Des rebelles en deuil de révolution : la réorientation stratégique des oppositions syriennes
Le 5 mars 2020, la Turquie et la Russie ratifiaient la cessation des hostilités à Idlib, faisant entrer la Syrie dans une période sans confrontation majeure pour la première fois depuis le début du conflit. Du côté des rebelles, cette trêve consacre la prise de contrôle de territoires par des forces vues par les militants des premières heures du soulèvement comme des « usurpateurs » : le Parti de l’union démocratique (PYD) dans le nord-est (1) et la Hayat Tahrir al-cham (HTC) à Idlib (2). Après une première phase révolutionnaire où la fragmentation dominait, ce sont des mouvements agissant comme des partis avant-gardistes et émanant d’organisations internationalistes qui règnent en maître sur près d’un quart de la Syrie, l’essentiel des ressources du pays et un tiers de sa population.
De prime abord, tout oppose les deux organisations. Le PYD est nationaliste, kurde, laïque ; la HTC est confessionnelle et islamiste, et se pose en défenseur des sunnites. Pourtant, une fois l’idéologie mise de côté, les stratégies des deux mouvements ne divergent guère dans un contexte où les contraintes et opportunités qui se présentent à eux sont semblables, ce qui les
pousse à suivre des orientations relativement similaires. Alors qu’ils incarnaient une forme de rupture radicale, ils adoptent une politique réaliste, conscients que la survie de leurs enclaves territoriales dépend de leur passage au politique et de leur capacité à être reconnu internationalement.
Les deux mouvements ont pris acte de leur vulnérabilité durant les dernières batailles – toujours perdues – contre la Russie
ou la Turquie. Ils en tirent la même leçon : l’impossibilité de survivre sans un sponsor étatique fort, les États-unis pour les Kurdes, la Turquie pour la HTC. Ensuite, leur intérêt pour la conquête du pouvoir central s’étiole ; la HTC perd l’espoir de prendre Damas par les armes et le PYD ne s’y intéresse pas. En conséquence, les deux organisations se concentrent sur la consolidation des modèles de gouvernance qu’elles essaient de développer localement. Mais toutes deux savent que la pérennisation de leur projet passe par la gestion d’un dernier noeud gordien : le fait d’être listé comme organisation « terroriste » pour la HTC et la proximité avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) pour le mouvement kurde syrien, et cherchent l’autonomisation, mais selon des chemins différents.
• Le salut par l’étranger : chercher des « États-sponsors »
Le nouveau réalisme militant découle d’un changement de perception majeur, la fin de l’espoir du salut par les armes. En dépit de leur aptitude au combat, la HTC et le mouvement kurde syrien n’ont subi que des défaites depuis trois ans : la HTC n’a fait que reculer lors des dix mois de confrontation contre le régime et les Russes entre avril 2019 et mars 2020. Face à la Turquie, le mouvement kurde n’a pu tenir Afryn en 2018 et a dû se retirer de la bande frontière entre Tal Abyad et Ras al-aïn en 2019. Ces différentes batailles ont mis un terme aux hubris révolutionnaires des deux organisations. Reconnaissant que le rapport de force rend caduque la prise de Damas tout en ne croyant pas à une solution négociée à l’international, la HTC troque le djihad offensif pour une stratégie de résilience visant à éviter le retour du régime et à organiser les populations. La patience stratégique de la HTC reproduit la politique du fait accompli suivie par le mouvement kurde dans le nord-est depuis 2012. Ce dernier cherche à consolider ses structures civiles et militaires et à négocier leur reconnaissance en attendant qu’une opportunité s’ouvre au niveau international. Pourtant, le pari sur un partenariat avec leurs États de tutelle reste ambigu pour les deux organisations, car, à Idlib comme dans le nord-est, les relations de patronage se jouent dans un jeu à trois : d’un côté, l’état de tutelle a pour vocation de protéger son partenaire local ; de l’autre, il négocie son devenir avec la puissance ennemie. De fait, la Turquie a toujours été en pourparlers avec la Russie sur le sort d’idlib, alors que les Étatsunis n’ont cessé de discuter du futur du nord-est syrien avec la
Turquie. Les relations de patronage ont montré leurs limites en octobre 2019 après la décision unilatérale du président américain Donald Trump (2017-2021) de retirer ses troupes d’une partie du nord-est, provoquant une offensive d’ankara. Le leadership des Forces démocratiques syriennes (FDS), bras armé du mouvement kurde syrien, a réalisé que si le parapluie américain les protégeait du régime et de ses alliés, cette assistance devenait plus incertaine face à la Turquie (les soldats américains n’ont aucun mandat pour s’opposer à une intervention militaire d’ankara et le mieux que Washington puisse faire est durcir son régime de sanctions). À Idlib, la HTC est contrainte d’accepter l’accord russo-turc de mars 2020, qui lui impose le passage de patrouilles mixtes russo-turques à l’intérieur de son territoire. Elle fait le pari de la trêve et soutient le cessez-le-feu, ce qui ne va pas sans créer des tensions avec une partie de ses bases.
Ces relations de patronage internationalisent les dynamiques locales et poussent les deux organisations à s’ajuster. Tout d’abord, il s’agit d’approfondir leur relation avec les « Étatssponsors ». Là où le mouvement kurde tente de convertir en alliance politique le partenariat militaire avec les États-unis acquis durant la guerre contre l’organisation de l’état islamique (EI ou Daech), la HTC espère que sa coopération avec la Turquie sur le terrain pourra ouvrir sur une alliance beaucoup plus stratégique. Ensuite, les deux organisations cherchent l’alignement sur les pays occidentaux. Pour les djihadistes, l’alliance avec la Turquie s’inscrit dans le cadre d’une volonté d’ouverture plus large. Abou Mohamed al-joulani, le leader de la HTC, considère que le seul moyen de changer le rapport de force en
Syrie passe par un réengagement américain et estime que sa stratégie de monopole sur Idlib est convergente avec les intérêts occidentaux : confrontation militaire contre Hourras al-din (franchise d’al-qaïda) ; éradication des réseaux de L’EI ; engagement croissant avec des think tanks et médias occidentaux ; coopération humanitaire minimale entre la structure de gouvernance locale, le Gouvernement syrien du salut (GSS), et certaines agences onusiennes. De son côté, le mouvement kurde ne croit plus guère à une entente avec Damas (3) et s’aligne de plus en plus sur les États-unis et les pays européens avec l’espoir de devenir partie prenant d’une solution internationale en Syrie. D’où l’obsession des cadres kurdes syriens de rejoindre les discussions de Genève : l’enjeu est moins la résolution du conflit que la reconnaissance internationale.
Des rebelles en deuil de révolution : la réorientation stratégique des oppositions syriennes
• Normalisation de la gouvernance, revanche de la société
Les deux organisations s’appuient sur la question de la gouvernance pour tenter de négocier leur acceptabilité vis-à-vis de l’international et auprès des populations sous leur contrôle. Dans les deux cas, cela passe par une relaxe du contrôle des appareils militants sur les administrations qu’elles ont contribué à mettre en place. De part et d’autre, le maître-mot est « l’institutionnalisation de la révolution ». Pour le leadership kurde, cela signifie le dépassement des premiers efforts de cooptation des notabilités tribales par une intégration des classes moyennes au départ revêches à son projet. Le contrôle des administrations par les
commissaires politiques du PYD et la présence des cadres non syriens se réduisent à mesure que le processus d’institutionnalisation s’ancre dans la durée. Pour la HTC, l’objectif est de remplacer les conseils locaux mis en place par les militants révolutionnaires de la première heure par une administration centralisée et indépendante du contrôle des factions armées : le GSS. Mais pour incomplètes qu’elles puissent encore être, les dynamiques d’institutionnalisation se sont faites au prix de sacrifices sur l’utopie et d’une désidéologisation croissante de la question de la gouvernance. À Idlib, elle est assumée et se repère dans le rapport désenchanté que le leadership de la HTC entretient à cette question. Abou Mohamed al-joulani ne voit dans le GSS qu’un « gouvernement de gestion de crise », alors que les cadres de celui-ci se qualifient de « technocrates », traduisant d’ailleurs une évolution du leadership qui passe d’une élite de rupture, radicale, à une élite gestionnaire. Et les idéologues de l’ancienne génération du mouvement sont soit marginalisés, soit exclus. La gouvernance n’est plus le lieu de projection d’une utopie. Cela facilite, d’une part, des actes de délégation de pouvoir aux compagnons de route, à savoir une classe moyenne pieuse qui, en soutenant la HTC, fait le pari de l’ordre, mais aussi, d’autre part, une sous-traitance des fonctions de gouvernance : faute de moyens, même les ministères à haute charge idéologique sont largement laissés à d’autres. Le champ religieux reste ainsi dans les mains du bas clergé local, l’éducation est déléguée aux organisations internationales et au secteur privé.
Dans le nord-est du pays, l’utopie semble encore avoir droit de cité : éducation par la langue maternelle pour les Kurdes, approche révisionniste de l’enseignement de l’histoire, proscription de la polygamie, parité hommes-femmes dans les postes de direction. Pourtant, les principes idéologiques sont vite suspendus dans les zones arabes où la polygamie est maintenue et où l’éducation reste fondée sur les manuels du régime (épurés de l’éducation civique apologétique de l’idéologie bassiste) ou de L’UNICEF. Quant à la gouvernance, elle fonctionne de manière banale, panachant contrôle sécuritaire, cooptation des notabilités tribales, efforts de stabilisation soutenus par la coalition et captation des classes moyennes dans les administrations. À l’ouest comme à l’est de l’euphrate, l’idéologie cède le pas à mesure que se réaffirment les pesanteurs de la société. Soucieuse de ne pas s’aliéner les populations locales, la HTC ne cherche pas à imposer un régime salafiste acculturé et intransigeant, mais réhabilite des écoles locales de jurisprudence (le chaféisme pour Idlib) et se réconcilie avec le soufisme dominant le bas clergé en place que le mouvement n’a ni les moyens (pas les ressources humaines nécessaires) ni l’envie (en raison des coûts sociaux) de remplacer. Dans le nord-est, cette revanche de la société se repère dans la tribalisation de certains secteurs de l’administration ou de l’appareil militaire : le conseil militaire de Deir ez-zor s’est institué sous forme de confédération tribale, les recrutements dans l’administration passent par les réseaux de parentèle plus que par les affinités idéologiques. Et cela non seulement chez les cadres ordinaires, mais également auprès des cadres du mouvement. Ceux-ci, de retour au pays, tendent à se relocaliser en recrutant dans leurs parentèles, lesquelles vont se construire des positions d’accumulation d’autorité et de ressources, mais aussi casser les anciens ethos militants du mouvement, ascétiques et égalitaires. La généralisation du favoritisme et de la corruption dans le nord-est peut susciter inquiétudes et agacement, mais elle doit aussi être vue comme un indice réel d’un ancrage croissant du mouvement au sein des populations.
• Gérer le legs de l’internationalisme militant
La banalisation des structures de gouvernance facilite l’engagement international avec les administrations existantes : à défaut de devenir les bénéficiaires de l’aide étrangères, le GSS comme l’administration autonome du nord et de l’est de la Syrie (AANES) s’imposent lentement comme interlocuteurs obligés de la communauté humanitaire internationale. En revanche, elle ne résout pas la question de la reconnaissance internationale de ces deux organisations liées à des mouvements listés comme terroristes.
Or, bien que les deux organisations affirment leur autonomie vis-à-vis d’al-qaïda pour la HTC et du PKK pour le mouvement kurde, elles gèrent de manière différente leur rapport avec le « canal historique ». Pour la HTC, la séparation d’avec Alqaïda s’est opérée en trois temps : annonce officielle de la rupture, concrétisée par un changement d’appellation pour Jabhat al-nosra en 2016, puis Jabha Fath al-cham et finalement HTC ; scission de cette dernière par les plus radicaux en 2018 sous le nom de Hourras al-din ; confrontation militaire en juillet 2020
avec Al-qaïda qui bascule dans la clandestinité en Syrie. Les leaders du mouvement kurde syrien ont une approche plus timorée sur la question de la rupture avec le PKK. Ils reconnaissent la présence de « conseillers » ou de « volontaires » à leurs côtés, mais le dialogue avec le PKK est maintenu et ce dernier continue de peser sur les décisions stratégiques du mouvement en Syrie (formes de gouvernance, alliances stratégiques, politiques à l’égard des territoires syriens repris aux FDS par la Turquie). Une lente trajectoire d’émancipation dans le nord-est existe malgré tout. Elle relève moins d’une décision politique claire et univoque que d’un processus lent à multiples facettes. Celui-ci se repère d’abord dans la diminution progressive des cadres non syriens du parti après la fin de la confrontation avec L’EI. Il se voit ensuite dans la dynamique d’institutionnalisation des administrations (professionnalisation, disparition du contrôle des cadres du parti, renforcement des réglementations internes, appels à la transparence budgétaire). Enfin, on note l’apparition d’une nouvelle génération de militants, formés à l’école de la révolution syrienne ainsi qu’au cours de la guerre contre L’EI. Leur horizon premier n’est plus la confrontation avec la Turquie et le moule idéologique du PKK les affecte moins ; leur objectif est la préservation des acquis de leur révolution, celle du Rojava, laquelle passe par une décrispation de la relation avec la Turquie.
Quant aux « États-sponsors », ils s’efforcent de faire pression pour rendre leurs partenaires locaux plus acceptables. Ils défendent des formules de pouvoir plus inclusives pour « diluer » la présence des cadres du PYD ou pour « déradicaliser » la HTC. Le dialogue intrakurde, les procédures de consultation avec les populations arabes dans le nord-est ou les pourparlers autour d’un conseil militaire unifié à Idlib participent de cette même logique. La question de la gouvernance se retrouve ainsi au coeur des efforts de normalisation, mais de manière assez timide, car les « États-sponsors » ont des positions ambiguës. D’un côté, ils cherchent la normalisation de leurs partenaires locaux, mais, de l’autre, ils limitent leur pression afin de conserver des alliés disposant de structures militaires fortes. Ainsi, face à des « États-patrons » peu contraignants, les deux organisations refusent de faire des concessions sur les questions fondamentales, à savoir la structure du pouvoir. Les militants internationaux du PKK sont présents dans le nord-est, tandis qu’à Idlib certains leaders « listés » sont toujours là, à commencer par Abou Mohamed al-joulani. Ainsi, les relations aux « États-sponsors » n’ont produit aucune transformation structurelle sur les deux mouvements.
• Les horizons incertains de la nouvelle guerre d’usure
Ce qui se profile de part et d’autre dans les territoires rebelles, c’est la mise en place d’une situation thermidorienne : désenchantement face à la lutte armée, renoncement à projeter de
l’utopie sur la gouvernance, pari sur les soutiens extérieurs, redécouverte de la pesanteur du social et remise en cause de l’internationalisme militant.
Cette situation postrévolutionnaire fait écho à une nouvelle étape : après dix ans de confrontations frontales (4), le conflit syrien entre dans une phase de trêve où le rapport de force ne disparaît pas, mais se déplace des champs de bataille au terrain de la stabilisation et de la gouvernance. Et dans ce nouveau bras de fer avec Damas, où les deux mouvements cherchent à éviter toute confrontation armée et comptent sur l’épuisement de l’adversaire ou un bouleversement du statu quo sur la scène internationale, ces derniers ne manquent pas d’atouts. D’abord, l’accès à des devises fortes : toujours plus arrimée à son puissant voisin du nord, l’économie d’idlib fonctionne en lires turques, celle du nord-est en dollars américains grâce aux ventes de pétrole et à sa frontière avec le Kurdistan irakien. Ensuite, des partenariats avec des États puissants disposant de fonds de stabilisation, d’une forte capacité à dispenser de l’aide humanitaire et à ouvrir les économies locales sur l’extérieur (comme on le voit avec l’expansion du BTP turc à Idlib ou des entreprises kurdes dans le nord de l’irak). Et par un ironique retournement, dans un contexte de sanctions maximales et d’effondrement de l’économie libanaise, après avoir pratiqué une politique de siège sur les poches de l’opposition désormais reconquises, c’est le régime qui se retrouve encerclé. Par ailleurs, face à L’EI, les forces du nord-est et les anciens djihadistes de la HTC font preuve d’une réelle capacité de confinement de la menace alors que le régime fait face à une insurrection en pleine expansion sur un immense territoire s’étendant de l’est de la ville de Homs à la frontière irakienne. Enfin, les mouvements rebelles parviennent à impulser une dynamique de construction institutionnelle alors que, du côté de Damas, c’est l’inexorable décrépitude des pouvoirs publics qui domine. La comparaison rend caduque la posture conservatrice qui consistait à plaider en faveur du maintien du régime syrien pour conserver l’état et éviter le chaos. L’équation paraît maintenant fonctionner à rebours, la pérennisation du régime renforce la pente glissante d’une situation d’état failli et, loin d’être un rempart contre L’EI, le régime semble être la couveuse de sa résurgence. Cependant, si, du point de vue de leurs leaders, les tentatives d’ouverture des deux organisations sont réelles, elles peinent à produire la reconnaissance internationale escomptée. La perception des cadres de la HTC est d’avoir fait tout ce que l’occident attendait d’eux (rétention des populations déplacées, guerre contre Al-qaïda et L’EI, maintien d’une profondeur stratégique pour l’opposition syrienne) au risque d’exacerber les tensions avec leur propre base militante. Or l’organisation n’a plus de vraie carte à jouer pour pousser l’occident à revoir ses positions. Quant au PYD, il n’a pas fait assez, ou il a agi trop lentement, pour déclencher un changement d’approche côté turc. De plus, les efforts du mouvement kurde en phase avec la demande occidentale d’inclusivité (consultations avec les populations arabes, dialogue avec les partis kurdes de l’opposition basés en Turquie) ont surtout été vus comme des effets d’annonce dans les capitales occidentales, lesquelles attendent des changements tangibles sur des sujets comme les opérations militaires dans les zones sous contrôle turc ou la fin de la présence des cadres internationaux du PKK en Syrie.
La trêve actuelle ne doit pas faire illusion : les efforts infructueux de passage au politique des acteurs locaux n’offrent à terme d’autre option que le maintien du rapport de force. Or celui-ci porte les germes de nouveaux affrontements, car, face aux menaces, ressenties ou réelles, d’un émirat islamique radical à Idlib ou d’un micro-état PKK à l’est de l’euphrate, les États engagés dans le conflit ne resteront pas éternellement dans l’attentisme.