« Islam(s) »,
Un constat domine la célébration par la presse des dix années des « printemps arabes » : ce fut un échec. Soit parce que la démocratisation n’a rien résolu, comme en Tunisie, soit parce qu’elle a tout simplement échoué devant la résilience, voire le renforcement, des régimes autoritaires. Cette analyse à courte vue ignore une dimension fondamentale des révolutions qui marquera l’évolution des sociétés arabes dans les années à venir.
C’est la fin d’une culture politique qui a dominé le Moyen-orient depuis la décolonisation : le leader charismatique, les « masses » arabes ou musulmanes, l’idéologie holiste (nationalisme, baasisme ou islamisme), le mythe des « panismes » (panarabisme, panislamisme) et la centralité du conflit israéloarabe. Les nationalismes (plutôt les patriotismes) se sont substitués aux illusions universalistes. Cette révolution intellectuelle a été portée par de nouvelles générations plus éduquées que leurs parents, plus individualistes et tolérantes. Mais ces générations sont aussi plus sécularisées, quelles que soient leurs pratiques religieuses personnelles. Elles s’expriment au travers de mobilisations politiques transversales, relayées par les réseaux sociaux. Elles rejettent aussi bien la classe politique traditionnelle que les leaders autoproclamés. Sur le plan politique, l’échec est patent : nulle part ce mouvement ne s’est donné un parti politique stable, avec un programme de long terme. Le vide a été rempli soit par un retour en force de dictatures plus répressives, soit par la guerre instrumentalisée de l’extérieur, soit par une adaptation opportuniste de partis déjà existants, comme Ennahdha, en Tunisie.
Mais les « printemps arabes » ont rendu impossible ou difficile un certain nombre de paradigmes politiques. Le premier, c’est le populisme. L’appel au peuple d’un leader au-dessus des partis, capable de mobiliser les masses dans la rue, ne fonctionne plus. Il reste le désenchantement qui, au-delà de la politique, est quasi existentiel, comme en Tunisie.
L’autre paradigme qui a disparu, c’est celui de l’islam politique. L’islam n’est plus la solution. Les partis islamistes se banalisent ou vivotent, quand ils ne sont pas engloutis par la répression. Les États ont accentué leur étatisation et leur cléricalisation de l’islam dans une perspective ouverte de nationalisation et de contrôle politique (Maroc, Égypte, Arabie saoudite). La plupart utilisent la référence à l’islam pour défendre une « culture » ou une identité « nationale » conservatrice, preuve qu’ils ont bien perçu le lien entre demande de démocratisation et libéralisation des moeurs.
Les mobilisations locales ne sont plus menées par des figures religieuses, ou se présentant comme telles. Le djihad s’est externalisé dans l’utopie (et la dystopie) suicidaire de l’organisation de l’état islamique (EI ou Daech), et ne survit qu’aux marges du Moyen-orient (où il a trouvé un enracinement sociologique qu’il a perdu dans le monde arabe).
La grande leçon des « printemps arabes » est que les sociétés échappent de plus en plus au contrôle politique et à la fascination idéologique, sans pouvoir donner une forme politique à leur mutation sociologique et culturelle. Mais les régimes au pouvoir apparaissent ainsi comme de moins en moins légitimes.