Repères islam politique : Idlib : le nouveau réalisme du salafisme syrien
Dans le nord de la Syrie, la région d’idlib est un bastion autonome de l’opposition. C’est le succès du projet hégémonique à l’échelon local de l’ancienne filière locale d’al-qaïda, la Hayat Tahrir alcham (HTC), qui a rendu possible une telle situation. En troquant le djihad offensif pour une stratégie plus réaliste de résilience, surfant sur les opportunités ouvertes par la trêve et la sécurisation de la zone par les forces armées turques, la HTC suit une trajectoire de recentrage organisationnel, idéologique et politique consolidée par les contraintes induites par la relation de patronage qui la lie à la Turquie depuis l’opération de sauvetage d’idlib menée avec succès par l’armée turque en février 2020.
Né entre 1979 et 1984 selon les sources, Abou Mohamed al-joulani (de son vrai nom Ahmed Hussein al-chara) est un jeune activiste issu des classes moyennes du quartier de Mazzeh, à Damas, quand il part dès 2003 se battre en Irak. Arrêté par les forces américaines en 2006, il monte en grade au sein des filières d’al-qaïda en Irak pendant sa détention grâce à une personnalité charismatique. Relâché en 2008, il observe la dynamique des « printemps arabes » de 2011 et pose, pour son pays, une stratégie en rupture avec la ligne suivie par Al-qaïda. Pour lui, il faut soutenir une révolte populaire dans sa phase de militarisation plutôt que défendre un projet idéologique dûment constitué. C’est dans cet esprit que, en 2012, il annonce la création de Jabhat al-nosra, littéralement « Front du soutien ».
• Déconnexion du djihad global
Peu connu au départ, Jabhat al-nosra a surtout eu recours à des attaques ciblées contre les infrastructures de sécurité du régime à Damas. Il se transforme progressivement en un mouvement de guérilla plus large positionné dans l’ensemble du pays et résolu à soutenir une révolution de masse plutôt qu’à la récupérer. Il cherche alors la collaboration avec la plupart des factions armées présentes, lesquelles reconnaissaient ses aptitudes militaires.
Après avoir laissé Abou Mohamed al-joulani partir avec une poignée d’hommes et quelques dollars, et partiellement en désaccord sur sa vision, Abou Bakr albaghdadi (1971-2019), alors leader de l’organisation de l’état islamique en Irak, voit que la greffe djihadiste sur le corps de la révolution syrienne prend et tente de la contrôler. Il opte pour une stratégie de confrontation avec l’opposition, y compris sur le sol turc. Abou Mohamed al-joulani maintient sa ligne d’intégration à la dynamique révolutionnaire et rejette toute opération extérieure. Les tensions s’exacerbent, et Jabhat al-nosra s’affranchit en 2013 de la tutelle irakienne créant une saignée dans ses rangs, nombre de militants ayant choisi de rejoindre Al-baghdadi. Abou Mohamed al-joulani cherche alors un label international à opposer à l’organisation de l’état islamique (EI ou Daech), et à préserver la capacité d’attraction de son mouvement. Après un débat houleux dans ses rangs, Jabhat al-nosra prête allégeance à Al-qaïda. Mais, en 2015, les relations se tendent ; les coûts politiques élevés conjugués à un faible retour sur investissement poussent Jabhat al-nosra à rompre ses liens avec l’organisation mère en se transformant en Jabhat Fath al-cham à l’été 2016 et en HTC en janvier 2017.
Depuis cette rupture, l’hostilité entre les anciens frères d’armes de la HTC et de Hourras al-din, la franchise syrienne d’al-qaïda, est forte. « Nous voulions dès le début en finir avec eux, car ils se sont fondés dans le rejet de notre ligne politique. Alors que les autres factions sont en meilleurs termes avec Hourras al-din, nous sommes dans une relation de jeu à somme nulle », concède un proche d’abou Mohamed aljoulani dans un entretien en août 2020. Au départ, la HTC ne cherche pas la confrontation, et cela pour deux raisons. D’abord, dans une logique de front face au régime de Bachar al-assad (depuis 2000), elle privilégie la coopération militaire. La temporisation de la HTC est en second lieu liée à un calcul de risques : l’ancienne organisation djihadiste craignait que tout affrontement avec Hourras al-din puisse se solder par un taux important de désertions. En mars 2019, les deux mouvements ratifient une entente permettant d’éviter la confrontation, mais posant les conditions d’une coexistence contraignante pour le second. Hourras al-din est contrainte de
renoncer aux « opérations extérieures » (c’est-à-dire au djihad global), de démanteler ses cours de justice, centres de détention ou checkpoints, et d’accepter les tribunaux militaires de la HTC ainsi que l’autorité du Gouvernement syrien du salut (GSS), structure de gouvernance proche de la HTC créée fin 2017.
L’entente a tenu pendant un an et demi. C’est l’engagement militaire massif de la Turquie aux côtés des rebelles qui va bousculer, jusqu’à le rompre, cet équilibre précaire. En mai 2020, la HTC s’aligne sur les termes de la trêve conclue entre la Russie et la Turquie en mars, qui a mis fin à douze mois de confrontation à Idlib. Elle renonce ainsi au djihad offensif et accepte de facto une présence russe intermittente sur les territoires rebelles. L’alignement de l’organisation djihadiste sur la politique de sanctuarisation de la Turquie provoque la création d’un front dissident opposé à la trêve et mené par Hourras al-din. La HTC intervient alors en juillet 2020, menant des confrontations limitées couplées à de la cooptation, à des promesses d’amnistie pour les soldats et à des poursuites sécuritaires sur les leaders. La stratégie porte ses fruits : deux jours suffiront pour réduire Hourras al-din au silence, sans présence visible sur le terrain. L’hégémonie de la HTC s’impose alors de manière pérenne à Idlib à la fin de l’été 2020. Ce faisant, l’organisation s’est aussi transformée. Elle s’est recentrée de deux manières. Théologiquement, en se réconciliant avec les formes de religiosité présentes dans les territoires qu’elle contrôle. Politiquement, elle sort de son jeu de rivalités et d’alliances dans la djihadosphère en faisant le pari d’un alignement stratégique sur la Turquie et, au-delà, visant une ouverture sur l’occident.
• Une gouvernance « séculière », une nouvelle militance
La gouvernance locale encouragée par la HTC est plus technocratique que l’expression institutionnelle d’un projet idéologique élaboré. Elle s’incarne dans le GSS, qui garde sa part d’indépendance, et se joue
en trois actes. D’abord, elle se fonde sur un monopole des fonctions régaliennes (ressources économiques, sécurité et défense) par la HTC. Ensuite, elle est le fruit d’un acte réel de délégation de l’autorité administrative à une élite urbaine éduquée, et conservatrice, se revendiquant – comme le veut la norme locale – de la référence révolutionnaire et de l’islam. Elle saisira la propension de la HTC à déléguer pour s’affirmer dans l’espace public, ce qu’elle ne pouvait pas lorsque la gouvernance était gérée au niveau local par les factions et les conseils locaux qui leur étaient liés. Elle fonctionne en troisième lieu sur une multitude d’actes de sous-traitance à des tiers pour tout ce qui relève du service public : l’éducation sera laissée à l’initiative des ONG internationales engagées dans le secteur, principalement américaines (le GSS ne fonctionnarise que les employés administratifs du secteur de l’éducation, mais ne paie aucun salaire à des instituteurs) ; la santé au soutien allemand ou aux ONG internationales, souvent issues de la diaspora syrienne (seul l’hôpital universitaire d’idlib est soutenu par des financements locaux fournis par l’administration du postefrontière de Bab al-hawa), par manque de personnel et pour éviter la polarisation avec la société environnante ; le champ religieux est laissé au clergé local, traditionnellement d’obédience soufie.
La gouvernance locale a sa part d’ombre : pressions sur le viatique révolutionnaire, arrestations de journalistes, menaces fréquentes sur les ONG locales, situations carcérales où les abus sont nombreux. Pourtant, loin de fonctionner purement à la coercition, elle est transactionnelle. Le GSS doit faire des concessions à la population quand elle conteste des impositions jugées indues, aux organisations non gouvernementales lorsqu’elles haussent le ton sur des questions de taxation ou d’interférences sur les questions d’aide, ou est forcé de s’entendre avec l’opposition syrienne en exil pour cogérer certains secteurs comme la santé ou l’éducation.
On n’est donc pas dans une logique d’administration tenue par un parti avant-gardiste, comme c’est le cas dans le nord-est avec les Kurdes, où l’administration autonome mise en place est le produit direct et organiquement contrôlé des réseaux de cadres du mouvement kurde. La gouvernance à Idlib est le produit d’un véritable acte de délégation. Celui-ci a été possible pour deux raisons. D’abord parce que la force dominante à Idlib, contrairement aux Kurdes, ne faisait pas de projection d’utopie sur la gouvernance, le GSS n’étant vu que comme simple « gouvernement de gestion de crise » ou comme « réalité intérimaire » pour reprendre les termes d’abou Mohamed al-joulani. Ensuite, parce qu’avec l’existence d’une élite urbaine pieuse désireuse de s’engager en politique locale et partageant le même référentiel (l’islam et la révolution), la HTC pouvait déléguer à peu de risques. Pourtant, déléguer l’administration sans la force de coercition qui va avec posera de vrais problèmes d’autorité face aux factions armées et aux conseils révolutionnaires locaux qui lui préexistaient. Un an et demi après la création du GSS, la HTC est contrainte de mettre en place une structure de contrôle dont la mission sera d’imposer l’autorité du GSS sur les collectivités locales : l’administration des territoires libérés (ATL), un corps de 350 personnes. La logique de parti unique s’est ainsi en partie réimposée de manière ex post. Mais loin de reproduire un rôle semblable à celui du Baas dans les zones du régime ou des réseaux militants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) à l’est de l’euphrate, L’ATL est plutôt un instrument de régulation des relations avec les populations locales, d’engagement des minorités, chrétiennes notamment, et un amortisseur de tensions avec les forces militaires turques. Au-delà de son rôle fonctionnel, L’ATL est l’espace d’émergence d’une nouvelle génération militante formée à l’école du compromis et du discours sur les institutions. Le GSS n’est ainsi pas assimilable à une simple façade civile d’un groupe militant. Non seulement il a permis à de nouveaux acteurs de passer au politique, mais il a aussi rétroagi sur les formes mêmes de militance en cours dans l’univers HTC.
• Pas d’émirat radical
Si le projet de la HTC a avorté la tentation du djihad global à Idlib, la fin du djihad internationalisé ne se fait pas au prix d’un radicalisme local. Cela n’était pas donné d’avance, car la déconnexion organisationnelle avec Al-qaïda ne s’ancre pas dans un aggiornamento théologique dûment rationalisé comme d’autres mouvements djihadistes ont pu le faire en Égypte ou en Libye. L’orientation salafiste est assumée à tous les niveaux. Le livre Les Fondements de la Foi, de Mohamed Ibn Abdelwahhab (1703-1792), un classique faisant consensus dans les cercles salafistes, est enseigné à la faculté de charia de l’université d’idlib. Le manuel d’orientation religieuse mis à la disposition des superviseurs scolaires par le mouvement confirme la centralité du salafisme dans l’énonciation de la doctrine.
Les formations idéologiques dispensées aux combattants sont également basées sur une vision salafiste-djihadiste du monde : la guerre est présentée comme une résistance face à un projet de purification ethnique. Elle est une bataille de « Croisés » contre la « présence musulmane et sunnite dans les pays du Levant », une « bataille entre les infidèles et les adeptes des Prophètes ». Pourtant, si le maintien du credo salafiste comme référence idéologique est implicite, il se fait au prix d’une double procédure de relocalisation : la renonciation au rejet que le salafisme voue aux écoles de jurisprudence et la reconnaissance du rôle du clergé local.
Le leadership du mouvement décide ainsi, au moment où se met en place le GSS, de réhabiliter les écoles de jurisprudence. Leurs préceptes sont enseignés dans les cours de formation interne au mouvement, ce qui est également nouveau, et le courant chaféite est devenu celui de référence pour le Haut Conseil de la charia. Le sunnisme chaféite n’est pas choisi sur la base de considérations doctrinales (coller au plus proche du credo salafiste – le hanbalisme aurait dans ce cas été privilégié), mais plus prosaïquement parce que c’est l’école de la majorité de la population. En clair, c’est bien une rationalité politique qui est à l’oeuvre : ce ne sont pas les qualités intrinsèques de la référence qui sont invoquées, mais son effet social (le souci d’acceptabilité locale). La HTC se distingue également du salafisme djihadiste par son relatif laisser-faire dans sa gestion du champ religieux, dans lequel elle est peu investie et qu’elle laisse volontiers à d’autres. Ainsi, dans les écoles séculières, les cursus scolaires en général et l’éducation religieuse en particulier n’ont pas fait l’objet de changements substantiels, et les instituts de charia et la formation des imams restent dans les mains d’institutions traditionalistes. La gestion des mosquées reste relativement peu directive, qu’il s’agisse du contenu des prêches ou du personnel engagé. Les prêches ne sont pas imposés. Quant au personnel, des départs forcés ont eu lieu, surtout au début de la prise de contrôle de la HTC, mais sont restés relativement limités, touchant avant tout les cheikhs qui s’étaient opposés à l’organisation. Ainsi, se souvient cet ancien juge sous couvert de l’anonymat, « au début, la HTC a essayé de changer les clercs qui s’opposaient à ses vues pour les remplacer par des jeunes sortis de ses camps de formation idéologiques. Mais il lui a fallu réintégrer les anciens pour deux raisons : pour compenser le manque et la faiblesse de ses cadres, et pour absorber la colère populaire ». La HTC n’investit le champ religieux que de manière « séculière », c’est-à-dire dans une logique de contrôle politique et non dans une stratégie de réforme théologique de la société. L’objectif est de consolider l’hégémonie, ce qui suppose de tenir compte des attentes de la population pour préserver la paix sociale. Par là même, le fait religieux va devenir un espace de transaction avec la société où les vues de celle-ci tendent à s’imposer sur celles de l’organisation.
• L’islam politique, la solution ?
Stratégie hégémonique locale, maintien des références théologiques primordiales tout en les localisant, acceptation d’un pluralisme dans la sphère religieuse tout en visant la domination de l’espace politique puis, enfin, tentative d’entrer dans le jeu géostratégique en cherchant à se rallier au camp occidental/turc : l’approche de la HTC n’est pas si éloignée de la posture adoptée par les Frères musulmans dans la région tout au long de la décennie de mutations ouverte par le printemps arabe de 2011. Et cela pour deux raisons : d’une part, parce qu’après 2018 et l’engagement direct et toujours plus soutenu de la Turquie à Idlib, c’est la seule option stratégique encore disponible ; d’autre part, parce que l’affaiblissement des Frères musulmans dans l’ensemble du monde arabe – Tunisie exceptée – depuis 2013 et le désengagement qatari de la scène syrienne ouvraient un espace politique pour la HTC au moment où celle-ci cherchait à se dégager de sa matrice originaire salafiste-djihadiste. L’islam politique semble, de ce point de vue, être la porte de sortie par excellence de la radicalité salafiste. Au lieu de tenter ad aeternam – et sans succès – de « détruire le reliquat », sans jamais chercher un autre espace pour récupérer ou transformer des groupes afin de les forcer à adopter des trajectoires de déradicalisation ou de les accompagner dans cette voie, le recentrage idéologico-politique de la HTC est aussi une invitation à penser le contre-terrorisme différemment : en termes de diplomatie transformative, conditionnée, face à un acteur qui, en phase de résilience, est plus que jamais en situation de dépendance par rapport aux États desquels il cherche à se rapprocher.