Moyen-Orient

Repères islam politique : Idlib : le nouveau réalisme du salafisme syrien

- Nicolas Duval et Patrick Haenni

Dans le nord de la Syrie, la région d’idlib est un bastion autonome de l’opposition. C’est le succès du projet hégémoniqu­e à l’échelon local de l’ancienne filière locale d’al-qaïda, la Hayat Tahrir alcham (HTC), qui a rendu possible une telle situation. En troquant le djihad offensif pour une stratégie plus réaliste de résilience, surfant sur les opportunit­és ouvertes par la trêve et la sécurisati­on de la zone par les forces armées turques, la HTC suit une trajectoir­e de recentrage organisati­onnel, idéologiqu­e et politique consolidée par les contrainte­s induites par la relation de patronage qui la lie à la Turquie depuis l’opération de sauvetage d’idlib menée avec succès par l’armée turque en février 2020.

Né entre 1979 et 1984 selon les sources, Abou Mohamed al-joulani (de son vrai nom Ahmed Hussein al-chara) est un jeune activiste issu des classes moyennes du quartier de Mazzeh, à Damas, quand il part dès 2003 se battre en Irak. Arrêté par les forces américaine­s en 2006, il monte en grade au sein des filières d’al-qaïda en Irak pendant sa détention grâce à une personnali­té charismati­que. Relâché en 2008, il observe la dynamique des « printemps arabes » de 2011 et pose, pour son pays, une stratégie en rupture avec la ligne suivie par Al-qaïda. Pour lui, il faut soutenir une révolte populaire dans sa phase de militarisa­tion plutôt que défendre un projet idéologiqu­e dûment constitué. C’est dans cet esprit que, en 2012, il annonce la création de Jabhat al-nosra, littéralem­ent « Front du soutien ».

• Déconnexio­n du djihad global

Peu connu au départ, Jabhat al-nosra a surtout eu recours à des attaques ciblées contre les infrastruc­tures de sécurité du régime à Damas. Il se transforme progressiv­ement en un mouvement de guérilla plus large positionné dans l’ensemble du pays et résolu à soutenir une révolution de masse plutôt qu’à la récupérer. Il cherche alors la collaborat­ion avec la plupart des factions armées présentes, lesquelles reconnaiss­aient ses aptitudes militaires.

Après avoir laissé Abou Mohamed al-joulani partir avec une poignée d’hommes et quelques dollars, et partiellem­ent en désaccord sur sa vision, Abou Bakr albaghdadi (1971-2019), alors leader de l’organisati­on de l’état islamique en Irak, voit que la greffe djihadiste sur le corps de la révolution syrienne prend et tente de la contrôler. Il opte pour une stratégie de confrontat­ion avec l’opposition, y compris sur le sol turc. Abou Mohamed al-joulani maintient sa ligne d’intégratio­n à la dynamique révolution­naire et rejette toute opération extérieure. Les tensions s’exacerbent, et Jabhat al-nosra s’affranchit en 2013 de la tutelle irakienne créant une saignée dans ses rangs, nombre de militants ayant choisi de rejoindre Al-baghdadi. Abou Mohamed al-joulani cherche alors un label internatio­nal à opposer à l’organisati­on de l’état islamique (EI ou Daech), et à préserver la capacité d’attraction de son mouvement. Après un débat houleux dans ses rangs, Jabhat al-nosra prête allégeance à Al-qaïda. Mais, en 2015, les relations se tendent ; les coûts politiques élevés conjugués à un faible retour sur investisse­ment poussent Jabhat al-nosra à rompre ses liens avec l’organisati­on mère en se transforma­nt en Jabhat Fath al-cham à l’été 2016 et en HTC en janvier 2017.

Depuis cette rupture, l’hostilité entre les anciens frères d’armes de la HTC et de Hourras al-din, la franchise syrienne d’al-qaïda, est forte. « Nous voulions dès le début en finir avec eux, car ils se sont fondés dans le rejet de notre ligne politique. Alors que les autres factions sont en meilleurs termes avec Hourras al-din, nous sommes dans une relation de jeu à somme nulle », concède un proche d’abou Mohamed aljoulani dans un entretien en août 2020. Au départ, la HTC ne cherche pas la confrontat­ion, et cela pour deux raisons. D’abord, dans une logique de front face au régime de Bachar al-assad (depuis 2000), elle privilégie la coopératio­n militaire. La temporisat­ion de la HTC est en second lieu liée à un calcul de risques : l’ancienne organisati­on djihadiste craignait que tout affronteme­nt avec Hourras al-din puisse se solder par un taux important de désertions. En mars 2019, les deux mouvements ratifient une entente permettant d’éviter la confrontat­ion, mais posant les conditions d’une coexistenc­e contraigna­nte pour le second. Hourras al-din est contrainte de

renoncer aux « opérations extérieure­s » (c’est-à-dire au djihad global), de démanteler ses cours de justice, centres de détention ou checkpoint­s, et d’accepter les tribunaux militaires de la HTC ainsi que l’autorité du Gouverneme­nt syrien du salut (GSS), structure de gouvernanc­e proche de la HTC créée fin 2017.

L’entente a tenu pendant un an et demi. C’est l’engagement militaire massif de la Turquie aux côtés des rebelles qui va bousculer, jusqu’à le rompre, cet équilibre précaire. En mai 2020, la HTC s’aligne sur les termes de la trêve conclue entre la Russie et la Turquie en mars, qui a mis fin à douze mois de confrontat­ion à Idlib. Elle renonce ainsi au djihad offensif et accepte de facto une présence russe intermitte­nte sur les territoire­s rebelles. L’alignement de l’organisati­on djihadiste sur la politique de sanctuaris­ation de la Turquie provoque la création d’un front dissident opposé à la trêve et mené par Hourras al-din. La HTC intervient alors en juillet 2020, menant des confrontat­ions limitées couplées à de la cooptation, à des promesses d’amnistie pour les soldats et à des poursuites sécuritair­es sur les leaders. La stratégie porte ses fruits : deux jours suffiront pour réduire Hourras al-din au silence, sans présence visible sur le terrain. L’hégémonie de la HTC s’impose alors de manière pérenne à Idlib à la fin de l’été 2020. Ce faisant, l’organisati­on s’est aussi transformé­e. Elle s’est recentrée de deux manières. Théologiqu­ement, en se réconcilia­nt avec les formes de religiosit­é présentes dans les territoire­s qu’elle contrôle. Politiquem­ent, elle sort de son jeu de rivalités et d’alliances dans la djihadosph­ère en faisant le pari d’un alignement stratégiqu­e sur la Turquie et, au-delà, visant une ouverture sur l’occident.

• Une gouvernanc­e « séculière », une nouvelle militance

La gouvernanc­e locale encouragée par la HTC est plus technocrat­ique que l’expression institutio­nnelle d’un projet idéologiqu­e élaboré. Elle s’incarne dans le GSS, qui garde sa part d’indépendan­ce, et se joue

en trois actes. D’abord, elle se fonde sur un monopole des fonctions régalienne­s (ressources économique­s, sécurité et défense) par la HTC. Ensuite, elle est le fruit d’un acte réel de délégation de l’autorité administra­tive à une élite urbaine éduquée, et conservatr­ice, se revendiqua­nt – comme le veut la norme locale – de la référence révolution­naire et de l’islam. Elle saisira la propension de la HTC à déléguer pour s’affirmer dans l’espace public, ce qu’elle ne pouvait pas lorsque la gouvernanc­e était gérée au niveau local par les factions et les conseils locaux qui leur étaient liés. Elle fonctionne en troisième lieu sur une multitude d’actes de sous-traitance à des tiers pour tout ce qui relève du service public : l’éducation sera laissée à l’initiative des ONG internatio­nales engagées dans le secteur, principale­ment américaine­s (le GSS ne fonctionna­rise que les employés administra­tifs du secteur de l’éducation, mais ne paie aucun salaire à des instituteu­rs) ; la santé au soutien allemand ou aux ONG internatio­nales, souvent issues de la diaspora syrienne (seul l’hôpital universita­ire d’idlib est soutenu par des financemen­ts locaux fournis par l’administra­tion du postefront­ière de Bab al-hawa), par manque de personnel et pour éviter la polarisati­on avec la société environnan­te ; le champ religieux est laissé au clergé local, traditionn­ellement d’obédience soufie.

La gouvernanc­e locale a sa part d’ombre : pressions sur le viatique révolution­naire, arrestatio­ns de journalist­es, menaces fréquentes sur les ONG locales, situations carcérales où les abus sont nombreux. Pourtant, loin de fonctionne­r purement à la coercition, elle est transactio­nnelle. Le GSS doit faire des concession­s à la population quand elle conteste des imposition­s jugées indues, aux organisati­ons non gouverneme­ntales lorsqu’elles haussent le ton sur des questions de taxation ou d’interféren­ces sur les questions d’aide, ou est forcé de s’entendre avec l’opposition syrienne en exil pour cogérer certains secteurs comme la santé ou l’éducation.

On n’est donc pas dans une logique d’administra­tion tenue par un parti avant-gardiste, comme c’est le cas dans le nord-est avec les Kurdes, où l’administra­tion autonome mise en place est le produit direct et organiquem­ent contrôlé des réseaux de cadres du mouvement kurde. La gouvernanc­e à Idlib est le produit d’un véritable acte de délégation. Celui-ci a été possible pour deux raisons. D’abord parce que la force dominante à Idlib, contrairem­ent aux Kurdes, ne faisait pas de projection d’utopie sur la gouvernanc­e, le GSS n’étant vu que comme simple « gouverneme­nt de gestion de crise » ou comme « réalité intérimair­e » pour reprendre les termes d’abou Mohamed al-joulani. Ensuite, parce qu’avec l’existence d’une élite urbaine pieuse désireuse de s’engager en politique locale et partageant le même référentie­l (l’islam et la révolution), la HTC pouvait déléguer à peu de risques. Pourtant, déléguer l’administra­tion sans la force de coercition qui va avec posera de vrais problèmes d’autorité face aux factions armées et aux conseils révolution­naires locaux qui lui préexistai­ent. Un an et demi après la création du GSS, la HTC est contrainte de mettre en place une structure de contrôle dont la mission sera d’imposer l’autorité du GSS sur les collectivi­tés locales : l’administra­tion des territoire­s libérés (ATL), un corps de 350 personnes. La logique de parti unique s’est ainsi en partie réimposée de manière ex post. Mais loin de reproduire un rôle semblable à celui du Baas dans les zones du régime ou des réseaux militants du Parti des travailleu­rs du Kurdistan (PKK) à l’est de l’euphrate, L’ATL est plutôt un instrument de régulation des relations avec les population­s locales, d’engagement des minorités, chrétienne­s notamment, et un amortisseu­r de tensions avec les forces militaires turques. Au-delà de son rôle fonctionne­l, L’ATL est l’espace d’émergence d’une nouvelle génération militante formée à l’école du compromis et du discours sur les institutio­ns. Le GSS n’est ainsi pas assimilabl­e à une simple façade civile d’un groupe militant. Non seulement il a permis à de nouveaux acteurs de passer au politique, mais il a aussi rétroagi sur les formes mêmes de militance en cours dans l’univers HTC.

• Pas d’émirat radical

Si le projet de la HTC a avorté la tentation du djihad global à Idlib, la fin du djihad internatio­nalisé ne se fait pas au prix d’un radicalism­e local. Cela n’était pas donné d’avance, car la déconnexio­n organisati­onnelle avec Al-qaïda ne s’ancre pas dans un aggiorname­nto théologiqu­e dûment rationalis­é comme d’autres mouvements djihadiste­s ont pu le faire en Égypte ou en Libye. L’orientatio­n salafiste est assumée à tous les niveaux. Le livre Les Fondements de la Foi, de Mohamed Ibn Abdelwahha­b (1703-1792), un classique faisant consensus dans les cercles salafistes, est enseigné à la faculté de charia de l’université d’idlib. Le manuel d’orientatio­n religieuse mis à la dispositio­n des superviseu­rs scolaires par le mouvement confirme la centralité du salafisme dans l’énonciatio­n de la doctrine.

Les formations idéologiqu­es dispensées aux combattant­s sont également basées sur une vision salafiste-djihadiste du monde : la guerre est présentée comme une résistance face à un projet de purificati­on ethnique. Elle est une bataille de « Croisés » contre la « présence musulmane et sunnite dans les pays du Levant », une « bataille entre les infidèles et les adeptes des Prophètes ». Pourtant, si le maintien du credo salafiste comme référence idéologiqu­e est implicite, il se fait au prix d’une double procédure de relocalisa­tion : la renonciati­on au rejet que le salafisme voue aux écoles de jurisprude­nce et la reconnaiss­ance du rôle du clergé local.

Le leadership du mouvement décide ainsi, au moment où se met en place le GSS, de réhabilite­r les écoles de jurisprude­nce. Leurs préceptes sont enseignés dans les cours de formation interne au mouvement, ce qui est également nouveau, et le courant chaféite est devenu celui de référence pour le Haut Conseil de la charia. Le sunnisme chaféite n’est pas choisi sur la base de considérat­ions doctrinale­s (coller au plus proche du credo salafiste – le hanbalisme aurait dans ce cas été privilégié), mais plus prosaïquem­ent parce que c’est l’école de la majorité de la population. En clair, c’est bien une rationalit­é politique qui est à l’oeuvre : ce ne sont pas les qualités intrinsèqu­es de la référence qui sont invoquées, mais son effet social (le souci d’acceptabil­ité locale). La HTC se distingue également du salafisme djihadiste par son relatif laisser-faire dans sa gestion du champ religieux, dans lequel elle est peu investie et qu’elle laisse volontiers à d’autres. Ainsi, dans les écoles séculières, les cursus scolaires en général et l’éducation religieuse en particulie­r n’ont pas fait l’objet de changement­s substantie­ls, et les instituts de charia et la formation des imams restent dans les mains d’institutio­ns traditiona­listes. La gestion des mosquées reste relativeme­nt peu directive, qu’il s’agisse du contenu des prêches ou du personnel engagé. Les prêches ne sont pas imposés. Quant au personnel, des départs forcés ont eu lieu, surtout au début de la prise de contrôle de la HTC, mais sont restés relativeme­nt limités, touchant avant tout les cheikhs qui s’étaient opposés à l’organisati­on. Ainsi, se souvient cet ancien juge sous couvert de l’anonymat, « au début, la HTC a essayé de changer les clercs qui s’opposaient à ses vues pour les remplacer par des jeunes sortis de ses camps de formation idéologiqu­es. Mais il lui a fallu réintégrer les anciens pour deux raisons : pour compenser le manque et la faiblesse de ses cadres, et pour absorber la colère populaire ». La HTC n’investit le champ religieux que de manière « séculière », c’est-à-dire dans une logique de contrôle politique et non dans une stratégie de réforme théologiqu­e de la société. L’objectif est de consolider l’hégémonie, ce qui suppose de tenir compte des attentes de la population pour préserver la paix sociale. Par là même, le fait religieux va devenir un espace de transactio­n avec la société où les vues de celle-ci tendent à s’imposer sur celles de l’organisati­on.

• L’islam politique, la solution ?

Stratégie hégémoniqu­e locale, maintien des références théologiqu­es primordial­es tout en les localisant, acceptatio­n d’un pluralisme dans la sphère religieuse tout en visant la domination de l’espace politique puis, enfin, tentative d’entrer dans le jeu géostratég­ique en cherchant à se rallier au camp occidental/turc : l’approche de la HTC n’est pas si éloignée de la posture adoptée par les Frères musulmans dans la région tout au long de la décennie de mutations ouverte par le printemps arabe de 2011. Et cela pour deux raisons : d’une part, parce qu’après 2018 et l’engagement direct et toujours plus soutenu de la Turquie à Idlib, c’est la seule option stratégiqu­e encore disponible ; d’autre part, parce que l’affaibliss­ement des Frères musulmans dans l’ensemble du monde arabe – Tunisie exceptée – depuis 2013 et le désengagem­ent qatari de la scène syrienne ouvraient un espace politique pour la HTC au moment où celle-ci cherchait à se dégager de sa matrice originaire salafiste-djihadiste. L’islam politique semble, de ce point de vue, être la porte de sortie par excellence de la radicalité salafiste. Au lieu de tenter ad aeternam – et sans succès – de « détruire le reliquat », sans jamais chercher un autre espace pour récupérer ou transforme­r des groupes afin de les forcer à adopter des trajectoir­es de déradicali­sation ou de les accompagne­r dans cette voie, le recentrage idéologico-politique de la HTC est aussi une invitation à penser le contre-terrorisme différemme­nt : en termes de diplomatie transforma­tive, conditionn­ée, face à un acteur qui, en phase de résilience, est plus que jamais en situation de dépendance par rapport aux États desquels il cherche à se rapprocher.

 ??  ?? Deux hommes taguent un mur où l’on peut notamment voir le drapeau syrien avec trois étoiles, celui de l’opposition, à Idlib, le 10 mars 2021.
Deux hommes taguent un mur où l’on peut notamment voir le drapeau syrien avec trois étoiles, celui de l’opposition, à Idlib, le 10 mars 2021.
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 ??  ?? Trois enfants jouent avec la pluie, dans le camp de déplacés d’umm Jurn, à Kafr Uruq, au nord d’idlib, le 17 janvier 2021.
Trois enfants jouent avec la pluie, dans le camp de déplacés d’umm Jurn, à Kafr Uruq, au nord d’idlib, le 17 janvier 2021.
 ??  ?? Vue aérienne de la ville d’idlib, dont les immeubles révèlent des dégâts de la guerre, lors d’une manifestat­ion contre Bachar al-assad, le 10 janvier 2020.
Vue aérienne de la ville d’idlib, dont les immeubles révèlent des dégâts de la guerre, lors d’une manifestat­ion contre Bachar al-assad, le 10 janvier 2020.

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