les premières nationalités quittant les côtes libyennes, les « Africains » sont dépeints comme porteurs de criminalité et de maladies, envahissant la Libye et susceptibles d’envahir l’europe. Ce revirement nourrit le rapprochement avec l’europe, permet la levée des derniers embargos, et marque le début d’une collaboration avec l’italie et de négociations avec L’UE.
L’italie, comme d’autres pays méditerranéens, se voit placée par les règles européennes (système de Dublin) en première ligne d’arrivée des migrations « irrégulières ». Cela sera d’autant plus vrai que les entrées par l’espagne déclinent à partir de 2005-2006 du fait des mesures de contrôle se déployant le long des côtes marocaines, mauritaniennes et sénégalaises, faisant de la « Méditerranée centrale » une voie relativement plus accessible. La dégradation des conditions de vie en Libye
pousse aussi les étrangers sur place à envisager un départ. C’est donc l’italie qui insiste auprès de L’UE dès 2002 afin que la Libye devienne une priorité stratégique de partenariat. C’est elle aussi qui conclut, du fait de ses liens historiques avec Tripoli, une succession d’accords bilatéraux plus ou moins légaux visant à transférer au sud cette (sur)responsabilité qui lui est octroyée de contrôler la frontière de l’europe.
Dès 2003, il s’agit pour Rome de renvoyer en Libye les personnes parties de ses côtes. Les deux États s’entendent pour des opérations de retours conjointes et, plus tard, des patrouilles communes en Méditerranée. Tandis que se déploie l’agence Frontex créée en 2004 pour contribuer au contrôle des frontières extérieures de l’europe, L’UE tente pendant près de dix ans de mettre en place un partenariat un tant soit peu stable et contraignant avec Kadhafi, qui achoppe face à la diplomatie « pirate » du leader libyen : monnayant au prix fort ses concessions, il collabore sans s’engager et reste insaisissable. Le Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR) fait aussi les frais de la versatilité de Kadhafi. Toléré dans le pays, sans que les réfugiés soient officiellement reconnus, il en est expulsé en 2010. Au cours des dix dernières années de Kadhafi, la Libye est de plus en plus médiatisée comme un espace de transit, du côté libyen comme du côté européen, occultant la réalité d’une présence étrangère toujours importante et diverse.
Le pays rejoint ostensiblement la lutte contre la « migration irrégulière » et le « trafic de migrants », rendant les conditions de vie des étrangers plus difficiles. L’imposition de formalités (visas, contrats de travail) et le déploiement de contrôles amènent à vulnérabiliser encore plus les étrangers, tout en développant le marché du passage (dans le Sahara, en Méditerranée) associé à d’autres trafics aux frontières et dans lequel sont souvent impliquées les autorités. Lorsque la révolte puis la guerre éclatent en 2011, des centaines de milliers d’étrangers fuient le pays, mais beaucoup restent et davantage encore y reviennent. Ils seraient 800 000, voire un million, principalement venus du voisinage (Égypte, Tchad, Niger), d’afrique de l’est (Éthiopie, Érythrée, Somalie) ou de l’ouest (Nigeria, Côte d’ivoire, Guinée).
Or les données chiffrées apportent peu, sauf aux acteurs politiques, qui les reprennent pour en faire des départs potentiels pour l’europe ou pour imaginer une masse de personnes coincées dans des « camps aux conditions inhumaines ». Difficile, pourtant, d’identifier « migrants de travail » et « migrants en transit », tant est grande la porosité entre les deux. Marché du travail et marché du passage sont sans cesse reconfigurés, bouleversant par là même les projets des migrants. Les proportions parlent sans doute davantage. Car avec 25 000 personnes parties des côtes libyennes et tunisiennes au cours de la première moitié de 2020 et 3 400 étrangers détenus dans différents lieux connus, l’« enfer libyen » apparaît comme une réalité relative dont la prégnance dans l’imaginaire et les discours occulte le vécu d’une majorité d’étrangers tout autant qu’elle l’impacte.
La fabrique de l’« enfer libyen »
Dès le début de la collaboration des États européens avec la Libye pour contenir les migrants en deçà de la frontière méditerranéenne, à partir de 2005, de nombreux acteurs de la société civile dénoncent et documentent l’« enfer libyen » pour dissuader l’europe d’une telle collaboration. Que s’agit-il alors de démontrer ? Principalement que la situation de beaucoup d’étrangers en Libye n’est pas régie par le droit, qu’ils peuvent être exploités, maltraités, détenus, expulsés vers d’autres pays à risque, et que l’europe ne peut donc en faire un partenaire, en particulier pour contenir les départs. Il s’agit aussi de démontrer que la politique de collaboration de l’italie et de l’europe avec Tripoli autour de la « lutte contre la migration irrégulière », alliée à l’ensemble des obstacles érigés à l’encontre des mobilités dans une région de plus en plus vaste, contribue à une dégradation des conditions de vie des étrangers et au développement des trafics permettant de circuler.
Au cours des quinze dernières années, l’europe a abordé la Libye à la fois comme un « enfer » où l’immigration paraît incompréhensible et doit être empêchée, et comme un espace où les migrants doivent être maintenus ou y être renvoyés. Il est vrai que ses efforts pour voir émerger une politique d’asile et une « gestion » des migrations dans le pays ont tous échoué avant 2010, tandis que la collaboration à vocation répressive et centrée sur le « transit » a porté ses fruits. Si Kadhafi était pour l’europe insaisissable, la Libye a joué le rôle efficace de gardefrontière, à la fois par des détentions et des contrôles sur son territoire et par la collaboration avec l’italie en mer.
La chute de Kadhafi, qui fit craindre un accroissement des départs vers l’europe, fut aussi l’occasion de développer les mécanismes de gestion des migrations en Libye, avec les acteurs libyens et à leurs côtés, dont les capacités sur les migrants s’en sont trouvé renforcées.
Les agences onusiennes – Organisation internationale des migrations (OIM) et HCR – ont pu s’implanter dans le pays après avoir démontré leur légitimité et leur utilité pendant la guerre de 2011, l’une en procédant aux « évacuations humanitaires » des migrants, l’autre en étendant l’« espace de protection » pour les réfugiés et demandeurs d’asile. L’émotion suscitée ensuite par la vidéo de CNN montrant un « marché aux esclaves » en novembre 2017 a mené à la mise en place d’un système d’évacuation, de sélection et de distribution des migrants dans lequel sont engagées les deux organisations, aux côtés de L’UE et de l’union africaine (UA). Leur présence est légitimée par la vulnérabilité des migrants et réfugiés, libres ou détenus, sur le territoire et l’ambition de les en faire sortir – essentiellement par le sud (vers leurs pays d’origine et, pour les réfugiés, vers le Niger, puis le Rwanda).
Au moyen de ce programme humanitaire, les deux agences ont obtenu d’être présentes sur les 12 plates-formes de désembarquement des personnes interceptées en mer par les bateaux libyens, et d’entrer dans les lieux de détention connus. L’OIM aurait ainsi rapatrié près de 40 000 personnes depuis 2016, et le HCR évacué 3 000 réfugiés vers le Niger depuis 2017, 2 000 vers le Rwanda et quelques centaines vers d’autres pays – sur 50 000 identifiés (principalement soudanais, syriens et érythréens). L’illusion d’introduire ainsi une sorte de gestion contrôlée des migrations, entretenue par la formation de divers personnels libyens à la protection des Droits de l’homme, a été de courte durée. La présence des organisations lors des débarquements n’empêche en rien les violences, y compris les tirs mortels. Le HCR, qui se réjouissait de l’ouverture à Tripoli en décembre 2018 d’un centre de transit et de départ des réfugiés identifiés en Libye en vue de leur évacuation, a dû déchanter : contraint de négocier sans cesse avec diverses milices et peu souverain sur les entrées et sorties dans ce centre en surcapacité numéraire et situé en plein coeur du conflit, il a décidé de le fermer en janvier 2020. En novembre 2019 déjà, la Direction libyenne de la lutte contre la migration irrégulière (DCMI), qui a la charge de 23 lieux de détention officiels, décidait d’en fermer certains, reconnaissant qu’elle n’y avait aucun contrôle et qu’ils étaient gérés par des milices. Cette décision visant à priver ces dernières d’un lieu de trafic n’affecte néanmoins pas la pluralité de lieux de détention « sauvages » et même le maintien des lieux connus que la DCMI ne contrôle plus. Les personnes interceptées en mer et reconduites en Libye (environ 9 000 en 2019, 7 000 en 2020) continuent pourtant à être placées en détention.
L’absence d’emprise sur les divers groupes impliqués dans les trafics ne décourage pas les États européens, dont l’objectif de contenir les migrants en Libye, assorti de celui de se protéger juridiquement, les conduit à renforcer encore le pouvoir de ces acteurs incontrôlables. Les missions mises en place depuis 2013 (« EUBAM Libya », l’assistance de L’UE pour une gestion intégrée des frontières en Libye ; Frontex ; « Sophia ») consistent principalement à former la marine, les gardes-frontières et les gardes-côtes libyens en vue de renforcer l’efficacité des contrôles et des interceptions dans le respect proclamé des Droits de l’homme
et du droit d’asile (inexistant en Libye). Le rôle de l’italie a été fondamental dans le transfert de la responsabilité de la surveillance des mers et du sauvetage des personnes aux Libyens. Ayant finalement été condamnée (arrêt Hirsi Jemaa et al. c. Italie, CEDH, 2012) pour le renvoi de migrants en Libye en 2009, l’italie n’a cessé, depuis 2015, d’empêcher les acteurs italiens, mais aussi européens, d’intervenir en mer. Car il s’agit de ne plus voir la responsabilité italienne engagée, mais aussi d’éviter des débarquements en Italie, privée de la solidarité européenne qu’elle réclame depuis deux décennies. Sous sa pression, Tripoli a finalement notifié, en 2018, la création de la zone de responsabilité libyenne « Save and Rescue » et son Centre de coordination des sauvetages en mer (MRCC), délivrant l’italie de sa responsabilité en la matière et engageant les bateaux libyens plus loin en mer afin d’y récupérer les migrants partis de ses côtes. Entre-temps, des bateaux humanitaires avaient été déployés en Méditerranée par des ONG pour pallier le manque de sauvetages, après l’arrêt de l’opération italienne « Mare Nostrum » alors que commençait la « crise migratoire ». Si les arrivées par l’italie étaient encore majoritaires en 2017, elles ont ensuite été divisées par cinq, notamment depuis l’accord conclu en février 2017 entre les deux gouvernements – dénoncé comme impliquant des acteurs libyens engagés dans le trafic de migrants. En parallèle, l’italie harcèle juridiquement les bateaux humanitaires, intimide les navires commerciaux et obtient même la cessation de l’opération navale européenne « Sophia », qui avait procédé jusqu’à l’été 2018 à des sauvetages et débarquements en Italie. La capacité de recherche et sauvetage étant limitée, la proportion de morts en mer a augmenté (8 à 9 % – au moins 300 personnes y sont mortes entre janvier et août 2020), mais n’a pas empêché un regain des départs à partir de 2020 – en dépit de la disparition des bateaux humanitaires –, tandis que les migrations vers l’espagne reprennent dans une proportion inédite depuis 2006, y compris à partir des côtes sénégalaises où se multiplient les naufrages.
Au-delà de la Libye
Il est évident que les États européens sont parties prenantes de l’« enfer libyen » dont ils entendent protéger les migrants. Depuis 2015, tout en cherchant à renforcer la capacité des acteurs libyens à contenir les migrants, l’europe a entrepris de déplacer cet effort en amont de la Libye, s’associant avec les pays sources de réfugiés (Érythrée, Soudan) pour empêcher les départs, engageant le Niger dans la répression des transporteurs et hébergeurs de migrants se dirigeant vers le nord du pays. C’est ainsi une grande partie de l’afrique qui se trouve affectée par la protection de la frontière européenne, appelée à réprimer des mobilités et des activités qui d’informelles deviennent irrégulières et se poursuivent en changeant de voies (plus clandestines) et de mains (plus criminelles). Ces impossibilités de circuler et l’injonction à la sédentarité s’opposent aux appels des Commissions de L’UE (depuis 2003 et encore dans le Pacte sur les migrations et l’asile) et de L’UA (cadre conceptuel pour les migrations en Afrique) à développer les voies légales de migration. En diffusant le prisme victimisation-criminalisation au travers duquel les migrations sont désormais appréhendées dans ce vaste espace, elles entretiennent la réalité et le fantasme à la fois d’un « enfer » pour les migrants, en Libye et au-delà, et d’un ensemble d’opportunités nées de ce paradigme.