Néo-ottomanisme et « erdoganisme » : comprendre la Turquie du XXIE siècle
Le 10 juillet 2020, le Conseil d’état de Turquie annule le décret du 24 novembre 1934 qui faisait de Sainte-sophie un musée. Le même jour, le président Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014) annonce le transfert de l’administration du site à la Présidence des affaires religieuses, fixant la date de réouverture du culte musulman au 24 juillet. La décision est critiquée par les Européens, les États-unis, la Russie, L’UNESCO, le Vatican… Sainte-sophie, joyau religieux, architectural et historique, fut la plus grande église de la chrétienté pendant un millénaire. L’impact symbolique de la décision du 10 juillet se comprend à l’aune d’une histoire longue qui remonte à l’empire byzantin. En revanche, le choix du 24 juillet relève d’une séquence historique récente.
Sous Mustafa Kemal dit Atatürk (1923-1938), le traité de Lausanne du 24 juillet 1923 était salué comme un événement positif : alors qu’il était réduit à la portion congrue par le traité de Sèvres du 10 août 1920, l’état turc désormais élargi à toute l’anatolie était reconnu par le droit international et l’empire ottoman rejoignait les oubliettes de l’histoire. Recep Tayyip Erdogan conteste une telle lecture :
l’accord de Lausanne aurait été imposé par les puissances occidentales ; selon lui, alors que l’empire ottoman comptait près de 3 millions de kilomètres carrés au début du XXE siècle, la Turquie fut réduite à quelque 780 000 kilomètres carrés en 1923. À l’en croire, le droit international aurait notamment privé le pays de ses îles égéennes. Au-delà de la Méditerranée, les objectifs de la reconquête engagée en Libye en 2019 n’ont de limite
que les avancées des troupes ottomanes à l’époque impériale. Autrement dit, le régime d’ankara a repris Sainte-sophie, patrimoine de la Turquie avant d’être celui de l’humanité. Désormais, il revendique des espaces abandonnés à Lausanne. Cette remise en question du droit international se lit à la lumière de trois évolutions : la Turquie du XXIE siècle est le lieu d’une articulation nouvelle entre islam, Europe et démocratie ; une politique néo-ottomane marque à la fois le dépassement et le prolongement du kémalisme ; le cap de l’« erdoganisme » est celui d’une « revanche de l’histoire ».
De l’état ottoman à la République turque
L’europe, la « grande terre », ainsi que la désignèrent les géographes arabes de l’époque médiévale, fut pour les Ottomans un continent à la fois familier (ils en entreprirent la conquête dès la seconde moitié du XIVE siècle) et inconnu (ils allèrent peu à l’ouest des territoires placés sous leur sceptre et en ignorèrent longtemps les langues et usages). Si, dès le XVE siècle, ils importèrent les produits manufacturés occidentaux et si, au XVIIIE, ils développèrent un goût marqué pour les montres, ils continuèrent de voir en l’europe le territoire des « infidèles ». De leur côté, les monarques chrétiens jugèrent la présence du croissant à l’est de Vienne aussi scandaleuse qu’ils avaient déclaré inadmissible la prise de Constantinople (1453). Dans le monde musulman, en revanche, les sultans tirèrent un prestige considérable de leur avancée au sein du « pays de la guerre » (dar al-harb). L’émir de La Mecque écrivit ainsi à Soliman Ier dit le Magnifique (1520-1566) : « Vous êtes supérieurs à nous et à tous les sultans de l’islam parce que vous avez conquis des pays appartenant aux Européens et à leurs pareils ».
Des empires musulmans de la période moderne, l’état ottoman reste celui dont l’histoire fut la plus étroitement liée à celle du continent européen. En 1475, la partie européenne de l’empire (la Roumélie) fournissait 81 % des recettes fiscales de l’état ; en 1512, 55 % de la population environ y vivait. Les pertes successives de ces territoires entre le début du XVIIIE siècle et celui du XXE fragilisèrent les fondements de l’économie politique ottomane. Sous l’effet des migrations des populations européennes, elles contribuèrent à façonner ensuite un nationalisme turc obsédé par l’intangibilité des frontières : du traité de Lausanne de 1923 à l’engagement des troupes turques en Syrie fin août 2016, le pouvoir d’ankara nourrit auprès de ses
citoyens une appréhension « obsidionale du monde » (1). Dans les premières décennies de la République turque, la coupure de l’europe en deux fut gommée dans les manuels scolaires sous l’effet d’un jacobinisme kémaliste galbé par l’adoption de l’alphabet latin en 1928 et la suppression de la référence à la religion dans la Constitution la même année. Entre l’intégration à L’OTAN en 1952 et l’ouverture d’un partenariat avec la Communauté économique européenne (CEE) en 1963, la Turquie s’inscrivit de l’autre côté – occidental – de la frontière, celle tracée par la guerre froide. En dépit des interventions militaires, entre celle de 1960 qui aboutit à la condamnation à mort, en 1961, du Premier ministre Adnan Menderes (1950-1960) et le coup d’état « postmoderne » de 1997 qui conduisit à la démission du Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan (1996-1997), les dirigeants turcs et européens maintinrent la perspective, souvent contrariée, d’une intégration à l’union européenne (UE).
À la suite de l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) en 2002, Ankara a reconfiguré la relation à l’europe autour d’une nouvelle orientation et d’un nouvel espoir : devenir le lieu inédit, oriental autant qu’occidental, d’une réconciliation de l’islam et de la démocratie, au sein de l’europe. Cet argumentaire semble épuisé aujourd’hui, alors que Recep Tayyip Erdogan utilise l’échec de l’intégration au service d’un discours victimaire (« on nous rejette parce que nous sommes musulmans ») qu’il nourrit de théories du complot en progrès sur la scène internationale. D’un côté, L’AKP est revenu sur l’interdiction des visites aux tombes des figures saintes, a soutenu le retour des confréries religieuses dans la vie sociale et a autorisé le port du foulard à l’université. De l’autre, il a utilisé la perspective européenne à la fois pour favoriser une ouverture démocratique (reconnaissance d’une identité kurde, mise à distance de l’armée, recul de la torture dans les prisons, respect des libertés et des minorités) et pour asseoir son pouvoir face à l’armée, l’institution judiciaire et l’opposition politique.
Une histoire populaire diffusée à grande échelle
Après les résultats décevants à la suite des élections législatives du 7 juin 2015 (2) et l’échec du coup d’état du 15 juillet 2016, cet équilibre a été rompu. Porté par un soutien populaire renouvelé et une croissance du pouvoir d’achat, Recep Tayyip Erdogan a durci sa pratique du pouvoir en utilisant l’élection comme la caution d’une pratique autoritaire à l’opposé des valeurs européennes qu’il méprise ouvertement. À plusieurs reprises, il a promis un châtiment exemplaire aux « traîtres » et aux « terroristes » responsables du délitement de l’unité nationale. Lors du discours de commémoration des martyrs prononcé le 15 juillet 2017, il a annoncé un programme d’action radical : « Nous leur couperons la tête. » Depuis, un débat progresse dans l’opinion publique sur l’opportunité de rétablir la peine de mort. Il fait fond du contexte de ré-ottomanisation des explorations mémorielles. La mort brutale conforte sa place au coeur de l’imaginaire politique turc. Elle investit les registres d’une histoire populaire diffusée à grande échelle. Depuis le feuilleton Le Siècle magnifique diffusé en Turquie entre 2011 et 2014, l’étranglement des gens du sérail et l’assassinat des hommes de la Porte sont devenus les motifs soignés de programmes audiovisuels de grande audience.
De fait, le président Erdogan est descendu du tramway de la démocratie, et ce tramway est aussi européen (3). Non seulement il n’est plus question d’une intégration à terme à L’UE, mais la Turquie ne porte plus aux yeux de ses partenaires l’espoir d’un islam politique démocratique. Qu’importe pour Ankara : la réussite politique, indéniable, de Recep Tayyip Erdogan est d’avoir conduit une synthèse, inédite dans l’histoire politique turque, entre islam et nationalisme, dépossédant ainsi le kémalisme du lien entre souveraineté populaire (acquise par les urnes) et défense de la nation (exercée en politique étrangère et intérieure). L’alliance avec le Parti d’action nationaliste (MHP) conclue à la suite des législatives du 24 juin 2018 en est la preuve la plus récente.
Elle a cependant un revers : dès lors que L’AKP a obtenu 42,5 % des voix et 295 sièges sur 600 au Parlement, pour rester au pouvoir, il lui faut désormais séduire l’électorat nationaliste (11 % et 49 élus), développer des thématiques tournées vers le rejet de l’occident et annoncer la reconquête à venir de territoires historiques perdus à la fin de l’empire ottoman. Depuis fin 2019, le président procède à la manière des sultans de la conquête. Bayezid Ier (1389-1402) et Mehmed Ier (1413-1421) déplaçaient leurs troupes du front européen au front anatolien (et inversement) au gré des alliances qu’ils nouaient de part et d’autre de leurs frontières et en fonction de l’issue des batailles qu’ils y engageaient. Au début de l’automne 2020, Recep Tayyip Erdogan a investi le théâtre militaire caucasien dès lors qu’il a connu des difficultés en Méditerranée orientale ; puis, il a repris l’offensive à Chypre après avoir atteint une partie des objectifs fixés au Haut-karabagh.
La politique néo-ottomane : le dépassement du kémalisme
Le terme « néo-ottoman » désigne l’entreprise conduite par le parti d’erdogan, L’AKP, dans le but de développer l’influence diplomatique et d’étendre la « profondeur stratégique » du pays autour de valeurs présentées comme islamiques (paix, prospérité, partage des savoirs).
Ce que vit la Turquie depuis le début du XXIE siècle s’apparente à un « retour du refoulé ». Mustafa Kemal avait expurgé les programmes scolaires des références à l’empire ottoman.
Il entendait conduire la Turquie sur la voie occidentale et rattachait la création de l’homme turc nouveau à un seul référent historique : les peuples turcs des époques antiques et médiévales. Recep Tayyip Erdogan ancre le pays qu’il préside et gouverne dans une histoire envisagée sur la longue durée, islamique depuis le Moyen Âge, ottomane depuis la fondation de la dynastie des sultans au XIVE siècle et impériale depuis la conquête de Constantinople de 1453 – on retrouve le symbole de Sainte-sophie. Ce faisant, il nourrit la Turquie d’une boulimie commémorative, prétend unifier les territoires méthodiquement étudiés par les historiens en une seule civilisation de l’islam et fait voler en éclats les périodisations académiques. Cette politique de l’histoire suscite plusieurs questions. Selon quels mécanismes le passé impérial en est-il venu à dominer l’imaginaire historique des citoyens turcs ? Comment comprendre que les petits-enfants des défenseurs du kémalisme soient devenus des soutiens indéfectibles de la politique néo-ottomane ?
Le terme « néo-ottoman » désigne l’entreprise conduite par L’AKP dans le but de développer l’influence diplomatique et d’étendre la « profondeur stratégique » du pays autour de valeurs présentées comme islamiques (paix, prospérité, partage des savoirs). Le programme poursuivi vise à diversifier les partenaires de la Turquie, afin de constituer une alternative au projet d’intégration européenne parvenu au point mort. Il étend son spectre d’influence à la valorisation patrimoniale engagée en Bosnie-herzégovine comme aux interventions logistiques et militaires en Libye. Le néo-ottomanisme est davantage une catégorie de politiste et d’essayiste qu’un concept forgé par les historiens. Pourtant, ses domaines d’action ne sauraient être analysés sans le recours à un examen critique et distancié des référents historiques auxquels il renvoie. Les parallèles entre l’actualité immédiate et l’histoire impériale sont très nombreux, mais il est difficile de déterminer comment des historicités disjointes par les périodisations académiques sont travaillées par des « régimes mémoriels » superposés (4).
Prenons l’exemple suivant : le 15 mai 1919, à Samsun, en mer Noire, Mustafa Kemal a lancé la reconquête de l’anatolie ; fin 2019, à Misratah, sur la côte libyenne, Recep Tayyip Erdogan a relancé la reconquête de l’empire ottoman en Afrique du Nord. Comparés l’un à l’autre, ces deux événements associent trois séquences historiques : la guerre d’indépendance turque qui a conduit à la fondation de la République (1919-1923) ; le calendrier suivi par Recep Tayyip Erdogan en vue de l’élection présidentielle de 2023 ; la conquête ottomane en Méditerranée entre 1516 (Syrie, Palestine) et 1534 (Tunis), en passant par 1517 (Le Caire) et 1521 (Alger). À cette date, Soliman le Magnifique accepte la demande du corsaire Khayr ad-din (1466-1546), dit Barberousse, de placer les possessions algériennes sous le sceptre ottoman. Un demi-millénaire plus tard, le président Erdogan étend le soft power ottoman au moyen des séries télévisées turques et utilise le passé colonial français comme repoussoir d’un modèle d’intégration de l’afrique du Nord à la civilisation de l’islam.
Il ne saurait être officiellement question de réduire les dorures des statues de Mustafa Kemal, fondateur de la République et référent indépassable de la nation. En revanche, rien n’empêche le régime d’ankara de procéder à une transformation néo-ottomane du kémalisme, comme en témoignent plusieurs opérations conduites dans l’espace public. Prenons un exemple. Dans plusieurs municipalités turques, des statues d’atatürk sont désormais intégrées à des ensembles appelés « routes des grands hommes » : aux côtés des bustes de conquérants des temps médiévaux comme Toghrul Beg (993-1063) et Tamerlan (1336-1405) figurent les plus célèbres des sultans ottomans. Depuis une quinzaine d’années, ces ensembles de bustes forment le nouveau panthéon de municipalités conquises par le MHP. Citons les cas de Kirikkale (2009, est d’ankara), Mamak (2010, conurbation d’ankara), Nevsehir (2011, est de Konya), Osmaniye (2017, est d’adana), Kars (près de la frontière arménienne) et Kavak (2014, sud-ouest de Samsun). Gare aux maires qui omettraient d’y ajouter le buste d’atatürk, sinon en taille supérieure, du moins au centre de l’ensemble. Après avoir ravi la mairie de Nigde (sud-ouest de Kayseri) à son adversaire du MHP en 2009, le candidat AKP fait retirer les bustes de l’allée centrale où ils étaient alignés. Motif officiel : cet espace a vocation à être occupé par une statue d’atatürk. Une polémique éclate. Un compromis est trouvé : les bustes seront installés dans un parc alentour. Cette imagerie synthétique sert de support aux matérialités symboliques de l’« erdoganisme » et alimente une « insatiabilité commémorative » à moins de trois ans de la prochaine présidentielle.
L’« erdoganisme » : une revanche de l’histoire
À l’instar du néo-ottomanisme, la notion d’« erdoganisme » a été introduite par des politistes. Elle repose sur deux principes : la démocratie est réduite à la souveraineté nationale et à la seule expression du suffrage universel ; le respect de la morale (l’interdit omniprésent de l’insulte) prévaut sur la jouissance des droits et l’exercice des libertés fondamentales (la liberté de conscience est ramenée à celle de doctrine religieuse). Le pouvoir d’ankara fait un usage quotidien de l’article 301 du Code pénal, lequel condamne de six mois à deux ans de prison celles et ceux qui « dénigrent le peuple turc, l’état turc, le Parlement turc, etc. ». L’« erdoganisme » s’adosse à la principale idéologie politique turque du XXE siècle, la prolonge et la dépasse : le kémalisme. Les leaders et les théoriciens de ce courant ont toujours veillé à purger la « mémoire vivante » (5) de l’histoire ottomane, altérité absolue du devenir républicain du XXE siècle. Les leaders de l’erdoganisme, en revanche, intègrent pleinement le passé impérial au devenir néo-ottoman de la Turquie du XXIE siècle. L’« erdoganisme » est à la fois :
un antikémalisme : l’utopie révolutionnaire comme refus de l’ordre ancien et façonnement d’un homme nouveau débouche sur une contre-révolution à la fois islamiste, nationaliste et moderne ;
un postkémalisme : de même que toute terre gagnée par les armes lors de la guerre de libération nationale (1919-1922) se devait d’être reconnue comme turque, de même toute terre anciennement ottomane a vocation à devenir néo-ottomane ;
un kémalisme néo-ottoman : à l’instar du sultan, le président assure la redistribution des ressources et l’équilibre de la justice ; la transformation politique vise à améliorer la vie des citoyens, le pouvoir d’achat étant l’indicateur consensuel du progrès socio-économique ;
un anti-occidentalisme : le révisionnisme des traités internationaux et la menace d’un complot ourdi à l’étranger conduisent au rejet des Lumières, matrice d’inspiration du kémalisme. Cette réorientation idéologique implique une réécriture de l’histoire. En Turquie, l’histoire est la reine des disciplines universitaires ; elle partage avec le droit, principal garant de la légitimité républicaine, le statut de conscience morale de la société ; elle dispose d’une solidité institutionnelle et d’un soutien politique indéfectible, pour le meilleur et pour le pire : après la répression du coup d’état manqué du 15 juillet 2016, l’exigence de conformation des études au programme néo-ottoman a exercé une loi d’airain sur le niveau général des contributions scientifiques. La valorisation à tous crins d’une civilisation ottomane fait la part belle aux combattants de l’islam, accentue le recul des théories de la modernisation et conduit à la disparition
des figures de la contestation. Un ensemble de prédéterminations néo-ottomanes innerve la pensée critique des historiens de métier. Parallèlement, dans l’univers commémoratif, une déformation outrancière des réalités ottomanes alimente une « mémoire du ressentiment » (6).
Comme l’a souligné l’historien turc Edhem Eldem dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 2018, « la Turquie est “cliomane” et “cliopathe”, à la fois folle et malade d’histoire […] : “cliomane”, par son obsession d’attribuer à l’histoire une mission politique et idéologique vouée à modeler la nation et le citoyen ; “cliopathe”, par ses mythes et inventions, mais surtout par ses craintes, ses complexes, ses silences, ses tabous, ses dénis, son négationnisme ». Autant de pathologies aujourd’hui investies par la politique « erdoganiste » de l’histoire. Les « horizons d’attente » de la République turque sont rattachés au « futur passé » du néo-ottomanisme. Leur liaison est le fruit d’un programme d’action : la « revanche de l’histoire » (7) qu’ankara entend prendre sur les ennemis désignés des siècles passés. Pour l’« erdoganisme », tout ce qui a été ottoman, la Crète, Chypre, les îles ioniennes, est amené à le redevenir. Les États coloniaux, Grèce, Chypre, Israël, et leurs alliés veulent redécouper la Méditerranée. Il est impératif de leur barrer la route. Comme le kémalisme, l’« erdoganisme » est un « anti-impérialisme nationaliste » (8). Sa boussole reste islamiste, mais son mode d’action est un pragmatisme syncrétique. Il convoque tout ce qui a fait son succès, mais à des degrés différents, en fonction du terrain choisi : à la fois anticolonial et néo-ottoman, islamiste et kémaliste, nationaliste et généalogique. Autant de fils que le président Erdogan tire séparément ou ensemble. La projection permanente du passé ottoman sert son destin politique à court terme : il veut gagner l’élection présidentielle de 2023 et faire coïncider sa victoire avec la célébration du centenaire de la République. Mais surtout, elle modèle un projet islamo-nationaliste conçu à long terme et façonne l’image que Recep Tayyip Erdogan entend laisser dans l’histoire : transformer l’héritage d’atatürk et refonder la Turquie comme une grande puissance musulmane.