L’iran à l’est toute ? Le partenariat stratégique entre Téhéran et Pékin
La devise « Ni Est, ni Ouest, République islamique » figure sur tous les documents du ministère iranien des Affaires étrangères. Un mot d’ordre formulé par le Guide suprême Rouhollah Khomeyni (1979-1989) dès 1979, et qui oriente la diplomatie du pays depuis lors. Pourtant, le 5 juillet 2020, le ministre titulaire, Mohammad Javad Zarif (depuis 2013), confirme que l’iran finalise un accord de « partenariat stratégique global sino-iranien de vingt-cinq ans », suscitant des polémiques intérieures. À l’étranger, les interprétations sont diverses : conséquence de l’efficacité des sanctions ; développement de perspectives annoncées dès janvier 2016 ; réorientation stratégique majeure de Téhéran, renonçant à son non-alignement, ou coup de bluff pour faire pression sur les Européens alors que les États-unis élisent leur président.
Deux anciennes cultures asiatiques, associées dans les secteurs du commerce, de l’économie, de la politique, de la culture et de la sécurité, avec une vision similaire et de nombreux intérêts bilatéraux et multilatéraux mutuels se considéreront comme des partenaires stratégiques. » Après ce préambule, le texte prévoit que la Chine pourra investir en vingt-cinq ans jusqu’à 400 milliards de dollars en échange de la livraison
garantie de pétrole et de gaz iraniens : 280 milliards iront au secteur des hydrocarbures (prospection, valorisation, transport) et 120 milliards à la construction d’infrastructures (chemins de fer, métros, ports, aéroports). La Chine installera des zones de libre-échange à Makou (nord-ouest, à la frontière avec la Turquie), à Abadan (près du golfe Persique, sur la dyade avec l’irak) et sur l’île de Qeshm (détroit d’ormuz, en face de Bandar Abbas), et développera un réseau 5G (1). L’iran adoptera
Depuis la révolution islamique de 1979, l’iran entretient une diplomatie du « rejet » avec les Étatsunis, chacun des deux pays appelant à la disparition de l’autre…
le système chinois de navigation et de positionnement Beidou, s’émancipant ainsi des satellites GPS américains et européens. Sous réserve d’éventuelles clauses secrètes, l’accord n’inclut pas de composante militaire majeure, Pékin n’étant qu’un modeste fournisseur d’armes pour les Iraniens.
Un partenariat stratégique ambitieux envisagé dès 2016
À rebours de la thèse d’un accord avec Pékin imposé à Téhéran par les sanctions, le projet n’est pas nouveau : il s’agit plutôt de la réactivation d’un dossier ouvert en 2016. Jusqu’au début du siècle, les relations économiques bilatérales sont restées limitées. Ce sont les sanctions internationales et américaines qui, ayant dissuadé les autres acheteurs, ont progressivement fait de Pékin le principal client de Téhéran, sous le régime du troc : pétrole iranien contre produits chinois. Sans que ces échanges prennent la dimension diplomatique que l’iran espérait peut-être. Quand, à partir de 2002, la question nucléaire s’est internationalisée, Téhéran a cherché des soutiens à Pékin comme à Moscou. Sans succès, les deux capitales ralentissant certes les discussions à L’ONU, mais finissant par voter, puis appliquer, les sanctions internationales, et gelant leurs investissements en Iran. Les choses ont changé en 2016, à l’initiative de la Chine, qui a attendu la signature de l’accord de Vienne sur le nucléaire en juillet 2015. Les 22 et 23 janvier 2016, le président Xi Jinping (depuis 2013) s’est rendu à Téhéran pour ouvrir un nouveau chapitre dans les relations avec un État stratégiquement situé, et un marché de 82,9 millions d’habitants. Il a proposé un « partenariat stratégique global », comme il en avait déjà établi plusieurs dans le cadre de son ambitieux projet de la nouvelle route terrestre de la soie. Or le relevé de conclusions de cette visite est précurseur du projet révélé en juillet 2020. En 2016, les Iraniens n’ont pourtant pas donné suite. Dans l’optimisme général consécutif à l’accord de Vienne, alors que les entreprises occidentales se bousculaient pour accéder au marché iranien, le président Hassan Rohani (depuis 2013) a préféré miser sur l’ouverture à l’ouest pour relancer l’économie, et satisfaire les demandes sociales de la population.
La reprise du dossier en 2020, à l’initiative de Téhéran, est liée à l’amplification des sanctions voulue par le président américain Donald Trump. La politique américaine de « pression maximale » sur l’iran, si elle n’a en rien provoqué la chute du régime de Téhéran, a étranglé économiquement une République islamique de nouveau isolée du fait d’un interventionnisme régional (Irak, Syrie, Liban, Yémen) considéré, dans le monde arabe et en Occident, comme agressif et déstabilisateur. Les Iraniens n’ont pu, en outre, que constater l’impuissance des Européens (Allemagne, France, Royaume-uni) face aux diktats de l’administration Trump, mais aussi leur réticence à soutenir un régime dictatorial et répressif.
Alors que les autres investisseurs se retiraient du marché iranien par crainte des menaces de rétorsion du Trésor américain, la Chine est devenue le principal partenaire de l’iran, à hauteur du quart de son commerce extérieur dans l’année iranienne allant de mars 2019 à mars 2020. Le tropisme chinois de Téhéran en 2020 repose donc sur le manque d’options économiques alternatives, mais aussi sur la prise en compte de l’évolution de l’ordre géopolitique mondial, avec la montée en puissance d’une Chine désormais concurrente des États-unis. Téhéran et Pékin se retrouvent donc dans un partenariat « anti-hégémonique »
(comprendre : antiaméricain) que le discours iranien appuie sur l’histoire longue : le préambule du projet insiste sur « les deux grandes civilisations que sont la Chine et l’iran ». Il est vrai que les deux pays partagent un sens aigu de l’histoire d’empires millénaires confrontés aux ingérences occidentales. Téhéran présente la nouvelle route de la soie comme renouant avec l’histoire, n’interférant pas dans l’indépendance respective des parties, et permettant de résister aux défis de l’impérialisme américain.
Un éventail d’avantages pour Pékin
Le projet de pacte ouvre un éventail d’avantages pérennes pour Pékin. Le plus évident concerne les hydrocarbures, dont la Chine a fortement besoin et dont l’iran est un producteur majeur. L’accord envisagé est pour
Pékin un instrument de sécurisation d’une partie de son approvisionnement en pétrole, avec des perspectives gazières à la clé. La nouvelle route de la soie, reliant la Chine aux marchés eurasiatiques, ne peut qu’être renforcée en y incluant l’iran. Les investissements évoqués sont d’ailleurs à ce jour les plus importants que la Chine ait promis à un pays rejoignant le projet. Sur le plan de la géopolitique globale, Pékin adopte une stratégie de multipolarité dans les relations internationales. Et trouve donc intérêt à se rapprocher de l’un des adversaires les plus résolus de Washington, entre autres parce que les importants moyens militaires américains déployés autour du golfe Persique face à l’iran sont autant de ressources qui ne peuvent pas être mises en place dans l’aire Asie-pacifique, mais qui garantissent aussi le libre transit à Ormuz. L’accord avec Téhéran permettrait enfin d’ajouter quelques escales portuaires au « collier de perles » chinois : Chabahar, sur le golfe d’oman, et Jask, à l’entrée du détroit d’ormuz, rejoindraient alors Gwadar (Pakistan) et Djibouti.
La nature cléricale du régime de Téhéran après 1979, une république théocratique, n’a jamais posé de problème aux Chinois. Ces deux régimes autoritaires et répressifs ont en effet quelques réflexes partagés. La Chine est indifférente à la situation des Droits de l’homme chez ses partenaires, et a toujours été le chantre de la souveraineté absolue des États, et de la non-ingérence (sinon à Hong Kong et à Taïwan). Elle ne prend pas parti dans les conflits locaux et régionaux, se contentant de s’aligner sur les positionnements russes au Conseil de sécurité de L’ONU. Avec Téhéran, Pékin ne risque donc pas de se voir critiquer sur la question des Droits de l’homme, non plus que sur le génocide culturel mis en oeuvre contre les Ouïgours musulmans du Xinjiang. La Chine s’exprime peu sur ce dossier iranien, ce qui, au-delà d’une attitude habituelle à sa diplomatie, traduit une prudence certaine de la deuxième puissance mondiale. Car, en contractant avec Téhéran, Pékin doit veiller à ne pas mécontenter ses autres partenaires, qui sont parfois des adversaires proclamés de la République islamique (2). La Chine a renforcé depuis le début du siècle sa présence dans toute la région, à travers de multiples accords et partenariats, principalement parce qu’elle est dépendante des hydrocarbures du Moyen-orient (40 % de sa consommation en 2019). L’iran n’est donc qu’une des options de Pékin dans cette région : si, en 2019, la Chine a investi 1,54 milliard de dollars en Iran, elle a placé 3,72 milliards aux Émirats arabes unis et 5,36 milliards en Arabie saoudite. Comme la Russie, elle entretient des relations bilatérales de grande puissance avec tous les États : avec le royaume saoudien (son principal fournisseur de brut, et qui est intéressé par ses technologies nucléaires), avec les Émirats arabes unis (où résident environ 200 000 Chinois), comme avec Israël (qui bénéficie d’importants investissements chinois dans la hightech et les infrastructures de transport), avec la Turquie (malgré les critiques voilées d’ankara sur la question ouïgoure) et avec la Syrie de Bachar al-assad. Pékin veut éviter d’être confrontée à des problèmes de sécurité majeurs, au risque de se retrouver entraînée dans le vortex conflictuel du Moyen-orient. La Chine garde donc profil bas sur ses engagements en Iran, et ne répond pas à toutes les espérances iraniennes. Ainsi, Téhéran n’obtient pas le passage du statut d’observateur à celui de membre de plein exercice de l’organisation de coopération de Shanghai (OCS). La relation Iran-chine est asymétrique : Téhéran a plus besoin de Pékin que l’inverse. Mais la République
populaire peut d’ores et déjà se féliciter de l’affaiblissement de la position de l’inde en Iran (3), au profit de la coopération de Téhéran avec le Pakistan (4).
Les tenants de l’accord chinois : intérêts géoéconomiques ou tactique ?
Le partenariat stratégique avec Pékin implique l’accord de principe du Guide suprême Ali Khamenei (depuis 1989) et du Conseil de sécurité nationale. Pour autant, depuis l’été 2020, les polémiques se sont multipliées dans les médias et sur les réseaux sociaux, traduisant des tensions dans les cercles dirigeants et le mécontentement d’une partie de l’opinion publique autour d’une question qui n’oppose pas simplement les « réformistes » aux « conservateurs » : en contractant avec Pékin, la République islamique ne risque-t-elle pas d’aliéner une part de sa souveraineté, en violation du principe « Ni Est, ni Ouest » ? Contraints par l’état calamiteux de l’économie iranienne, Hassan Rohani et son gouvernement soutiennent le projet faute de pouvoir s’appuyer sur les Européens pour atténuer les sanctions américaines (5). Les investissements chinois sont la seule planche de salut disponible pour briser la spirale de la paupérisation. Pourtant, le courant « réformateur » penche historiquement plutôt vers l’ouverture à l’occident. Dès lors, l’avancement du projet chinois pourrait l’être à titre conservatoire, en attendant une éventuelle inflexion de la politique américaine, et donc une marge de manoeuvre retrouvée des Européens. Mais la limite du raisonnement est qu’après la victoire des conservateurs aux législatives de février 2020, et avec la défaite annoncée des réformateurs à l’élection présidentielle du printemps 2021, il risque fort de ne plus y avoir en Iran de force politique susceptible d’impulser cette réouverture à l’ouest.
Un courant prochinois existe au sein du régime de Téhéran, reposant sur un antiaméricanisme viscéral conforté par les outrances du président Trump, et sur un anti-occidentalisme anti-impérialiste. Depuis 1979, cette faction a toujours privilégié le « ni Ouest », et s’est appuyée, initialement par nécessité, sur la Russie, puis sur la Chine. Ce courant idéologique, qui représente les secteurs les plus autoritaires du régime, est présent au sein des Gardiens de la révolution (pasdaran), dont on sait qu’ils contrôlent, bien au-delà de leur fonction d’armée idéologique du régime, une part essentielle du PIB iranien. Leur tentaculaire réseau d’entreprises a noué des liens économiques étroits avec la Chine. La crise du coronavirus en a fourni une preuve en 2020. L’une des raisons pour lesquelles l’iran est le pays du Moyen-orient le plus violemment frappé par la pandémie est l’importance des relations aériennes avec la République populaire, et en particulier avec la ville de Wuhan, épicentre initial du virus. Au contraire de toutes les compagnies internationales, Téhéran a maintenu jusqu’à fin mars 2020 de nombreuses rotations de Mahan Air, la principale compagnie privée iranienne, appartenant aux Gardiens de la révolution.
Au nom de l’histoire, les critiques souverainistes
Dans le monde politique, les critiques contre le projet chinois émanent moins de pro-occidentaux, condamnés au silence après l’échec de l’accord sur le nucléaire, que des nationalistes conservateurs. L’ancien président Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013) est le principal représentant de ces derniers : il a multiplié les attaques contre le projet d’accord avec Pékin, le qualifiant de « bradage des intérêts nationaux, en violation des principes fondamentaux de la Révolution islamique ». Quant aux ultraconservateurs, certains peuvent accepter une forme de « pivot vers l’est » par antiaméricanisme ou par adhésion au modèle autoritaire chinois de développement économique ; mais d’autres, souverainistes, sont fermement attachés au « Ni Est, ni Ouest » par rejet de toute dépendance à l’étranger. La méfiance d’une partie de l’opinion publique est évidente. Nombre d’infox ont ainsi submergé les réseaux sociaux : l’île de Kish, dans le détroit d’ormuz, aurait été vendue à la Chine ; Pékin s’apprêterait à déployer 5 000 hommes en Iran pour y sécuriser ses intérêts ; à l’école, le mandarin aurait vocation à remplacer la langue anglaise, etc. Certaines critiques pointent le risque que l’iran devienne « une colonie chinoise », à l’image de certains pays africains. D’autant que la République populaire a une image plutôt négative : produits chinois de qualité médiocre envahissant les bazars et concurrençant les productions locales ; pêches industrielles des chalutiers chinois au détriment des petits pêcheurs iraniens… Et la Chine est rendue responsable de la propagation de la Covid-19 en Iran (6). Certains internautes mobilisent l’argument de l’histoire : eu égard au passé des menées impérialistes contre la Perse, puis l’iran, le pays risque, à se lier trop étroitement à la Chine, de perdre et son indépendance et son âme. Ils évoquent un « nouveau traité de Turkmanchaï », à l’issue duquel, en février 1828, une Perse affaiblie avait été contrainte de céder le Caucase du Sud à l’empire russe. D’autres comparent ce « pacte avec le dragon » à la Convention anglo-russe de 1907, qui avait défini les sphères d’influence respectives du « lion » (Royaume-uni) et de l’« ours » (Russie) en Perse. Et de rappeler que Pékin a voté et mis en oeuvre les sanctions internationales contre l’iran. Le ministre des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, a donc dû multiplier les démentis : « Nous n’avons pas donné et ne donnerons pas à la Chine ou à aucun autre pays un seul pouce du sol iranien […] Il n’y a aura ni soldats étrangers ni base étrangère en Iran » (7). Et de faire valoir « une approche gagnant-gagnant » entre les deux pays.
En 2001, la signature d’un « accord stratégique russo-iranien de vingt ans » avait fait grand bruit, en particulier à Washington. Il se trouve qu’arrivant à échéance en mars 2021, il est en cours de renégociation en même temps que le projet d’accord chinois. Or, avec le recul de deux décennies, le partenariat Moscou-téhéran a montré ses limites économiques et stratégiques. Il ne s’est pas traduit par une dépendance accrue de l’iran à la Russie, et il n’a pas dissuadé Moscou de voter et d’appliquer les sanctions. La Chine est certes un acteur économique autrement plus important que la Russie, mais l’avenir de la relation iranochinoise pourrait se révéler lui aussi moins stratégiquement déterminant qu’il est dit fin 2020. Les intérêts économiques croisés et les convergences géopolitiques du moment paraissent peu susceptibles d’entraîner une réorientation fondamentale d’une realpolitik iranienne nationaliste et historiquement anti-impérialiste.