L’intervention iranienne en Syrie : le poids du pragmatisme
L’intervention iranienne en Syrie a été souvent caractérisée comme reflétant la volonté d’hégémonie régionale de l’iran. D’ailleurs, l’un des objectifs de la politique de « pression maximale » de l’administration Trump (2017-2021) était de chasser toutes les forces iraniennes du pays. Pourtant, en dépit de cette stratégie, qui a notamment contribué à un effondrement des exportations pétrolières iraniennes, et des attaques de l’aviation israélienne sur les bases des milices proches de Téhéran, on ne constate aucun véritable retrait. Cette « résistance » est liée à l’importance des objectifs qui ont conduit à cette intervention, alors que la « pression maximale » a renforcé les autorités de la République islamique dans leur idée de maintenir une présence en Syrie.
L ’Iran est intervenu dès 2011 dans la guerre civile syrienne à la demande du gouvernement de Damas. Cette action a pris la forme d’un envoi de conseillers de la force Al-qods des pasdaran ainsi que de militaires. Parallèlement, le Hezbollah libanais a envoyé des unités en Syrie, et l’iran a financé et organisé le recrutement de milices chiites irakiennes et afghanes. Comment expliquer que la République islamique ait réagi aussi massivement ?
• « Sauver » Bachar al-assad
On ne peut pas complètement nier les facteurs religieux qui sont à l’origine d’une telle réaction. Régulièrement, les dirigeants iraniens, notamment ceux qui sont proches des pasdaran, rappellent le devoir « sacré » consistant en la défense d’un certain nombre de lieux saints chiites en Syrie, notamment le mausolée de Zaynab (626-682), petite-fille du prophète
Mahomet (570-632) et fille d’ali (600-661), quatrième calife (656-661) et premier imam du chiisme. Ces sites ont fait l’objet de nombreuses attaques des djihadistes sunnites durant la guerre civile. Mais, en vérité, l’intervention iranienne en Syrie résulte surtout de l’importance de plusieurs objectifs stratégiques pour Téhéran.
Tout d’abord, pour Ali Khamenei – qui en tant que Guide suprême (depuis 1989) est celui qui a le dernier mot dans la structure institutionnelle de la République islamique pour toutes les questions stratégiques –, la guerre civile syrienne risquait d’aboutir à un affaiblissement de l’« axe de résistance » qui aurait profondément transformé l’équilibre des forces dans la région (1). Cet « axe », visant à combattre Israël et à soutenir les Palestiniens, est constitué de l’iran, de la Syrie, du Hezbollah libanais et du Hamas.
Parallèlement, la République islamique ne pouvait pas accepter de voir s’installer en Syrie des groupes extrémistes sunnites, comme l’organisation de l’état islamique (EI ou Daech) ou la Hayat Tahrir al-cham (HTC), compte tenu de la menace qu’ils représentent pour les alaouites et autres minorités religieuses en Syrie et dans tout le Moyen-orient. Pour les dirigeants iraniens, ces groupes sont des « takfiris » s’arrogeant le droit d’excommunier les autres musulmans en raison d’une prétendue pureté doctrinale (2). Ensuite, la Syrie était le seul allié arabe de l’iran en 1979 et pendant la guerre contre l’irak (1980-1988).
Il est important de préciser que la définition de ces objectifs a été précédée par un débat en interne. Car il existait un certain nombre de réticences, notamment dans le camp dit « modéré », à soutenir sans conditions Bachar al-assad (depuis 2000), alors que ce dernier avait répondu aux demandes d’ouverture politique de la population syrienne par la répression (3). In fine, c’est le narratif soutenu par les pasdaran et le bureau du Guide suprême qui s’impose : la crise syrienne résulte d’un complot des ennemis de l’iran pour affaiblir l’« axe de résistance », et la République islamique doit intervenir militairement pour aider le gouvernement syrien. La gestion de la crise est alors traitée exclusivement par le corps des pasdaran (4). Durant cette période, les forces proches de l’iran tentent surtout d’organiser la résistance aux forces rebelles sans véritablement réaliser de percée stratégique majeure. La tâche est en outre compliquée par le fait que les forces iraniennes doivent également intervenir en Irak contre L’EI, qui envahit le nord de ce pays depuis la Syrie à l’été 2014.
C’est le général Qassem Soleimani (1957-2020), chargé depuis le début de la guerre civile d’organiser les forces pro-iraniennes et leur coordination avec l’armée loyaliste syrienne, qui se rend
à Moscou durant l’été 2015 pour discuter avec le président Vladimir Poutine (depuis 2012) de l’organisation de l’intervention russe en Syrie. Cela révèle qu’il était bien plus qu’un simple militaire dans la structure politique de la République islamique. Cet engagement russe change le rapport de force sur le terrain et permet aux forces gouvernementales syriennes et à leurs alliés pro-iraniens de reconquérir Alep en 2016, puis le sud du pays en 2018 (Daraa). L’ensemble de ces reconquêtes est salué comme une victoire à Téhéran, qui met en échec le plan d’affaiblissement de l’« axe de la résistance » organisé par les États-unis et Israël. Il faut également noter que, sur le plan militaire, ce sont les premières victoires remportées en dehors de l’iran par les forces de la République islamique depuis la révolution.
L’intervention iranienne en Syrie : le poids du pragmatisme
• S’adapter à un environnement géopolitique changeant
Ce rapport de force favorable sur le plan militaire en Syrie ne va pas vraiment évoluer après 2019 pour l’iran et ses alliés. Tout d’abord, les interventions militaires de la Turquie dans le nord de la Syrie afin de constituer une « zone de sécurité » pour lutter contre les « menaces terroristes » des unités armées kurdes vont rendre plus difficile une reconquête rapide du gouvernement syrien. Le soutien, en février 2020, de l’armée turque aux forces rebelles pendant l’attaque des loyalistes syriens et des milices pro-iraniennes dans la région d’idlib a bloqué toute possibilité de reconquérir cette zone. Parallèlement, l’iran doit, depuis 2018, faire face à de nombreuses attaques des forces aériennes israéliennes sur ses positions en Syrie. Enfin, les États-unis veulent forcer l’iran à réduire sa présence régionale, particulièrement en Syrie (5). Les tensions montent entre les deux pays au cours de l’année 2019, à partir du moment où Téhéran commence à sortir progressivement de l’accord sur le nucléaire de 2015 tout en étant sans doute à l’origine d’un certain nombre d’actions déstabilisatrices dans le golfe Persique. Dans ces conditions, le risque d’affrontement direct avec les États-unis devient un élément pris en compte dans l’élaboration de la politique iranienne en Syrie.
Face à ce nouveau contexte, on peut considérer que la stratégie iranienne suit deux objectifs principaux en Syrie. Pour les dirigeants iraniens, le gouvernement de Bachar al-assad doit retrouver le contrôle de l’intégralité de son territoire. Ce n’est pas un objectif nouveau puisqu’il est poursuivi par l’iran depuis 2014. On peut estimer que, dans l’esprit des dirigeants iraniens, cela implique en fait l’atteinte de deux objectifs essentiels de la stratégie iranienne. Le contrôle par le régime de l’ensemble de son territoire permettrait que la Syrie redevienne un membre à part entière de l’axe de résistance et puisse continuer de jouer son rôle de plate-forme pour le soutien du Hezbollah. Un tel objectif implique également le départ de Syrie de L’EI et de la HTC. De ce fait, il est inacceptable pour les dirigeants iraniens que la région d’idlib soit toujours sous contrôle djihadiste.
Parallèlement, les dirigeants iraniens encouragent le gouvernement syrien et les forces kurdes à négocier un accord aboutissant à une reprise en main par Bachar al-assad des zones sous contrôle kurde. Les autorités iraniennes souhaitent éviter un conflit militaire avec les forces kurdes, qui pourrait être difficile du fait des risques de protestation au sein de la minorité kurde en Iran (environ 10 %). Cet objectif d’un retour du contrôle du gouvernement syrien sur l’ensemble du territoire implique évidemment pour l’iran un départ des troupes américaines encore présentes en Syrie.
Pour les autorités iraniennes, ce retour du contrôle territorial du gouvernement syrien est toujours lié au maintien de Bachar al-assad. Hassan Rohani (depuis 2013), fort de son succès diplomatique après la conclusion de l’accord sur le nucléaire de juillet 2015, a tenté de peser sur la politique iranienne en Syrie en évoquant notamment la nécessité d’y mettre en place des institutions démocratiques. Cependant, du fait de la chute de la popularité du président iranien après l’émergence d’une crise économique grave en Iran à la suite de la sortie des États-unis de l’accord en mai 2018, les « radicaux » dominent la scène politique intérieure et bloquent toute inflexion de politique régionale, en particulier en Syrie.
Cette présence iranienne a une dimension militaire. Initialement, les dirigeants iraniens considéraient que cette présence de long terme était liée à la nécessité de défendre l’axe de résistance ; les événements ont depuis renforcé aux yeux de Téhéran l’importance de cet objectif. Depuis 2014, et l’envahissement de l’irak par L’EI, ils ont établi un lien direct entre sécurité nationale et stabilité régionale (6). En clair, le meilleur moyen d’éviter des attaques de groupes terroristes en Iran est de les combattre dans la région, en Irak ou en Syrie. Puis, depuis la montée des tensions avec les États-unis, face au risque de confrontation directe avec ces derniers, ils menacent de porter le conflit dans tout le Moyen-orient, d’où l’importance d’une présence militaire en Syrie (7). L’iran utilise son réseau d’influence régionale comme une force de dissuasion face au risque d’attaque militaire américaine.
Cette présence en Syrie a également une dimension économique. Les dirigeants iraniens ont pris conscience que, du fait notamment de l’application de sanctions les empêchant de commercer avec l’europe, ils devaient concentrer leurs exportations sur les marchés régionaux, qui sont leurs marchés « naturels » et où les transactions sont plus difficiles à limiter par des sanctions (entreprises non présentes sur le marché américain, transactions en liquide) (8). La réimposition des sanctions par les États-unis depuis 2018 les a confortés dans cette voie. De ce fait, le marché syrien a été intégré dans cette stratégie de contournement des sanctions. Cependant, pour l’instant, les exportations sont restées faibles : celles vers la Syrie ont représenté un peu plus de 200 millions de dollars en 2019, loin derrière le pic de 516 millions de dollars atteint en 2010. Or ces montants apparaissent insuffisants pour compenser l’effondrement des exportations pétrolières iraniennes qui, du fait des sanctions américaines, ont été réduites de 63 milliards de dollars en 2017 à 29 milliards en 2019. Mais, l’objectif est aussi de développer une présence économique de long terme. Un des projets iraniens est notamment de créer un « corridor » qui relierait l’iran à la Syrie, en passant par l’irak. On peut rappeler à ce sujet que Téhéran a obtenu en octobre 2019 la concession d’une partie du port de Lattaquié, ce qui lui permettra d’avoir un accès direct sur la Méditerranée.
Les dirigeants iraniens savent que cet objectif de développer une présence de long terme en Syrie implique de faire face à plusieurs menaces « externes » d’autres pays opposés à ce projet. Pour la République islamique, la menace ne vient pas du Kremlin. En dépit de beaucoup de suppositions quant à l’existence de tensions entre la Russie et l’iran en Syrie, les dirigeants iraniens ont compris le jeu d’équilibre que pratique Moscou entre l’iran et Israël : coopérant avec le premier en Syrie, mais restant sans réaction face aux attaques aériennes du second. Ce partenariat est vu du côté iranien comme solide, car il résulte d’une coopération militaire sur le terrain, une première depuis la révolution de 1979. À l’opposé, les interventions turques en Syrie ont provoqué de fortes tensions entre les deux pays. La Turquie s’est notamment vu accuser de vouloir développer une zone d’influence en Syrie et de protéger les « terroristes » à Idlib (la HTC). Pourtant, face à ces interventions militaires
turques, l’iran a plutôt choisi de jouer la carte de la diplomatie, tentant à travers le groupe d’astana de convaincre les Turcs de laisser le gouvernement syrien reprendre le contrôle de l’ensemble de son territoire. Il est difficile pour l’iran d’entrer ouvertement en conflit avec le voisin turc, qui joue notamment un rôle important dans le commerce extérieur iranien dans la stratégie de contournement des sanctions ; le marché turc représente 7 % des exportations non pétrolières iraniennes en 2019. Par ailleurs, on perçoit une grande méfiance des dirigeants iraniens à l’égard de la future politique syrienne de la nouvelle administration américaine.
L’objectif américain de réduire la présence iranienne en Syrie va rester prioritaire. Les dirigeants iraniens estiment que la politique américaine fondée sur des sanctions contre la Syrie va persister. Certains pensent même que l’administration Biden (depuis janvier 2021) pourrait revenir à une politique de soutien militaire aux forces kurdes pour s’opposer à la reconquête du gouvernement syrien de l’ensemble de son territoire. En ce qui concerne Israël, les dirigeants iraniens ont bien compris qu’il avait changé de stratégie. Auparavant, les attaques israéliennes visaient essentiellement à agir contre des transferts d’équipements militaires de l’iran au Hezbollah. Depuis la mi-2018, Israël est entré dans une stratégie d’affrontement ouvert contre la présence iranienne en Syrie, effectuant notamment des bombardements sur l’ensemble des bases des forces pro-iraniennes et non plus seulement sur les zones proches de la frontière israélienne. Face à ces attaques et aux pertes humaines induites, la République islamique a pourtant choisi de maintenir ses forces en Syrie.
Du côté des « radicaux » en Iran, qui ont le dernier mot sur les questions de défense, l’avantage stratégique que tire le pays d’une présence militaire, en lien avec le Hezbollah, à la frontière nord d’israël dépasse les coûts entraînés par les attaques israéliennes.
L’intervention iranienne en Syrie : le poids du pragmatisme
• La présence militaire iranienne, un enjeu stratégique vital
On s’interroge depuis la révolution de 1979 sur les objectifs de la politique étrangère de la République islamique : sont-ils idéologiques (défense du panislamisme, des « déshérités » de l’ordre international) ou pragmatiques ? Dans le cas syrien, on voit à quel point cette politique penche vers le pragmatisme. L’objectif initial de défense de l’axe de résistance a été ainsi intégré dans une stratégie plus large visant une capacité à régionaliser tout affrontement direct avec l’iran. On peut noter toutefois que ce poids du pragmatisme peut conduire à la défense d’objectifs contradictoires. D’un côté, la République islamique veut que le gouvernement syrien retrouve le contrôle de l’intégralité de son territoire. Cependant, parallèlement, c’est le maintien d’une situation de « ni guerre, ni paix » en Syrie qui crée un environnement favorable pour le renforcement de la présence des forces militaires proches de l’iran.
Cette évolution de la stratégie iranienne en Syrie permet aussi de s’interroger sur l’efficacité de la politique de « pression maximale » de l’administration Trump. La logique qui déterminait la politique américaine était la suivante : l’iran, grâce à la levée des sanctions après l’accord de 2015, a bénéficié d’une forte augmentation de ses ressources financières qui lui ont permis d’accroître son soutien en Irak, en Syrie et au Yémen ; dans ces conditions, la politique de « pression maximale » devrait conduire l’iran à réduire ses « activités déstabilisatrices » dans la région (9).
Or cela s’est révélé inefficace, car l’importance des objectifs stratégiques pour la République islamique a signifié qu’elle a toujours accepté de payer le coût de ses interventions dans la région, notamment en Syrie. Les économistes parlent dans ce cas de « coût d’opportunité ». Les sommes engagées par l’iran pour soutenir sa politique régionale ne pouvaient pas être employées ailleurs. Certaines sources iraniennes évoquaient un coût en 2020 de 20 milliards à 30 milliards de dollars, soit près de 2 milliards par an.
On peut d’ailleurs noter que cette politique permet d’obtenir des résultats significatifs au regard des sommes engagées : l’iran est ainsi devenu une puissance militaire régionale alors que son budget militaire est près de cinq fois moins élevé que celui de l’arabie saoudite (10). L’importance des objectifs stratégiques explique également que la mouvance radicale de la République islamique a été prête à assumer le coût humain et politique de cette intervention. En 2018, il était estimé que 2 100 Iraniens avaient perdu la vie en Syrie et en Irak depuis 2011 (11). De plus, cette intervention a eu un coût politique important puisqu’elle a conduit à de fortes tensions entre la République islamique et le monde arabe sunnite. En Iran même, dans de nombreuses manifestations, notamment en 2017 et 2019, il était reproché au gouvernement ses investissements financiers dans la région pour soutenir ses alliés alors que l’économie nationale faisait face à de nombreuses difficultés. Cette politique américaine a enfin été contre-productive puisqu’elle a plutôt incité les dirigeants iraniens à voir leur présence militaire dans la région comme un instrument de dissuasion face à un risque d’attaque des États-unis.
La présence militaire de l’iran en Syrie est devenue un enjeu stratégique vital, notamment pour les « radicaux » à Téhéran. Dans ce contexte, l’objectif de l’administration Biden de forcer la République islamique à ouvrir des négociations sur sa politique régionale semble difficile à atteindre à court terme.