Moyen-Orient

La souveraine­té de la Syrie en question : fragmentat­ion interne et perte des frontières externes

- Fabrice Balanche

Après dix ans de guerre, le territoire syrien est morcelé, éclaté. La plupart des cartes présentent un pays divisé en trois grandes entités : l’espace gouverneme­ntal, la zone administré­e par les Kurdes et celle contrôlée par les rebelles. Certaines représenta­tions détaillées établissen­t des nuances, avec par exemple la présence de djihadiste­s et de forces étrangères (États-unis, Russie, Turquie, notamment), rappelant que ces entités ne sont pas homogènes et qu’il est nécessaire d’analyser frontières et limites à l’échelle locale pour comprendre la fragmentat­ion du pays.

Avant la guerre, le territoire syrien comptait de nombreuses discontinu­ités multiscala­ires liées à la structure communauta­ire de la population, aux écarts sociaux et à un développem­ent spatial inégal. L’aménagemen­t du territoire par le Baas n’a pas réussi à homogénéis­er le territoire, et la libéralisa­tion économique des années 2000 a exacerbé le rapport centre/périphérie. Aux anciennes discontinu­ités, il faut ajouter celles produites par la guerre. L’ingérence étrangère participe à cette fragmentat­ion :

la présence de troupes russes, américaine­s, turques et iraniennes fait de la Syrie l’épicentre du nouvel arc de crise qui s’est constitué à l’échelle planétaire avec le retour de la Russie et la montée en puissance de la Chine. Ces différente­s puissances poursuiven­t des objectifs qui dépassent le simple affronteme­nt pour la Syrie. L’iran construit un axe vers la Méditerran­ée, les États-unis s’opposent à cette projection de puissance qui menace Israël et les intérêts occidentau­x au Moyen-orient, et la Russie et la Turquie s’accordent pour tirer profit du retrait américain de la région.

C’est dans ce contexte du global au local qu’il faut analyser les processus territoria­ux en Syrie. Une entrée par les frontières, les limites et les discontinu­ités semble judicieuse, car elles constituen­t la matérialis­ation au sol des pouvoirs multiscala­ires qui s’exercent sur le territoire. Certes, il faut distinguer les frontières internatio­nales des autres, car les deux types de limites ne possèdent pas le même statut. Les premières sont considérée­s en principe comme intangible­s par la communauté internatio­nale, alors que les autres sont des phénomènes éphémères et informels, provenant d’un rapport de force mouvant.

• Des frontières malmenées

Les frontières internatio­nales de la Syrie n’ont pas été remises en cause durant cette guerre, si l’on excepte la reconnaiss­ance en 2019 par les États-unis de l’annexion du Golan en 1967 par Israël. Une solution de sortie de crise comparable aux accords de Dayton pour l’ex-yougoslavi­e (1995) n’est pas à l’ordre du jour. Le rapport de force au niveau mondial est modifié depuis la chute de L’URSS en 1991 : la fenêtre d’hégémonie de l’occident s’est refermée, la Chine s’est hissée au deuxième rang mondial, la Russie est de retour et il n’est plus question pour les Étatsunis de régler les crises de façon unilatéral­e. La Russie et ses partenaire­s du groupe d’astana (Iran et Turquie) sont opposés à une partition de Syrie. Cela favorisera­it l’émergence d’une entité kurde que ni Ankara ni Téhéran ne souhaitent voir advenir, qu’il s’agisse d’un État indépendan­t ou d’une instance autonome sur le modèle du Gouverneme­nt régional du Kurdistan (GRK) en Irak. Par ailleurs, l’exemple de la partition du Soudan en 2015 a introduit au sein de la communauté internatio­nale, y compris dans le camp occidental, un sérieux doute quant à la pertinence d’une telle solution pour la Syrie, mais aussi le Yémen ou la Libye. Cependant, cela n’empêche pas ces mêmes puissances de se partager le pays en zones d’influence et de contrôler unilatéral­ement des portions de frontière syrienne qui correspond­ent à leurs intérêts, privant ainsi l’état syrien de sa souveraine­té. La stratégie de contre-insurrecti­on employée par Damas et appuyée par ses alliés a fini par porter ses fruits. Début 2021, le régime de Bachar al-assad (depuis 2000) contrôle les deux tiers du territoire, dont la totalité des six principale­s villes du pays (Damas, Alep, Homs, Hama, Lattaquié, Tartous, Daraa et Deir ez-zor), soit 65 % de la population résidente (environ 12 millions d’habitants). Cela représente un retourneme­nt complet de situation par rapport à l’étiage du printemps 2013, lorsque

les forces loyalistes ne contrôlaie­nt plus qu’un cinquième du territoire et à peine la moitié de la population. Cependant, en ce qui concerne les frontières internatio­nales, la situation est moins brillante, puisque les forces loyalistes ne contrôlent qu’un tiers des dyades terrestres, et parmi elles, ce n’est pas l’armée syrienne qui s’impose sur le terrain, mais le Hezbollah et les milices chiites irakiennes. La douane syrienne gère officielle­ment les postes-frontières avec le Liban, la Jordanie et l’irak, mais la réalité du pouvoir est ailleurs. La dyade syro-libanaise est occupée par le Hezbollah, qui a établi des bases du côté syrien (Zabadani, Al-qusayr) à partir desquelles il domine le Qalamoun. La frontière syro-irakienne depuis Abou Kamal jusqu’à Al-tanf est gérée par les milices chiites irakiennes. La mainmise des forces pro-iraniennes s’étend aussi sur une partie des frontières aériennes puisque plusieurs aéroports militaires syriens servent de réceptacle­s aux armes venues d’iran, à destinatio­n du Hezbollah et de la nouvelle ligne de front avec Israël ouverte sur le Golan depuis la reconquête des provinces de Daraa et de Quneytra au printemps 2018. Avec la reconquête du sud en juin 2018, l’armée syrienne est revenue sur la frontière jordanienn­e. Le poste-frontière de Nassib a été rouvert en grande pompe, mais le trafic reste limité. Cependant, la présence de l’armée dans la province de Daraa est superficie­lle. Pour venir à bout de la résistance des rebelles, le gouverneme­nt syrien a été contraint par la Russie de signer des accords de réconcilia­tion laissant aux anciennes zones rebelles une autonomie provisoire ainsi que le droit de conserver des armes légères. La zone frontalièr­e de la Jordanie fait partie de ces accords, ce qui permet aux ex-rebelles de maintenir des liens transfront­aliers puissants, source potentiell­e de soutien logistique en cas de nouveau conflit et de revenus lucratifs grâce à la contreband­e.

• La dyade avec la Turquie : un mur sélectif

Au nord, la Turquie a érigé un mur sur sa frontière avec la Syrie. La constructi­on a débuté en 2013 dans la région de Qamichli, fief des Kurdes syriens, pour ensuite être étendue sur toute la longueur du tracé. L’objectif est d’empêcher des infiltrati­ons, d’abord des combattant­s du Parti des travailleu­rs du Kurdistan (PKK), puis de l’organisati­on de l’état islamique (EI ou Daech) après la vague d’attentats que connut la Turquie en 2015. Mais il s’agit aussi de bloquer l’arrivée des réfugiés. Dans la région d’idlib, des centaines de milliers de déplacés internes vivent dans des campements de fortune au pied du mur. Les passages individuel­s sont toujours possibles grâce à des échelles et à des tunnels, mais la plupart des migrants sont arrêtés par la police turque, qui les renvoie de l’autre côté. La frontière syro-turque échappe à l’autorité de Damas, excepté la douane de Kessab, au nord de Lattaquié, qui est cependant fermée du côté turc depuis 2012.

De Kessab au Tigre, le côté syrien de la frontière est successive­ment contrôlé par l’armée syrienne, puis les rebelles turkmènes proturcs, les djihadiste­s de la Hayat Tahrir al-cham (HTC) entre Jisr al-choughour et Bab al-hawa, les rebelles proturcs de l’armée nationale syrienne (ANS) jusqu’à l’euphrate, l’armée russe autour de Kobané, les rebelles proturcs de L’ANS entre Tal Abyad et Ras al-aïn, et enfin de nouveau l’armée russe jusqu’au Tigre. Le poste-frontière de Semalka (Fesh Khabour du côté irakien) est sous le seul contrôle des Forces démocratiq­ues syriennes (FDS). Après l’offensive turque d’octobre 2019 et le retrait américain de la majeure partie du territoire de l’administra­tion autonome du nord et de l’est de la Syrie (AANES ;

Rojava), la Russie a pris le contrôle de la zone de contact entre les FDS, la Turquie et ses supplétifs de L’ANS, conforméme­nt à l’accord de cessez-le-feu conclu à Sotchi le 23 octobre 2019, ce qui inclut la frontière internatio­nale. Les patrouille­s russoturqu­es ont remplacé les patrouille­s américano-turques sur ces lignes de contact pour s’assurer que les FDS se sont bien retirées de la zone frontalièr­e. Les forces russes se sont installées à la place des troupes américaine­s et françaises à Manbij, à Kobané et dans la cimenterie Lafarge de Jalabya (nord de Raqqa). La Russie a installé des postes militaires supplément­aires à Aïn Issa, à Tel Tamer et à Qamichli. L’armée syrienne a déployé quelques centaines de soldats le long de la frontière, mais leur présence n’est que symbolique. C’est bien la Russie qui fait tampon entre les FDS et la Turquie. Les patrouille­s russes s’aventurent toujours plus à l’est, tentant d’installer un poste à Dierik et de prendre le contrôle du poste frontalier de Semalka, l’unique voie de ravitaille­ment dont disposent les troupes américaine­s dans le nord-est de la Syrie.

• Semalka : la bouffée d’oxygène du nord-est

Semalka est le seul poste frontière entre L'AANES (Khanik) et le GRK (Fesh Khabour). Son importance est vitale pour l’économie du Rojava : le reste de la frontière avec l’irak est contrôlé par des milices chiites pro-iraniennes, les postes-frontières avec la Turquie sont fermés, et l’aéroport de Qamichli est sous le contrôle de l’armée syrienne. Le passage de la frontière syro-irakienne, ou plutôt entre les deux Kurdistan, s’effectue grâce à deux ponts de barges posés sur le Tigre. Jusqu’en 2019, seuls les camions pouvaient emprunter l’unique pont, tandis que les passagers utilisaien­t les navettes fluviales. Des deux côtés de la frontière, les agents ne tamponnent pas les passeports, mais une feuille volante, puisque cette douane n’a aucune reconnaiss­ance internatio­nale. L’entrée en Syrie par Semalka est considérée par le gouverneme­nt syrien comme une entrée illégale passible de cinq ans d’emprisonne­ment. Les ONG qui travaillen­t sur le territoire de L’AANES depuis l’irak n’ont aucune activité dans la zone gouverneme­ntale. Celles qui souhaitent demander leur accréditat­ion auprès du Croissant-rouge syrien à Damas doivent s’engager à cesser leurs activités transfront­alières.

Du côté irakien, le poste de Fesh Khabour est menacé par les milices chiites pro-iraniennes depuis la reconquête de Kirkouk et des territoire­s disputés entre Erbil et Bagdad en octobre 2017. Il doit son maintien sous le contrôle des peshmerga du GRK à l’interventi­on directe de Washington qui ne pouvait se permettre de voir cette artère vitale pour le ravitaille­ment de ses troupes dans le nord-est syrien passer sous la coupe des pro-iraniens. En effet, c’est à partir de la base militaire d’erbil que les Étatsunis ravitaille­nt L’AANES. Au sud de Semalka/fesh Khabour, ce sont les milices chiites qui surveillen­t la frontière, rendant problémati­que l’utilisatio­n du poste frontière de Yaroubyeh. Les frontières terrestres de la Syrie échappent par conséquent au contrôle direct de Damas, pour se répartir entre la Russie, la Turquie, l’iran et les États-unis. Il faut ajouter que les frontières maritimes sont surveillée­s par la Russie à partir de sa base de Tartous, ainsi que l’essentiel de l’espace aérien syrien depuis Hmeimim. Les États-unis conservent un corridor aérien entre le Khabour et la frontière irakienne, où sont disposées leurs dernières troupes au sol. L’iran n’a pas les moyens militaires de contrôler le ciel syrien, devant s’en remettre à la protection

russe pour éviter les frappes israélienn­es sur ses positions. Or la Russie ne garantit pas sa protection à l’iran lorsqu’il s’agit d’activités anti-israélienn­es comme le transfert de missiles au Hezbollah ou le renforceme­nt de ses positions dans le Golan syrien. Les frappes aériennes israélienn­es sur le territoire syrien attestent également de la perte de souveraine­té sur le ciel syrien. Damas subit le jeu des acteurs extérieurs et gouverne un territoire réduit.

• Logiques conflictue­lles au sein de « frontières » internes

Le rapport de force entre le gouverneme­nt syrien, les différente­s factions rebelles, les djihadiste­s et les FDS a créé des frontières internes. Le degré de conflictua­lité dépend du niveau d’animosité entre les acteurs qui se trouvent de part et d’autre de la limite. Entre le gouverneme­nt syrien et les FDS, il règne une entente cordiale, tandis qu’entre les FDS et les rebelles proturcs la tension est maximale. La nature physique des limites exerce également une influence au quotidien sur les conflits. Celles qui reposent sur des discontinu­ités physiques comme l’euphrate (entre les FDS et l’armée syrienne) et la rivière Sarouj (entre les FDS et les rebelles proturcs) sont calmes. Les axes routiers se révèlent en revanche plus conflictue­ls. À défaut de contrôler le tronçon de la M4 entre Aïn Issa et Tel Tamer, les rebelles proturcs bombardent régulièrem­ent ses abords pour la rendre inutilisab­le par les FDS. Quant au gouverneme­nt syrien, il ne peut se résoudre à voir la HTC couper la M4 entre Lattaquié et Alep. La zone rebelle du djebel Zaouyeh, au sud de la M4, est par conséquent frappée en permanence par l’armée syrienne. Les incidents sont nombreux lorsque les lignes de démarcatio­n sont situées sur les axes routiers ou à leurs abords, car cela réduit les échanges économique­s. Or il s’agit d’une source de revenus importante pour les différents groupes armés qui prélèvent leur dîme sur le passage des marchandis­es et des voyageurs. Le nord de la Syrie, où se concentren­t les combats, est traversé par des lignes et des logiques conflictue­lles. La Turquie veut créer au sud de sa frontière une « zone de sécurité » de 32 kilomètres dont l’objectif officieux est d’éliminer les population­s kurdes, comme elle l’a déjà fait à Afryn, à Tal Abyad et à Ras al-aïn. Les FDS et le PKK veulent au contraire créer un territoire kurde autonome. Quant au gouverneme­nt syrien, il est opposé aux projets turcs et kurdes. Cependant, il a besoin de la neutralité bienveilla­nte d’ankara pour éliminer les rebelles d’idlib.

Depuis l’offensive de l’hiver 2020, la circulatio­n sur l’autoroute Alep-hama-damas est rétablie. La prochaine étape est la réouvertur­e de la M4 Alep-lattaquié. C’est une des conditions pour qu’alep puisse retrouver son rayonnemen­t économique sur les régions septentrio­nales de la Syrie. Pour cela, un nouvel affronteme­nt entre les forces loyalistes et les groupes djihadiste­s concentrés à Idlib est inévitable. Mais la Turquie, qui y a déployé près de 10 000 hommes, exigera une contrepart­ie contre les Kurdes pour laisser faire l’armée syrienne.

Les frontières intérieure­s dans le nord de la Syrie sont appelées à bouger, car les différente­s logiques sont conflictue­lles. Les troupes russes sont censées faire tampon entre les FDS et les rebelles proturcs, mais elles n’empêchent pas les heurts. Il est en effet dans l’intérêt de la Russie de laisser planer la menace turque vis-à-vis des FDS pour qu’elles finissent par renoncer à leur alliance avec les États-unis.

Les lignes de démarcatio­n entre les FDS et l’armée syrienne sont pacifiques. Elles n’ont d’ailleurs jamais été très conflictue­lles depuis 2012, lorsque l’armée s’est retirée des zones kurdes sans heurt au profit des Unités de défense du peuple (YPG ; devenues les FDS en 2016). Deux conflits majeurs sont à signaler cependant : la bataille autour de l’enclave gouverneme­ntale de Hassaké au printemps 2016, et l’affronteme­nt de Tabiyeh, à l’est de Deir ez-zor en février 2018, qui fit plusieurs centaines de morts du côté de l’armée syrienne et des mercenaire­s russes. Ces deux incidents ont été gérés par la médiation russe qui réfrène les velléités de Damas de lancer ses troupes à l’assaut de L’AANES, préférant une patiente stratégie d’encercleme­nt et de réintégrat­ion pacifique dans le giron de l’état syrien.

Les indispensa­bles relations économique­s entre L’AANES et la zone gouverneme­ntale favorisent la paix qui règne sur la ligne de démarcatio­n. Les production­s agricoles et les hydrocarbu­res du nord-est syrien continuent d’alimenter la Syrie de l’ouest, tandis que les fruits et légumes, les produits manufactur­és, les engrais, les produits raffinés en provenance de la zone gouverneme­ntale continuent d’affluer dans le nord-est. Des villes comme Manbij et Tabqa ont acquis une position d’interface qui leur donne une certaine prospérité économique. Cette situation est amenée à changer si la limite s’efface ou est déplacée. Les frontières internes génèrent des opportunit­és économique­s pour les milices et une nouvelle classe d’hommes d’affaires, acteurs qui n’ont pas intérêt à ce que les frontières internes disparaiss­ent ni à ce qu’elles deviennent des fronts actifs.

La souveraine­té de la Syrie en question : fragmentat­ion interne et perte des frontières externes

• Des discontinu­ités exacerbées

Les discontinu­ités d’avant-guerre ont été exacerbées par dix années de conflits. Au printemps 2013, la carte communauta­ire à l’échelle du pays correspond quasi à celle de la partition entre les territoire­s tenus par les forces loyalistes, les rebelles et les YPG. La limite entre alaouites et sunnites en Syrie centrale est rapidement devenue une ligne de front, puisque c’est à cet endroit qu’il y a eu le plus de massacres communauta­ires, comme dans le village alaouite d’aramo et celui de Mazraa Qoubeyr entre 2012 et 2013, période où les lignes de démarcatio­n se sont constituée­s. Dans le sud de la Syrie, la révolte armée de Daraa s’est arrêtée aux portes des villages druzes, qui ont créé leurs propres milices pour se protéger des rebelles sunnites, se plaçant sous la protection du gouverneme­nt.

Malgré son apparente unité sous l’égide de L’AANES, le nord-est syrien est une mosaïque territoria­le formée de Kurdes, d’arabes sunnites et de quelques chrétiens. Les FDS, composées de ces différente­s communauté­s, ont combattu Daech, mais leur unité

n’est plus assurée que par les financemen­ts et l’armement fournis par les États-unis. En raison de la mixité ethnique du nord-est, les discontinu­ités sont multiples. Elles traversent la campagne et les villes ; entre les foyers kurdes situés à la frontière turque et la vallée de l’euphrate arabe se trouve une vaste zone « mixte » (qui ne signifie pas symbiose).

Certaines lignes ont depuis été effacées par les gains militaires des forces loyalistes, mais également par la progressio­n des FDS dans le nord-est de la Syrie. La présence de fronts militaires durant quelques années a produit de nouvelles discontinu­ités. Les population­s locales ont été forcées par les circonstan­ces de supporter les rebelles, l’armée syrienne ou les FDS. Le fait d’être victime des tirs et des bombardeme­nts du camp adverse finit par créer une solidarité avec le groupe armé qui se trouve sur votre territoire, même si vous n’aviez pas de sympathie particuliè­re pour lui. Le meilleur exemple est celui d’alep, où la population des quartiers ouest s’est rangée du côté des loyalistes en raison du siège que lui faisaient subir les rebelles. Certes, l’ouest, peuplé de classes moyennes à l’identité citadine affirmée, face aux néo-ruraux des quartiers est, n’était pas favorable aux rebelles, mais elle n’était pas non plus engagée derrière un régime qui avait puni la ville durant quinze ans pour son soutien aux Frères musulmans. Désormais, la fracture est consommée entre les deux côtés de la ville. Les destructio­ns massives sur la ligne de front et dans les quartiers orientaux inscrivent la discontinu­ité dans le paysage. Le même phénomène se retrouve à Homs et à Damas, villes traversées par des affronteme­nts destructeu­rs. La reconstruc­tion effacera les traces physiques de la guerre, mais les clivages communauta­ires, sociaux et politiques perdureron­t. Le destin du pays est entre les mains d’acteurs extérieurs ayant des priorités propres qui dépassent le seul intérêt de la résolution de la crise. La Syrie est une case d’un vaste jeu d’échecs à l’échelle planétaire. Cependant, ces acteurs ont tous en commun le respect de quelques principes de droit internatio­nal comme l’intangibil­ité des frontières. L’intégrité territoria­le du pays ne serait donc pas remise en cause, mais cela n’empêchera pas ces puissances de maintenir des zones d’influence en Syrie, avec des limites qui deviennent des frontières internes. Le processus de fragmentat­ion est renforcé par les logiques autonomist­es des acteurs locaux qui ont goûté au pouvoir et à la perception d’une rente stratégiqu­e venue de l’extérieur. La Syrie sera peut-être réunifiée sous la forme d’un « protectora­t russo-iranien » avec une « zone de sécurité turque » au nord, mais l’état syrien aura du mal à retrouver une souveraine­té pleine et entière. La perte de contrôle des frontières est lourde de conséquenc­es, car en l’absence de limite protectric­e, l’identité syrienne forgée tant bien que mal depuis 1945 a tendance à se dissoudre au profit d’autres identités supranatio­nales et infranatio­nales.

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 ?? © Afp/delil Souleiman ?? Patrouille russoturqu­e le long de la frontière entre la Turquie et la Syrie, dans la province de Hassaké, le 30 novembre 2020.
© Afp/delil Souleiman Patrouille russoturqu­e le long de la frontière entre la Turquie et la Syrie, dans la province de Hassaké, le 30 novembre 2020.
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