Moyen-Orient

Repères société : Migrants en Libye, les oubliés de l’exil

La Libye fait figure de zone de non-droit pour des centaines de milliers de migrants et réfugiés en situation irrégulièr­e venus du reste du continent africain, notamment d’érythrée. Leur parcours passe souvent par des centres de détention où les condition

- Jérôme Tubiana

L’odeur d’excréments s’accentue à mesure que nous approchons de l’entrepôt qui constitue le bâtiment principal du centre de détention de Dhar el-djebel, dans les montagnes du Nefoussa, dans le nord-ouest de la Libye. Un problème de plomberie, selon le directeur. Il ouvre le portail métallique du hangar en béton, qui abrite environ 500 détenus, presque tous érythréens. Les demandeurs d’asile reposent sur des matelas gris à même le sol. Au bout d’une allée ouverte entre les matelas, des hommes font la queue pour uriner dans l’un des onze seaux prévus à cet effet. Personne dans cette pièce n’a vu la lumière du jour depuis septembre 2018, quand un millier de migrants détenus à Tripoli ont été évacués ici. Zintan, la ville la plus proche, est éloignée des combats de la capitale libyenne, mais aussi des yeux des agences internatio­nales.

En Libye, quelque 5000 migrants en moyenne sont détenus pour une durée indétermin­ée dans une dizaine de centres de détention principaux, officielle­ment gérés par la Direction de la lutte contre la migration irrégulièr­e (DCMI) du Gouverneme­nt d’union nationale (GNA). Or, depuis la chute de Mouammar Kadhafi (1969-2011), la Libye ne dispose pas d’un exécutif stable, et ces centres sont souvent contrôlés par des milices. Les migrants sont régulièrem­ent kidnappés, réduits en esclavage et torturés contre rançon.

Une surveillan­ce financée par les Européens

Depuis 2017, l’union européenne (UE) finance les gardes-côtes libyens pour empêcher les migrants d’atteindre les côtes européenne­s. Des forces libyennes, certaines équipées et entraînées par L’UE, capturent et enferment ainsi des migrants dans des centres, dont certains se trouvent dans des zones de guerre, ou sont gardés par des groupes armés connus pour vendre les migrants à des trafiquant­s.

Le centre de Dhar el-djebel ne ressemble pas à une prison. Avant 2011, cet ensemble de bâtiments en pleine campagne était, selon les termes officiels, un camp d’entraîneme­nt pour « les bourgeons, les lionceaux et les avant-bras du Grand Libérateur », soit les enfants à qui l’on enseignait le Livre vert de Mouammar Kadhafi. Quand le GNA, basé à Tripoli, a été formé en 2016, le centre a été placé sous l’autorité de la DCMI. En avril 2019, Médecins sans frontières (MSF) a commencé à faire des consultati­ons à Dhar el-djebel. Le centre retenait alors 700 migrants. La plupart étaient enregistré­s comme demandeurs d’asile par le Haut Commissari­at pour les réfugiés (HCR), mais selon la loi libyenne, ce sont des migrants « illégaux » et ils

peuvent être détenus pour une durée indétermin­ée. N’ayant que peu d’espoir de sortir, plusieurs ont tenté de se suicider au contact de fils électrique­s. D’autres avaient placé leur foi en Dieu, mais aussi dans les réseaux sociaux et leurs talents de bricoleurs. La plupart des détenus érythréens sont chrétiens : sur le mur face à la porte, ils ont construit une église orthodoxe abyssine au moyen de cartons colorés de nourriture et de matelas verts du HCR, avec des croix en cire de bougie. Sur d’autres matelas, ils ont écrit, avec du concentré de tomates et du piment rouge, des slogans tels que « Nous sommes victimes du HCR en Libye ». Avec leurs smartphone­s, ils ont posté des photograph­ies sur les réseaux sociaux, posant avec les bras croisés pour montrer qu’ils étaient prisonnier­s. Leurs efforts avaient attiré l’attention. Le 3 juin 2019, le HCR évacuait 96 demandeurs d’asile à Tripoli. Une semaine plus tard, l’entrepôt était enfin vidé. Mais 450 Érythréens restaient enfermés dans le centre, entassés dans d’autres bâtiments, à plus de 20 dans une vingtaine de cellules, bien que de nombreux détenus préfèrent dormir dans les cours, sous des tentes de fortune faites de couverture­s.

La plupart des Érythréens de Dhar el-djebel racontent une histoire similaire : avant d’être piégés dans le système de détention libyen, ils ont fui la dictature d’issayas Afewerki (au pouvoir depuis 1991). En 2017, Gebray (2), âgé d’un peu plus de 30 ans, a laissé sa femme et son fils dans un camp de réfugiés en Éthiopie et payé des passeurs environ 1 450 euros pour traverser le désert soudanais vers la Libye avec des dizaines d’autres migrants. Mais les passeurs les ont vendus à des trafiquant­s libyens qui les ont détenus et torturés à l’électricit­é jusqu’à ce qu’ils téléphonen­t à leurs proches pour leur demander une rançon. Après dix mois en prison, la famille de Gebray avait envoyé près de 9 000 euros pour sa libération : « Ma mère et mes soeurs ont dû vendre leurs bijoux. Je dois maintenant les rembourser. C’est très dur de parler de ça. » Les migrants érythréens sont particuliè­rement ciblés, car beaucoup de trafiquant­s croient qu’ils peuvent compter sur l’aide d’une riche diaspora en Europe et en Amérique du Nord, alors qu’ils figurent parmi les plus pauvres du continent africain.

Après avoir survécu à la torture, beaucoup ont de nouveau payé pour traverser la mer, mais ont été intercepté­s par les gardes-côtes libyens et enfermés en centre de détention. Certains compagnons de cellule de Gebray ont été détenus depuis plus de deux ans dans cinq centres successifs. Alors que la traversée de la Méditerran­ée devenait plus risquée, certains se sont rendus d’eux-mêmes dans des centres de détention dans l’espoir d’y être enregistré­s par le HCR.

Les terribles ravages de la tuberculos­e

Dans l’entrepôt de Dhar el-djebel, Gebray a retrouvé un ancien camarade d’école, Habtom, qui est devenu dentiste. Grâce à ses

connaissan­ces médicales, Habtom s’est rendu compte qu’il avait la tuberculos­e. Après quatre mois à tousser, il a été transféré de l’entrepôt dans un plus petit bâtiment pour les Érythréens les plus malades. Gebray, qui explique qu’à ce moment-là, il ne pouvait « plus marcher, même pour aller aux toilettes », l’y a rapidement suivi. En mai 2019, quelque 90 Érythréens, la plupart suspectés d’avoir la tuberculos­e, étaient confinés et ne recevaient aucun traitement adapté. Autrefois peu répandue en Libye, la tuberculos­e s’est propagée parmi les migrants dans les prisons bondées. Habtom est mort en décembre 2018. « Si j’ai la chance d’arriver en Europe, j’aiderai sa famille, c’est mon devoir », promet Gebray. De septembre 2018 à mai 2019, au moins 22 détenus de Dhar el-djebel sont décédés, principale­ment de la tuberculos­e. Des médecins étaient pourtant présents dans le centre de détention, certains de l’organisati­on internatio­nale pour les migrations (OIM), et d’autres de l’internatio­nal Medical Corps (IMC), une ONG américaine financée par le HCR et L’UE. Selon un responsabl­e libyen, « nous les avons suppliés d’envoyer des détenus à l’hôpital, mais ils ont dit qu’ils n’avaient pas de budget pour ça ». Les transferts à l’hôpital ont été rares. En revanche, une quarantain­e de détenus les plus malades, la plupart chrétiens, ont été transférés dans un autre centre de détention à Gharyan, plus proche d’un cimetière chrétien. Huit d’entre eux sont morts entre janvier et mai 2019. Contrairem­ent à Dhar el-djebel, Gharyan ressemble à un centre de détention : une série de containers entourés de hauts grillages métallique­s. Yémané a été transféré ici en janvier 2019 : « Le directeur de Dhar el-djebel et le personnel de L’IMC ont dit qu’ils allaient nous conduire à l’hôpital à Tripoli. Ils n’ont pas parlé de Gharyan… Quand on est arrivés, on a été immédiatem­ent enfermés dans un container. »

Des migrants vendus à des trafiquant­s et torturés

Selon Yémané, une femme a tenté de se pendre quand elle a compris qu’elle était à Gharyan, et non dans un hôpital. Beaucoup gardaient de mauvais souvenirs de Gharyan : en 2018, des hommes armés masqués y ont kidnappé 150 migrants détenus et les ont vendus à des centres de torture. Le camp a alors brièvement fermé, puis rouvert, avec à sa tête un nouveau directeur, qui explique que des trafiquant­s l’appelaient régulièrem­ent pour tenter de lui acheter des migrants détenus.

En avril 2019, des forces de Khalifa Haftar ont lancé une offensive contre les forces pro-gna à Tripoli et se sont emparées de Gharyan. Elles se sont installées à proximité du centre de détention et les avions du GNA ont régulièrem­ent bombardé la zone. Effrayés par les frappes aériennes autant que par les migrants tuberculeu­x, les gardes ont déserté. Le directeur, qui habite en ville, devait appeler un migrant pour qu’il lui ouvre la porte. Les détenus lui avaient demandé un cadenas pour pouvoir s’enfermer et se protéger des incursions. De fait, des forces pro-haftar venaient demander aux migrants de travailler pour eux. MSF a demandé au HCR d’évacuer les détenus de Gharyan. L’agence de L’ONU a d’abord nié qu’il s’agissait d’une zone de guerre, avant de l’admettre et de suggérer le transfert au centre de détention Al-nasr, à Zawiya, à l’ouest de Tripoli. Pourtant, le Conseil de sécurité de L’ONU a accusé les forces qui contrôlent ce centre de trafic de migrants, et placé deux de leurs dirigeants sous sanctions.

Les détenus étaient toujours à Gharyan quand, le 26 juin 2019, les forces du GNA ont repris la zone. Le jour suivant, ils ont forcé le portail du centre avec une voiture et demandé aux migrants de se battre à leurs côtés. Les détenus, effrayés, ont montré leurs médicament­s contre la tuberculos­e en répétant des mots d’arabe que des employés du HCR leur avaient appris − kaha (toux) et darn (tuberculos­e). Les miliciens sont repartis, l’un d’eux lançant aux migrants : « Si vous êtes malades, on reviendra vous tuer. Vous devez mourir ! »

Le 4 juillet 2019, le HCR a enfin évacué les détenus restants vers Tripoli. L’agence a donné à chacun d’eux environ 100 euros pour qu’ils subviennen­t à leurs besoins dans une ville qu’ils ne connaissai­ent pas. L’abri où ils étaient censés loger s’avérant trop coûteux, ils ont déménagé vers un endroit moins cher, jadis une bergerie. « Le HCR dit qu’on sera en sécurité dans cette ville, mais pour nous, la Libye n’offre ni liberté ni sécurité », explique Yémané.

La plupart des 29 migrants évacués de Gharyan sont bloqués, et en danger, dans les rues de Tripoli, mais espèrent toujours obtenir l’asile en dehors de Libye. Des miliciens ont proposé à Yémané de s’enrôler pour 900 euros par mois. « J’ai vu beaucoup de migrants qui ont été recrutés ainsi, puis blessés », raconte-t-il. Deux de ses colocatair­es ont été à nouveau emprisonné­s par des milices,

qui leur ont demandé 180 euros chacun. Les migrants de Gharyan ont si peur dans les rues de Tripoli qu’ils ont demandé à retourner en détention ; l’un d’entre eux est même parvenu à entrer dans le centre de détention d’abou Salim. Nombre d’entre eux ont la tuberculos­e.

« Ils nous ont donné de faux espoirs », dit un migrant

Contrairem­ent à Gharyan, Dhar elDjebel est loin des combats. Mais depuis avril 2019, des migrants détenus à Tripoli refusent d’y être transférés, car ils craignent d’être oubliés dans le Nefoussa. Selon un responsabl­e de la zone, « notre seul problème ici, c’est que le HCR ne fait pas son travail. Cela fait deux ans qu’ils font de fausses promesses à ces gens ». La plupart des détenus de Dhar el-djebel ont été enregistré­s comme demandeurs d’asile par le HCR, et espèrent donc être relocalisé­s dans des pays d’accueil sûrs. Gebray a été enregistré en octobre 2018 à Dhar el-djebel : « Depuis, je n’ai pas vu le HCR. Ils nous ont donné de faux espoirs en nous disant qu’ils allaient revenir bientôt pour nous interviewe­r et nous évacuer de Libye. » Les 96 Érythréens et Somaliens transférés en juin 2019 de Dhar el-djebel au « centre de rassemblem­ent et de départ » du HCR à Tripoli étaient convaincus qu’ils feraient partie des chanceux prioritair­es pour une évacuation vers l’europe ou l’amérique du Nord. Mais en octobre, le HCR aurait rejeté une soixantain­e d’entre eux, dont 23 femmes et six enfants. Ils n’ont plus d’autre choix que de tenter de survivre dans les rues de Tripoli ou d’accepter un « retour volontaire » vers les pays dont ils ont fui la violence.

Le rapport de la visite de L’ONU à Dhar el-djebel en juin 2019, durant ce même transfert, avait prévenu que « le nombre de personnes que le HCR sera en mesure d’évacuer sera très faible par rapport à la population restante en raison du nombre de places limité offert par la communauté internatio­nale ».

De fait, le HCR a enregistré près de 60 000 demandeurs d’asile en Libye entre 2017 et 2019, mais n’a pu en évacuer qu’environ 2 000 par an. La capacité de l’agence à évacuer des demandeurs d’asile de Libye dépend des offres des pays d’accueil, principale­ment européens. Les plus ouverts n’accueillen­t chaque année que quelques centaines des réfugiés bloqués en Libye. Les détenus de Dhar el-djebel le savent. Lors d’une de leurs manifestat­ions, leurs slogans écrits à la sauce tomate visaient directemen­t l’europe : « Nous condamnons la politique de L’UE envers les réfugiés innocents détenus en Libye ». « L’europe dit qu’elle nous renvoie en Libye pour notre propre sécurité, explique Gebray. Pourquoi ne nous laissent-ils pas mourir en mer, sans souffrance ? Cela vaut mieux que de nous laisser dépérir ici. »

 ??  ?? Des migrants détenus dans le centre libyen de Gharyan protestent pacifiquem­ent pour dénoncer leurs conditions et demander leur transfert en Europe, le 2 février 2018.
Des migrants détenus dans le centre libyen de Gharyan protestent pacifiquem­ent pour dénoncer leurs conditions et demander leur transfert en Europe, le 2 février 2018.
 ??  ?? Une femme avec son enfant, dans le centre pour migrants de Tadjourah, près de Tripoli, en décembre 2017.
Une femme avec son enfant, dans le centre pour migrants de Tadjourah, près de Tripoli, en décembre 2017.
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 ??  ?? Moment de détente entre migrants africains et gardiens libyens de leur centre de détention, qui s’affrontent à l’occasion d’un match de football, près de Tripoli, en décembre 2016.
Moment de détente entre migrants africains et gardiens libyens de leur centre de détention, qui s’affrontent à l’occasion d’un match de football, près de Tripoli, en décembre 2016.
 ??  ?? Début juillet 2019, le centre pour migrants de Tadjourah a été la cible de bombardeme­nts ; au moins 40 personnes ont alors perdu la vie.
Début juillet 2019, le centre pour migrants de Tadjourah a été la cible de bombardeme­nts ; au moins 40 personnes ont alors perdu la vie.

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