… de Daniel Meier sur les frontières du Moyen-orient
De Daniel Meier sur les frontières du Moyen-orient
L’europe est souvent accusée d’être à l’origine des maux du Proche-orient, en raison du rôle des Français et des Britanniques dans le tracé des frontières au début du XXE siècle. Quel regard portez-vous sur ce débat ?
Le débat sur l’accord Sykes-picot de 1916, puisqu’il s’agit essentiellement de ce repère historique, est en réalité réducteur. S’il est évident que les deux empires occidentaux français et britannique se sont partagé la dépouille de l’empire ottoman (1299-1922) en instrumentalisant les Arabes et en trahissant la promesse faite au chérif Hussein ben Ali de La Mecque (1853-1931), c’est moins le tracé de frontières « exogènes » – adjectif préféré à celui d’« artificielles » puisque, par définition, toute frontière est arbitraire et donc artificielle – que les entités étatiques ainsi définies et leurs administrations mandataires qui sont susceptibles d’expliquer les degrés d’inachèvement de l’état que l’on peut y observer. En outre, cette accusation fait l’impasse sur le fait que les régimes arabes indépendants ont échoué à sortir de cette logique frontalière stato-nationale en raison de leur rivalité « nationale ». De plus, les maux actuels dont ils souffrent sont en partie liés tant à la nature de la plupart de ces régimes qu’à l’impérialisme américain et israélien qui ont miné les fondations étatiques dans la région. Or ces deux dimensions sont postérieures à l’emprise impériale franco-britannique. Loin de vouloir dédouaner cette dernière, il faut
se souvenir de ce que furent les intérêts de Paris et de Londres. Prenons le cas de la Jordanie, qui est éclairant tant sa création apparaît comme instrumentale : son « découpage » territorial a correspondu à une volonté britannique de contrôler un continuum terrestre reliant la Palestine à l’irak afin de sécuriser un axe de passage terrestre entre la Méditerranée et le Golfe vers la route des Indes.
Pourquoi, lorsque l’on dessine une carte du Moyen-orient, le premier réflexe est-il de représenter les frontières ethnoconfessionnelles ? La réalité n’est-elle pas plus complexe ?
Ce qui est intéressant avec cet exercice est de se rendre compte des impensés qui structurent nos représentations de façon durable. Il y a un imaginaire occidental de l’orient dominé par cette acception ethno-confessionnelle repérable sur des cartes géographiques occidentales de la région depuis au moins le XVIIE siècle. Il est profondément enraciné en nous. Il participe d’une vision confessionnelle et ethnique de l’orient qui a perduré jusqu’à nos jours à travers la lecture culturaliste. Cette dernière continue de forger bon nombre d’explications sociales et politiques.
La réalité est bien sûr plus complexe, au moins à deux niveaux : d’une part, il semble évident qu’il existe plein d’autres frontières qui structurent la vie sociale au Moyen-orient ; mais aussi, et surtout, c’est une illusion que de vouloir tracer des frontières sous forme de lignes entre groupes ethniques ou confessionnels. C’est rarement possible tant les imbrications entre acteurs sont grandes. En ce sens, le trait sur la carte reste une simplification problématique et ne peut que difficilement rendre compte de la complexité sociale. Dans le domaine de l’étude des frontières, ce problème s’est traduit par une conception des frontières stato-nationales moins comme des lignes incarnant la souveraineté que comme des processus permettant de reconnaître la dimension changeante des frontières, donc leur historicité, mais aussi la densité sociétale et le fait que les acteurs sociaux, et pas seulement les agents de l’état, participent à la définition de celles-ci à travers leurs pratiques et leurs représentations.
Russes et Turcs ont pris la place des Occidentaux en Syrie et en Libye, où ils redessinent des zones d’influence. On parle même de « condominiums ». Quelle est votre analyse ?
Il conviendrait d’évoquer, plutôt que des condominiums à proprement parler – qui sont des territoires à souveraineté partagée – au Moyen-orient, des « espaces d’influence », voire des « espaces satellisés », qui témoignent d’une politique de puissance de nature néo-impériale, ou néo-ottomane pour la Turquie. La Russie au Moyen-orient et en Afrique du Nord déploie une stratégie fondée sur des contrats d’exploitation pétroliers ou gaziers en échange d’armes et de services à caractère militaire, avec des compagnies privées, comme c’est le cas avec le groupe Wagner en Libye. Là où l’on pourrait le plus parler de condominium serait en Syrie, où l’imperium russe exerce une emprise de nature géostratégique qui possède une profondeur historique avec un investissement militaire et diplomatique à la hauteur de l’ambition de contrôle. Pour la Turquie, la stratégie d’influence semble être plus réactive que construite en amont, ce qui n’empêche pas, comme on le voit en Libye,
« C’est une illusion que de tracer des frontières sous forme de lignes entre groupes ethniques ou confessionnels, tant les imbrications entre acteurs sont grandes. »
Les guerres ont conduit des millions de civils à fuir de chez eux, comme cette réfugiée irakienne dans le camp d’al-hol (nord-est de la Syrie), en 2017, et cet enfant yéménite, près de la frontière avec l’arabie saoudite, en 2018.
le déploiement d’un corps expéditionnaire armé. Toutefois, à la différence de la Russie, il s’agit essentiellement de mercenaires, en l’occurrence syriens. La prégnance du fait frontalier se manifeste toutefois dans le nord de la Syrie, où l’armée turque est déployée depuis l’opération « Bouclier de l’euphrate » (août 2016-mars 2017), conjointement avec des mercenaires syriens, pour y contrer les velléités de territorialisation d’une entité kurde. Cette occupation, qui conceptualise l’espace territorial comme une zone tampon, ouvre la question des formes spatiales que prennent les stratégies de pouvoir dans les conflits au Moyen-orient. L’émergence de ces espaces ou zones interstitielles, si elle n’est pas nouvelle – on pense aux territoires démilitarisés sur le Golan ou à l’occupation israélienne au Sud-liban entre 1978 et 2000 – montre des logiques instrumentales à l’oeuvre. La Syrie constitue à ce titre un cas d’école : la bande de terre de Rukban, contiguë à la frontière jordanienne, est ainsi dévolue à la rétention de réfugiés syriens hors du territoire jordanien, c’est-à-dire dans une zone grise en termes de juridiction. Les « safe zones » issues du processus d’astana semblent, elles, avoir été inventées pour mieux diviser le problème que représente l’opposition multiforme au régime baasiste syrien. Quant à la portion de la zone frontalière nord sous contrôle turc, elle semble avoir pour fonction, outre la disruption d’un territoire kurde, celle d’une épuration ethnique anti-kurde sur un espace qui pourrait, dans la vision du président turc, Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014), être recolonisé par les réfugiés syriens de Turquie.
Au-delà, on peut noter d’autres créations unilatérales de zones tampons ou interstitielles avec des justifications essentiellement sécuritaires, comme on le voit avec la stratégie turque anti-parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans le nord de l’irak ; avec la politique territoriale israélienne qui a produit des situations ubuesques de villages palestiniens coincés entre la Ligne verte et le mur de séparation et, plus largement, la transformation d’un futur État palestinien en un territoire morcelé ; dans les zones disputées entre Kurdes et Arabes en Irak, avec l’émergence de territoires aux mains de milices locales ; dans le nord du Sinaï, où le gouvernement égyptien a étendu le no man’s land à la frontière de la bande de Gaza au détriment des résidents ; avec le cas du Maroc, qui a miné des milliers de kilomètres carrés du Sahara occidental au-delà du mur de sable qu’il y a édifié.
En dix ans de conflit, les frontières extérieures de la Syrie demeurent inchangées en apparence, mais de nouvelles ont été tracées en interne. Est-ce la marque d’une fédéralisation irréversible ? Une sorte de morcellement de l’intérieur qui entraîne la création d’entités infra-étatiques observables en Libye, en Irak et au Yémen ?
Le territoire de la Syrie est resté en effet intact au regard de ses frontières internationales, mais sa territorialisation en a pris un coup. Je ne vois pas une logique de fragmentation comme un trait persistant à l’avenir pour la Syrie, car, contrairement à la Libye ou à l’irak, le régime baasiste syrien a montré sa capacité à résister aux assauts de la contestation démocratique par des politiques de massacres et des soutiens régionaux et internationaux importants. Mais c’est peut-être la faiblesse militaire du régime seul qui pourrait l’amener à permettre l’émergence d’une solution fédérale. Dans le domaine de l’étude des frontières, on dirait que le processus de refrontiérisation (rebordering, en anglais) à l’oeuvre ne peut se passer d’une réflexion sur le réagencement du pouvoir (reordering) qui se déploie en redéfinissant ses liens avec les acteurs rivaux (re-othering). Bien sûr, la situation est fluctuante, mais la dynamique actuelle en Syrie profite du maintien d’un gouvernement central et de la lâcheté de plusieurs régimes régionaux et internationaux qui préfèrent le voisinage du régime autoritaire baasiste à une équation politique alternative moins prévisible.
Quel regard portez-vous sur l’avenir des frontières d’israël ? S’oriente-t-on vers un État binational avec des enclaves palestiniennes ou vers une Afrique du Sud de l’apartheid ?
Les dynamiques politiques de l’état hébreu s’accompagnent toujours de revendications et de balises territoriales. On l’a vu sous la présidence Trump (20172021), les signes symboliques forts qu’ont représentés le déplacement de l’ambassade américaine à Jérusalem en 2018, la reconnaissance du Golan comme territoire israélien en 2019 et le « plan de paix » proposé par cette administration en 2020 montrent que nous sommes encore et toujours dans une logique de gains territoriaux. Cette obsession est un facteur de blocage persistant, qui s’incarne de façon continue depuis 1967 avec la colonisation. Or l’impuissance des gouvernements occidentaux – qui est aussi une décision et une lâcheté historique inexcusables –, sans parler de l’appui américain à cette politique, a tué le processus de paix au point de réussir le coup de force de faire disparaître les Palestiniens des négociations. Du jamais vu à cette échelle. Ce qui se passe avec la Palestine est le plus grand scandale de notre époque au Moyen-orient.
En termes d’avenir, toutes les perspectives sont mauvaises pour les Palestiniens, aucun État occidental ne se donnant les moyens de les aider sérieusement en contraignant Israël. Dès lors, il faut craindre un scénario renforçant la logique d’enclavement des Palestiniens sur leur propre terre dans des « bantoustans » à mi-chemin entre des camps et des ghettos sous contrôle et perfusion israéliens. Ce serait donc des zones-camps reproduisant le scénario territorial et politique de Gaza – abandon de responsabilité, enclavement territorial complet, dépendance extrême, en y ajoutant quelques développements technologiques liés au contrôle des individus avec des bases de données numérisées. Et ponctuellement des opérations militaires menées par des drones et quelques observateurs occidentaux pour garantir un « vernis » de respect des Droits de l’homme.
Dans quelle mesure les frontières terrestres et maritimes demeurent-elles otages des ambitions des pouvoirs politiques (comme dans le cas du tracé de la frontière et de la zone économique exclusive entre le Liban et Israël) ?
En tant que symboles manifestes de la souveraineté, les tracés frontaliers, terrestres ou maritimes ont une propension à être instrumentalisés par les pouvoirs ou ciblés par leurs opposants. On se souvient de la « chute de Sykes-picot » proclamée par l’organisation de l’état islamique (EI ou Daech) en juin 2014 lors de sa prise de contrôle d’un segment frontalier syro-irakien et l’annonce de son « califat ». Fin 2019, on l’a vu de nouveau avec l’entente turco-libyenne sur la contiguïté de leurs frontières maritimes qui a permis à la Turquie de sceller une intervention militaire au côté du gouvernement de Fayez el-sarraj (2016-2021) et ainsi enrayer le processus de marginalisation turque en Méditerranée orientale. On en a encore eu une illustration avec l’ouverture, à l’automne 2020, de discussions israélo-libanaises médiées par les États-unis au sujet de la délimitation de la frontière maritime entre les deux États, toujours officiellement en guerre. Les intérêts de la diplomatie américaine « trumpienne », du gouvernement israélien de Benyamin Netanyahou (depuis 2009) et des dirigeants libanais ont convergé, après de nombreuses années de suspension du dossier, à la faveur d’une conjoncture où chaque partie y trouvait son intérêt à plus ou moins court ou moyen terme. Un nouveau blocage des négociations fin 2020 est venu rappeler que l’on est encore loin de toute résolution de ce contentieux frontalier maritime. En ce sens, les frontières peuvent servir de boussole dans l’analyse des fluctuations politiques nationales et internationales qu’elles traduisent, mais il faut les étudier en profondeur (historique) pour y déceler les dynamiques structurelles pour l’analyse des changements possibles.
On observe au Moyen-orient une forte croissance de frontières murées. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
C’est l’affaiblissement de la souveraineté des États dans un contexte de mondialisation qui a conduit les acteurs politiques à utiliser politiquement la frontière pour y édifier des symboles du contrôle territorial de la souveraineté et de la sécurité (1). Or, depuis les attentats du 11 septembre 2001, on assiste dans le monde à une dynamique de « sécuritisation » des frontières étatiques, empreinte d’une idéologie néolibérale. Au Moyen-orient, on a ainsi vu Israël puis l’arabie saoudite murer l’ensemble de leurs frontières, alors que d’autres États érigeaient des barrières le long de segments frontaliers qu’ils considéraient comme problématiques. Si tous les régimes ont utilisé les argumentaires de l’immigration illégale et du terrorisme pour justifier ces constructions, la plupart des États procèdent de façon unilatérale et donc avec une faible intégration au niveau de chaque sous-région (Maghreb, Machrek, Golfe).
Une exception mérite d’être relevée avec l’initiative des « pays du Champ » qui lie l’algérie à la Mauritanie, au Mali et au Niger dans la coordination des politiques frontalières afin de lutter contre le terrorisme au Sahel. Outre la variable de la faible intégration régionale, un autre facteur pourrait expliquer ce fort regain de sécurisation aux frontières : des tentatives de relégitimation des pouvoirs en déclin face à leur population après les mobilisations sociales populaires depuis les printemps arabes, il y a dix ans. De fait, les deux tiers des segments frontaliers murés au Moyen-orient l’ont été après 2011. L’argument sécuritaire semble de ce point de vue jouer un rôle fondamental : la conjonction de régimes à la légitimé en berne, de contextes politiques régionaux délétères et incertains et, parfois, du soutien financier occidental participe de cette dynamique européenne de contrôle accru des migrations par l’érection de frontières fortifiées au détriment des droits des migrants.
Les Kurdes, peuple sans État et sans frontières reconnues, mais exerçant un pouvoir politique, comme à Erbil, constituent-ils un « laboratoire » de demain au Machrek ?
Le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), dans le nord de l’irak, est souvent décrit comme un « quasi-état ». De fait, les Kurdes y ont leur propre autorité régionale avec une autonomie significative ainsi qu’une armée, les peshmerga. L’autorité de l’état central irakien se limite à la monnaie locale, le dinar, mais ne s’étend pas aux postes-frontières avec la Turquie, l’iran et la Syrie. Cette curiosité en matière de souveraineté est un produit dérivé du désengagement de l’armée baasiste irakienne des provinces du nord en 1991 à la suite de la guerre du Golfe et de la création à L’ONU de la « no-fly zone » au nord du 36e parallèle. Au vu de ces éléments, on peut ici parler de « laboratoire de frontières » en ce qu’il souligne en creux la faiblesse de l’état central irakien et sa fragmentation qui ont permis l’émergence de l’entité kurde. Une des preuves de cette déréliction est incarnée par les relations en dents de scie entre Erbil et Bagdad depuis la promulgation de la Constitution en 2005, laquelle garantit l’autonomie des trois provinces kurdes (Dohouk, Erbil et Souleimaniye). En jeu, les territoires situés au sud de ces provinces : leur population, en majorité kurde, et leurs ressources en hydrocarbures, parmi les plus riches du pays, en font des lieux convoités. Les luttes d’influence que s’y livrèrent les peshmerga et l’armée irakienne avant la débandade de celle-ci face aux troupes de L’EI en 2014 sont révélatrices de la dynamique de création territoriale kurde, au revers de celle de l’irak. Plus lourd de menaces encore, ce « laboratoire de frontières » qu’est devenue la région kurde à cheval entre la Turquie, la Syrie et l’irak présente un paysage politico-militaire où dominent les milices et les armées des régimes autoritaires qui se livrent à des luttes d’influence acharnées pour le contrôle des territoires, chacun tentant d’imposer un rebordering suivant ses intérêts politiques et identitaires. En ce sens, les frontières fonctionnent comme des révélateurs des processus de recomposition régionaux : elles apparaissent majoritairement traversées par des rapports de force et des politiques de puissance.