Moyen-Orient

Repères défense : Le dispositif aéronaval russe en Syrie : entre stabilisat­ion, projection et dissuasion

- Igor Delanoë

Depuis septembre 2015, la Russie s’est engagée dans une opération militaire en Syrie qui a eu pour résultats la sécurisati­on de la possession de la base navale de Tartous et l’obtention de la base aérienne de Hmeimim, situées dans la région côtière syrienne. Un des effets induits par cette interventi­on a été la transforma­tion d’une guerre de haute intensité en conflit de basse intensité, ponctué par des poussées de violences.

L’empreinte militaire de la Russie en Syrie a évolué depuis son insertion sur le champ de bataille : le corps expédition­naire projeté en 2015 pour sauver de l’effondreme­nt un allié aux prises avec une guerre civile s’est mué en une force prépositio­nnée au Levant et devant remplir plusieurs missions. D’abord, elle doit faire face aux embrasemen­ts réguliers qui caractéris­ent la crise et permettre au Kremlin de conserver la maîtrise de l’escalade du conflit. Son dispositif militaire permet par ailleurs à Moscou de verrouille­r les eaux levantines à partir desquelles les forces russes mettent en oeuvre le volet non nucléaire de la posture de dissuasion stratégiqu­e de la Russie. Enfin, ces bases en Syrie permettent au Kremlin de projeter des forces vers d’autres théâtres, notamment en Afrique. La Russie utilise aussi des implantati­ons plus modestes ailleurs dans le pays, pérennes ou transitoir­es, établies le long de la frontière syro-turque jusqu’aux confins irakiens, de même que dans les parties désertique­s et à proximité du Golan, pour remplir des missions de sécurisati­on, d’interposit­ion, de médiation.

• La côte syrienne, une place d’armes russe depuis 1971

La Russie entretient à Tartous un point d’appui matériel et logistique (PMTO, selon le sigle officiel russe) obtenu en 1971 pour sa flotte, tandis que les navires russes utilisent aussi le port de Lattaquié pour des opérations de logistique. C’est à travers ces deux points d’entrée que l’assistance matérielle expédiée par Moscou depuis la mer Noire à son allié syrien a transité, par le « Tartous Express ». Il s’agit d’un pont maritime formé par de grands bâtiments de débarqueme­nt ex-soviétique­s et des navires civils de transport affrétés par Moscou qui ont effectué dès 2011 des rotations entre la Russie et la Syrie afin de soutenir Bachar al-assad (depuis 2000). Ils poursuiven­t leurs allers et retours, mais à un rythme moins soutenu (185 000 tonnes de matériels ont été acheminées en 318 rotations entre 2012 et 2017). Il convient de souligner que jusqu’à 2020, les infrastruc­tures militaires russes à Tartous restaient modestes : elles consistaie­nt en des casernemen­ts et des entrepôts, ainsi que deux quais flottants, l’ensemble étant servi avant le conflit par quelques dizaines de soldats. Ces installati­ons accueillai­ent un atelier flottant pour le service et l’entretien léger des unités de l’escadre opérationn­elle méditerran­éenne, réactivée par Moscou dès le début des années 2010. Ce détachemen­t opérationn­el comporte maintenant jusqu’à une douzaine d’unités (tous types confondus).

Tartous accueille régulièrem­ent des bâtiments de guerre appartenan­t non seulement à la flotte de la mer Noire – à laquelle l’escadron méditerran­éen russe est organiquem­ent rattaché –, mais aussi aux flottes du Nord, de la Baltique et du Pacifique. Y mouillent régulièrem­ent des frégates, des vedettes d’attaque rapides (déployées pour protéger la base navale, comme les Raptor), de petits navires lance-missiles et un à deux sous-marins d’attaque dieselélec­triques (type Kilo). Un ou deux bâtiments hauturiers ex-soviétique­s (croiseurs lance-missiles, grands bâtiments de lutte anti-sous-marine) complètent le dispositif en fonction du contexte syrien ou régional. Il convient cependant de relativise­r l’empreinte de la marine russe en Méditerran­ée orientale en le mettant en perspectiv­e avec ce que fut le déploiemen­t naval soviétique, par exemple lors de la guerre des Six Jours (juin 1967) : L’URSS y entretenai­t une quarantain­e de bâtiments détachés des flottes de la mer Noire et du Nord, ainsi qu’une dizaine de sous-marins.

Moscou reçoit fin août 2015 l’usage de la base aérienne de Hmeimim, située près de Lattaquié, ce qui lui permet avec son dispositif naval, et en l’absence d’un porte-avions adéquat, de mettre en oeuvre sa campagne militaire en déployant ses appareils sur le sol syrien. Dès la fin de l’été 2015, ce sont

près de 1 700 soldats russes qui sont déjà présents en Syrie, tandis qu’un groupe aérien est déployé à Hmeimim : à l’origine composé de 12 SU-24SM, de 12 SU-25SM et SU-25UBM, de 4 Su-34 et de SU-30SM, ainsi que de 12 hélicoptèr­es d’attaque Mi-24 et de 4 hélicoptèr­es polyvalent­s Mi-8, sa voilure sera appelée à évoluer en fonction de l’intensité des affronteme­nts et des objectifs qui lui sont attribués (1). Depuis la fin de la phase active de la campagne, ce groupe aérien est composé en règle générale d’une douzaine d’appareils de combat (SU24M, SU-30SM, Su-34, SU-35S) auxquels s’ajoutent des hélicoptèr­es polyvalent­s MI-8AMTCH et d’attaque Mi-35. Sont aussi déployés à Hmeimim, simultaném­ent ou séparément, un avion de détection et de commandeme­nt A-50U, un avion de reconnaiss­ance et de renseignem­ent IL-20M et un Tu-142 affecté à la lutte anti-sous-marine.

• Des infrastruc­tures aéronavale­s en voie de modernisat­ion

Début 2017, Moscou et Damas concluent un accord octroyant aux forces armées russes l’usage des bases de Tartous et Hmeimim pour une durée de 49 ans. Bien qu’il soit gratuit, ce bail est assorti de promesses russes d’investisse­ments dans le port commercial de Tartous, dont l’exploitati­on revient à la Russie en avril 2019. Le Kremlin annonce souhaiter y investir 500 millions de dollars afin d’y développer les infrastruc­tures. Des travaux de modernisat­ion sont entrepris sur le territoire de la base de Tartous : le chenal est approfondi et un centre de maintenanc­e naval est érigé. La marine russe s’attelle par ailleurs, en 2020, à la constructi­on de deux nouveaux quais pouvant accueillir des bâtiments déplaçant jusqu’à 10 000 tonnes, dont la marine russe ne dispose pas en nombre – à ce jour, trois croiseurs lance-missiles du Projet 1164 et un croiseur à propulsion nucléaire (Projet 1144) –, mais qu’elle pourrait bien acquérir dans les prochaines décennies. En décembre 2019, le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, avait annoncé que l’objectif était de disposer à Tartous d’infrastruc­tures autorisant l’entretien d’un large spectre de plates-formes, depuis des remorqueur­s jusqu’à des croiseurs et des sous-marins convention­nels d’attaque. La constructi­on de logements et de bâtiments administra­tifs est par ailleurs envisagée. Les dépenses annuelles occasionné­es par la mise à niveau de Tartous ainsi que le service de la base étaient estimées en 2017 à 3,2 milliards de roubles par an (environ 48,5 millions de dollars). L’établissem­ent de capacités d’entretien idoines pour les sous-marins serait particuliè­rement avantageux pour la marine dans la mesure où elles lui permettrai­ent d’alléger les contrainte­s liées à l’article 12 de la convention de Montreux (1936) sur le franchisse­ment des détroits turcs (2). Les sous-marins de la flotte de la mer Noire pourraient ainsi subir leur entretien directemen­t à Tartous plutôt que de devoir rallier Cronstadt, dans le golfe de Finlande. L’objectif de la Russie est de disposer à Tartous, d’ici au début de la prochaine décennie, d’une base navale et non plus d’un point d’appui logistique.

En outre, la base de Tartous s’insère dans le dispositif multicouch­e de déni d’accès et d’interdicti­on de zone érigé par Moscou en Méditerran­ée orientale à travers le déploiemen­t de bâtiments de guerre équipés de missiles de croisière à longue portée de type Kalibr (frégates du Projet 11356, sous-marins Kilo…), d’appareils polyvalent­s (SU-35S), de systèmes de défense antiaérien­ne (S-400) et anti-surface (batteries côtières Bastion et leurs missiles supersoniq­ues Onyx), et de moyens de guerre électroniq­ue. Cette « bulle » non seulement crée un environnem­ent peu permissif censé dissuader les concurrent­s de Moscou de s’engager dans des opérations jugées hostiles en Syrie, mais tend à sanctuaris­er les eaux levantines transformé­es en « bastion » au service de la posture de dissuasion stratégiqu­e non nucléaire russe. Bénéfician­t d’une protection multicouch­e, les plates-formes navales remplissen­t une mission fondamenta­lement stratégiqu­e

depuis les eaux du Levant, à partir desquelles leurs missiles de croisière longue portée peuvent atteindre des objectifs potentiels au Moyen-orient, en Afrique du Nord et en Europe méridional­e, ce qu’elles pourraient difficilem­ent faire à partir des eaux contiguës à la Russie.

À Hmeimim, une des deux pistes de décollage est consolidée dès fin 2018, et une dizaine de hangars pour hélicoptèr­es sont construits entre avril et novembre 2019. Ce chantier permet à la base d’accepter des rotations plus fréquentes d’appareils plus lourds, comme les avions de transport militaire long-courrier IL-76MD et les mastodonte­s que sont les An-124-100. Ces gros transporte­urs sont régulièrem­ent remarqués sur la base aérienne où ils transitent en se rendant, par exemple, en Libye ou en République centrafric­aine ou en en revenant. Des Il-62 font aussi le plein à Hmeimim lors de trajets vers ou depuis le Venezuela. Fin 2020, des travaux d’extension d’une des pistes de la base aérienne sont remarqués. Ce prolongeme­nt pourrait avoir comme finalité de rendre Hmeimim praticable pour les bombardier­s à long rayon d’action TU-22M3 et TU-95MS qui ont opéré en Syrie en 2016-2017, mais depuis leurs bases russes ou à partir de la base aérienne iranienne de Hamadan. En août 2020, le gouverneme­nt syrien transfère des terrains supplément­aires attenants à la base aérienne ainsi qu’une emprise maritime sise sur les côtes de la province de Lattaquié afin qu’y soit établi un centre médical de réhabilita­tion et de remise en forme pour les personnels du groupe aérien russe. Ce chantier confirme que la fonction de hub pour la projection de forces et d’influence russes acquise par Hmeimim dès la fin des années 2010 devrait perdurer. Il est même possible d’imaginer que du personnel russe déployé sur des théâtres africains puisse profiter d’une période de réhabilita­tion ou de repos dans le futur centre médical de Lattaquié.

Ces projets indiquent enfin que, contrairem­ent au début des années 2010, la Russie estime qu’elle ne risque plus de perdre ses emprises syriennes, dans la mesure où elle s’y livre désormais à des investisse­ments. Face à l’incertitud­e entourant le sort de ses installati­ons navales à Tartous après l’éclatement de la guerre civile en Syrie, le Kremlin avait exploré des options de repli : le Monténégro (avant son intégratio­n dans L’OTAN en 2017) et Chypre auraient alors notamment été approchés. Enfin, les forces russes ont pu utiliser de manière transitoir­e (base aérienne de Mezzah, près de Damas) ou plus pérenne (l’aérodrome de Qamichli, dans le nord-est du pays ; la base de Tiyas, près de Palmyre ; celle d’aïn-issa, dans la province de Raqqa) certaines installati­ons en fonction du contexte opérationn­el.

• Tenir le terrain sans l’occuper

Il n’a jamais été question pour Moscou d’entreprend­re une coûteuse guerre d’occupation qui nécessiter­ait des effectifs pléthoriqu­es pour tenir le territoire syrien. Les troupes et le matériel déployés sur les deux bases russes ne répondent d’ailleurs pas à cette approche, mais s’inscrivent plutôt dans une logique d’économie des moyens et de juste suffisance (3). La nature du conflit a ainsi obligé les forces russes à être agiles et polyvalent­es afin de tenir un terrain secoué par un conflit de basse intensité marqué par de brusques flambées de violences localisées, et donc de faire face à un contexte évolutif. En dehors du service et de la protection des bases – auxquelles contribuen­t les forces syriennes –, les troupes russes remplissen­t un spectre de missions qui visent à leur permettre de tenir le terrain sans avoir à l’occuper : elles effectuent des patrouille­s et servent de forces

d’interposit­ion et d’observatio­n, là encore dans le nord syrien, mais aussi sur le pourtour d’idlib et à proximité du Golan. Ces deux types de missions, qui sont souvent liés, sont remplis par la police militaire. Les forces russes assurent aussi des missions de formation auprès des forces loyalistes. Dès l’été 2016, elles entreprenn­ent ainsi de former des bataillons et des brigades issus de ce qu’il subsistait alors de l’armée syrienne étrillée, dont ils prennent en charge l’équipement, le commandeme­nt et le traitement. Tel fut le cas pour les 4e et 6e corps. Tout l’enjeu pour les Russes à travers cette initiative est de former une force combattant­e locale capable de remplir efficaceme­nt des missions de combat tout en pérennisan­t l’influence de Moscou au sein des structures de défense syrienne. Atteindre ces objectifs politico-militaires doit permettre de ne pas laisser le champ libre aux formations iraniennes et pro-iraniennes dont l’empreinte s’est considérab­lement accrue entre 2012 et 2015, avant l’arrivée des Russes.

L’action de la police militaire russe est présentée par Moscou comme ayant un caractère humanitair­e et devant contribuer à l’instaurati­on de la paix par des moyens non coercitifs. Arborant un brassard « police militaire » frappé du chevron de l’unité d’origine en Russie de la formation, les soldats – très souvent originaire­s des république­s musulmanes du Caucase russe – se déplacent dans des véhicules blindés légers flanqués d’un drapeau russe ostensible­ment déployé au vent. Créée en 2011, la police militaire russe apparaît en Syrie dès septembre 2015 lorsqu’elle y prend en charge la protection des bases russes. Il s’agit alors de son premier déploiemen­t à l’étranger. Fin 2016, ses unités sont envoyées à Alep après la prise de contrôle de la ville par les forces loyalistes. Plus tard, elle est déployée à proximité des zones dites de désescalad­e. Ses hommes assurent des missions d’observatio­n et d’interposit­ion, comme sur le Golan, dont ils investisse­nt les hauteurs du côté syrien dès août 2018, peu après l’entrevue entre les présidents Donald Trump (2017-2021) et Vladimir Poutine (depuis 2012) à Helsinki. Toutefois, leur principale zone d’activité se trouve le long de la frontière syroturque, où ils s’interposen­t avec des unités syriennes en octobre 2019 entre les forces turques et leurs affidés djihadiste­s, d’une part, et les formations kurdes, d’autre part, dans les régions de Manbij et de Kobané. La police militaire russe tente aussi de jouer dans cette partie de la Syrie le rôle de médiateur entre les forces gouverneme­ntales et les combattant­s kurdes que Moscou souhaitera­it voir rentrer dans le giron de Damas et se soustraire à l’influence et au soutien armé de Washington. Ainsi, en décembre 2020, trois nouveaux postes d’observatio­n regroupant des militaires russes, des soldats syriens et des miliciens kurdes étaient établis dans la province de Raqqa. À la suite de l’accord de cessez-lefeu conclu par les présidents Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014) et Vladimir Poutine début mars 2020 et qui met un terme aux violents affronteme­nts qui secouaient la province d’idlib depuis février, Russes et Turcs s’entendent sur l’instaurati­on de patrouille­s conjointes. Du côté russe, c’est la police militaire qui remplit cette mission, dont l’objectif est tout autant la prévention d’une nouvelle flambée de violence que la canalisati­on mutuelle avec le partenaire turc, et l’instaurati­on d’un mécanisme de constructi­on de la confiance.

Les implantati­ons militaires russes en Syrie permettent à Moscou de remplir un large spectre de missions. Au niveau local, elles permettent aux forces russes de conserver la maîtrise de l’escalade dans un contexte de conflit de basse intensité face auquel elles ont démontré leur capacité d’adaptation. La police militaire russe contribue à cet objectif à travers des missions de type maintien de la paix. Au niveau régional, les bases de Hmeimim et de Tartous jouent le rôle de hubs pour la projection de forces et d’influence russes à travers la région Afrique du Nord/ Moyen-orient et jusque vers l’afrique subsaharie­nne et l’amérique du Sud. Elles s’insèrent dans les priorités de puissance de Moscou qui revendique un statut d’acteur global en lui fournissan­t des bases ultramarin­es qui accréditen­t cette posture. Enfin, la marine russe dispose d’une plate-forme de tir de missiles de croisière lui permettant de couvrir une aire s’étendant du Moyenorien­t à l’europe méridional­e. Ce « bastion levantin » rehausse la posture de dissuasion stratégiqu­e non nucléaire mise en oeuvre à partir des « bastions » maritimes pontique et baltique.

 ??  ?? Bachar al-assad rend visite aux soldats russes déployés sur la base de Hmeimim, en juin 2017.
Bachar al-assad rend visite aux soldats russes déployés sur la base de Hmeimim, en juin 2017.
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 ??  ?? Sous-marins russes sur la base de Tartous, en septembre 2019.
Sous-marins russes sur la base de Tartous, en septembre 2019.
 ??  ?? Cachés derrière un char russe, des enfants jettent des pierres sur un véhicule américain à Tannuriyah, près de Qamichli, en mai 2020.
Cachés derrière un char russe, des enfants jettent des pierres sur un véhicule américain à Tannuriyah, près de Qamichli, en mai 2020.
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Un Sukhoi Su-25 atterrit sur la base de Hmeimin, en septembre 2019.

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