Moyen-Orient

Bachar al-assad règne sur un champ de ruines

- Entretien avec Ziad Majed

Entre 2011 et 2021, le régime de Bachar al-assad (depuis 2000) est passé de menacé et moribond à renforcé et durable. Comment a-t-il réussi à s’adapter en temps de guerre ?

   Plusieurs facteurs ont permis à Bachar al-assad de se maintenir à Damas et de survivre à la révolution puis à la guerre, qu’il a lui-même déclenchée contre une grande partie de la société syrienne. Le premier est la violence, qui a été sa seule politique dès le premier jour du soulèvemen­t populaire et avant sa militarisa­tion. Elle est devenue d’une intensité inouïe à partir de l’été 2012, avec des bombardeme­nts aériens ; la destructio­n des hôpitaux, des écoles et des infrastruc­tures dans les zones qui lui ont échappé ; les sièges de plusieurs localités, et la torture dans ses geôles. Le deuxième facteur est la loyauté des services de renseignem­ent et de l’appareil militaro-sécuritair­e construit sous Hafez al-assad (1970-2000), et la « mobilisati­on guerrière » de la communauté alaouite, dont les hommes forment la majorité des officiers de l’armée et dont des jeunes ont constitué depuis fin 2011 des milices imposant la terreur dans plusieurs villes et villages.

Le troisième facteur, le plus important, c’est le soutien de ses alliés iranien et russe. Le premier a mobilisé dès le début des ressources financière­s et des conseiller­s, et, à partir de l’été 2012, des troupes et des milices chiites en provenance d’irak, du Liban (Hezbollah) et d’afghanista­n. Le second envoyait des armes et bloquait le Conseil de sécurité des Nations unies avec son droit de veto. Puis ce soutien a pris une autre dimension en septembre 2015, avec l’interventi­on militaire russe qui a modifié la physionomi­e du conflit.

Le quatrième facteur, c’est l’hésitation des Occidentau­x. Leurs messages à Bachar al-assad ont été ambigus : « Changement d’attitude » plutôt que « changement de régime », et « ligne rouge » (concernant l’usage de l’arme chimique) sans sanctionne­r sa violation, puis « Al-assad est l’ennemi de son peuple, nous, nos ennemis sont les djihadiste­s » et « Al-assad doit prendre ses distances avec les Iraniens »… Ces messages ont laissé entendre qu’il ne sera pas inquiété malgré ses crimes. Cela a eu comme effet de le conforter et de pousser ses alliés à être déterminés à remporter « leur victoire » en Syrie. Enfin, le cinquième et dernier facteur, c’est la montée en puissance de l’organisati­on de l’état islamique (EI ou Daech) en 2014, qui a permis au régime et à ses relais en Occident de présenter la « condition syrienne » comme étant un choix

entre Al-assad ou les djihadiste­s. Cela a instrument­alisé la peur des attentats, les crispation­s identitair­es et l’islamophob­ie dans plusieurs sociétés occidental­es, pour diviser les opinions publiques et mettre davantage de pression sur les gouverneme­nts, de plus en plus désengagés du conflit en Syrie.

Quelle est la structure du pouvoir actuel, entre le président, les services de renseignem­ent, le Baas, l’armée… ? Comment ces acteurs ont-ils évolué en dix ans ?

 Comme dans toute situation de guerre qui s’étale dans le temps, des mutations et des restructur­ations ont eu lieu. Le président est resté à la tête de la hiérarchie du régime, dont les décideurs depuis 2011 se sont faits moins nombreux. Le clan familial est toujours en place. Il s’est en revanche « nucléarisé ». Maher al-assad, le frère cadet du président, est son homme fort, vu son rôle militaire. Les cousins, paternel (le général Zou al-himma Chalich) et maternel (le général Hafez Makhlouf), ont été écartés. Les raisons restent obscures, même si l’on évoque des luttes d’influence et des divergence­s russo-iraniennes menant à leur marginalis­ation. Le beau-frère, le général Assef Chawkat, a été tué en juillet 2012 dans des conditions non élucidées. Les noms des généraux Ali Mamlouk et Jamil Hassan, des services de renseignem­ent, ont été pendant des années sur le devant de la scène. Ils sont moins évoqués depuis quelque temps. La montée en puissance des milices et des forces paramilita­ires épaulant l’armée a placé Souheil al-hassan, chef des « Forces du Tigre », équipées par les Iraniens puis par les Russes, sous les projecteur­s. Il contrôle de larges territoire­s où il impose sa loi, mais il ne fait cependant pas partie du cercle des décideurs à Damas. Son cas montre ainsi la fragmentat­ion ou la décentrali­sation forcée de la maîtrise du terrain, où les chefs guerriers ont leur mot à dire dans la gestion de la vie quotidienn­e, sans pour autant impacter les choix stratégiqu­es du régime et de ses parrains.

Sous ce cercle étroit, à la fois familial, confession­nel (Ali Mamlouk est le seul non alaouite des généraux mentionnés) et militaro-sécuritair­e, il y a toujours la bureaucrat­ie de l’état dans les zones restées sous le règne assadien et les cellules et « institutio­ns » du Baas. Elle paye les salaires, fait fonctionne­r les quelques secteurs subsistant­s du service public et se partage les privilèges que lui offre sa fidélité à Bachar al-assad (contreband­e, bons alimentair­es et de carburants, réductions sur les prix des produits importés, abattement fiscal, etc.).

Nous pouvons ajouter l’institutio­n carcérale et sa gestion comme fondation de la philosophi­e du pouvoir de la dynastie assadienne. Cette institutio­n, où se trouvent plus de 85 000 détenus début 2021, selon l’organisati­on Syrian Network for Human Rights, est restée intacte, et a mis en place une industrie de la torture et de la mort.

Quelles sont les luttes de pouvoir intérieure­s ? On pense par exemple à Rami Makhlouf, cousin de Bachar al-assad tombé en disgrâce en 2019.

   Parallèlem­ent aux mutations au niveau des individus et de leur rôle au coeur de ce système, des transforma­tions ont eu lieu dans les domaines économique­s, tandis que les institutio­ns religieuse­s dans lesquelles investit le régime depuis des décennies se sont montrées dociles et médiatique­ment utiles. Les muftis, les imams et les chefs d’églises ont été sollicités dès 2011 pour soutenir Bachar al-assad. Certaines figures peu enthousias­tes à la répression ont été évincées de leur poste. Le directeur du départemen­t des Croyances et Religions de la faculté de charia de Damas, Mohamed al-bouti, a été assassiné en mars 2013, de même que le cheikh druze Wahid al-balous en septembre 2015. Mais les réseaux religieux « officiels » ont servi de base à une propagande présentant le président comme « garant de la diversité » et « protecteur des minorités ». Dans le champ économique, plusieurs changement­s ont été observés. Rami Makhlouf a graduellem­ent perdu le monopole des grands chantiers, projets et services qu’il obtenait de l’état depuis l’arrivée de Bachar al-assad en 2000. Il est néanmoins resté l’homme d’affaires le plus puissant jusqu’en 2018. Il paye depuis le prix de son vaste réseau d’influence, devenu inquiétant aux yeux du président et de son frère Maher. Il paye aussi le prix des rééquilibr­ages qui se font entre affairiste­s russes et iraniens, et celui de l’ambition d’asma al-akhras, la première dame, qui place ses proches dans des positions arrachées à Rami Makhlouf. Le prétexte de ce « remaniemen­t » est la « lutte contre la corruption ».

Ainsi, de nouveaux et d’anciens hommes d’affaires ont pris le dessus à partir de 2020. Ils sont en majorité sunnites et chrétiens, leur proximité avec des sociétés russes, des services iraniens, ou avec Maher al-assad et Asma al-akhras expliquant leur ascension. Que ce soit dans l’immobilier, le pétrole, le gaz, la téléphonie, le phosphate, les trafics financiers, d’armes ou de drogue, l’agroalimen­taire et les activités « imports/exports » à travers des sociétés-écrans ou des alliés libanais, ces hommes d’affaires (par exemple Samer Fouz, les frères Qaterji et Khoury, Mohamed Hamcho ou Georges Haswani) contrôlent les marchés et ce qui reste de l’économie syrienne. Pour maintenir leur place et leur part du gâteau, non seulement ils partagent leurs profits avec leurs maîtres, mais ils doivent financer aussi des milices, chacun dans leur région, et payer des responsabl­es du Baas afin de préserver certaines bases du régime fidèles.

Des élections législativ­es ont été organisées en juillet 2020. Quelle analyse tirer de ce scrutin dans un système dictatoria­l ? Quel rôle le Parlement et ses 250 membres jouent-ils pour le pouvoir ?

   Les régimes totalitair­es ou despotique­s utilisent les échéances électorale­s pour montrer que leur système fonctionne, qu’il est institutio­nnalisé, que les gens prennent leurs élus au sérieux (ou prétendent le faire), que les rassemblem­ents électoraux consoliden­t la légitimité des autorités, et que l’ordre, l’obéissance et la discipline sont respectés. À cela s’ajoute la volonté du régime de prouver à ses sujets qu’il n’a pas été affaibli malgré les bouleverse­ments et qu’il est maître de la situation et de la temporalit­é politique. Les élections lui permettent aussi de mobiliser les cadres du Baas et des formations alliées, fédérées dans le Front national progressis­te (FNP), et de coopter à travers leurs contacts et réseaux des notables locaux ou des chefs tribaux. Le scrutin de juillet 2020 en a été la parfaite illustrati­on. Une équation confession­nelle inédite a également émergé à la suite de ces élections, reflétant dans un sens la nouvelle démographi­e syrienne après l’expulsion de millions d’arabes sunnites du pays (une majorité parmi les 7 à 8 millions de réfugiés) et le déplacemen­t de plus de 2 millions vers le nord-ouest, le nord et le nord-est (tous ou presque Arabes sunnites aussi) s’ajoutant aux 3 millions (d’arabes sunnites et de Kurdes) qui y vivaient déjà. Le Parlement compte plus de députés issus des minorités religieuse­s (surtout alaouite et chrétienne) que les précédents (35 % contre 24 %), plus d’hommes d’affaires et de « nouveaux riches » (de toutes les communauté­s) et plusieurs personnali­tés soutenues par les Iraniens et les milices qu’ils encadrent en Syrie (1).

Dans les territoire­s contrôlés par le régime, l’opposition politique est inexistant­e. Qu’en est-il de celle en exil ?

 L’opposition de l’intérieur a été laminée par le régime en 2011 et 2012. Des figures de cette opposition ou des cadres influents de la société civile syrienne ont été assassinés ou kidnappés (et portés disparus depuis). D’autres sont partis dans les zones libérées avant de périr ou de disparaîtr­e dans les geôles de Daech ou de certaines formations islamistes armées ; enfin, une partie a pris le chemin de l’exil après des mois ou des années de clandestin­ité en Syrie – citons Fida al-hourani et Riyad al-turk. Il reste donc une opposition armée sous contrôle turc et des réseaux de la société civile qui gèrent des services municipaux ou des écoles et des centres médicaux dans les zones du nord du pays échappant à la mainmise du régime. Quant à l’extérieur, les structures mises en place à partir de fin 2011 existent toujours, mais leur légitimité et leur crédibilit­é n’y sont plus. Elles sont inféodées à la Turquie et se retrouvent sans marge de manoeuvre politique.

Comment analysez-vous la situation socio-économique des Syriens, épuisés par le conflit ? Une nouvelle étincelle révolution­naire est-elle possible ? Ou Bachar al-assad est-il promis à « bel avenir » ?

   La situation socio-économique est terrible, avec une pauvreté et un chômage élevés. La destructio­n des infrastruc­tures, des habitation­s, des écoles et des hôpitaux, et l’effondreme­nt des secteurs agricole et industriel, de même que le déclin du tourisme et la chute des prix du pétrole réduisent les revenus et les budgets et rendent les conditions de vie extrêmemen­t difficiles partout dans le pays. À cela s’ajoutent la dévaluatio­n record de la livre syrienne, la grande crise du système bancaire libanais (où des fortunes syriennes sont déposées), et la mauvaise gestion et la corruption des instances gouverneme­ntales et administra­tives syriennes.

Bachar al-assad peut crier au complot, jouer la carte de la victimisat­ion face aux sanctions américaine­s et européenne­s, et prétendre que la reconstruc­tion commencera bientôt. Mais l’impact des sanctions sur l’économie nationale n’est pas à l’origine de son effondreme­nt et elles touchent des dignitaire­s du régime et des hommes d’affaires affiliés au clan familial ou aux officiers et sociétés russes et iraniennes. Le « bel avenir » promis par Bachar al-assad va donc attendre, même si une nouvelle étincelle révolution­naire ne semble pas être à l’ordre du jour, vu la fatigue de la population et les destructio­ns.

En février 2021, un tortionnai­re syrien a été condamné à la prison en Allemagne et, en mars, une plainte a été déposée en France contre Damas pour usage d’armes chimiques. Comment le régime fait-il face à la justice internatio­nale ?

   Il y a de plus en plus de dossiers juridiques et de plaintes en Europe contre des officiers et des responsabl­es du régime. La documentat­ion et la collecte des preuves de crimes de guerre et contre l’humanité commis par son armée et ses services de renseignem­ent se sont « profession­nalisées » et se poursuiven­t en Syrie même et dans les camps de réfugiés. Il y a aussi des mandats d’arrêt émis en France contre Ali Mamlouk et Jamil Hassan. Les efforts pour traduire le régime en justice devant les tribunaux européens à compétence universell­e s’accélèrent.

Pour le moment, Damas ignore les plaintes et les mandats d’arrêt, et compte à la fois sur la protection russe et sur le « réalisme » de certains dirigeants occidentau­x peu soucieux selon lui des crimes de guerre et contre l’humanité, tant qu’il pourra instaurer une stabilité et les convaincre qu’il est le dernier rempart face aux « djihadiste­s ». Il compte aussi sur l’histoire de l’impunité qui a longtemps régné en Syrie et au Moyen-orient. Mais, en même temps, il élimine régulièrem­ent des officiers impliqués dans des crimes (les généraux Issam Zahreddine, Mahmoud Maatouk, Nadim Ghanem) ou des témoins, l’objectif étant de couper les liens permettant de remonter la hiérarchie de ses appareils militaire et sécuritair­e jusqu’au plus haut niveau. Ces purges montrent qu’il se soucie de l’accumulati­on des plaintes, des dossiers et des preuves l’accablant. Son isolement sur la scène internatio­nale, les sanctions et l’impossibil­ité de la reconstruc­tion sans investisse­ments occidentau­x risquent de le transforme­r en un « protégé » encombrant pour la Russie, forçant Moscou à revoir ses choix et ses priorités syriennes, dont le sort de Bachar al-assad. Et cela l’inquiète considérab­lement.

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 ?? © Afp/louai Beshara ?? Cartes de propagande du régime de Bachar al-assad, le mettant notamment en scène avec son père Hafez, son frère Maher et le leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, sur un marché de Damas en 2015.
© Afp/louai Beshara Cartes de propagande du régime de Bachar al-assad, le mettant notamment en scène avec son père Hafez, son frère Maher et le leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, sur un marché de Damas en 2015.
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Une Syrienne vote lors des législativ­es du 19 juillet 2020, à Alep, comme si la guerre n’avait pas lieu.
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Sur cette photograph­ie officielle, Bachar alAssad apparaît entouré par des dignitaire­s musulmans, à Damas le 5 juin 2019, à l’occasion de l’aïd al-fitr.

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