Réfugiés syriens à Beyrouth : entre incertitude et adaptation
Avec quelque 6 millions de déplacés internes et 7 à 8 autres millions de réfugiés (6 millions, selon L’ONU) à l’étranger, la crise syrienne a été à l’origine de l’un des plus importants déplacements forcés de populations depuis la Seconde Guerre mondiale. Parmi les pays d’accueil de la région, le Liban reste celui qui a reçu le plus grand nombre de Syriens proportionnellement à sa population (6,8 millions en 2019). Bien qu’il n’existe pas de chiffres précis, on estime à 1,2 million le nombre de réfugiés syriens présents début 2021 dans le « Pays des Cèdres » – au 3 mars, 865 531 étaient enregistrés par L’ONU. S’inscrivant dans des circulations transfrontalières plus anciennes que le conflit lui-même, ils sont présents sur l’ensemble du territoire libanais et y occupent des emplois précaires et relevant du secteur informel (1).
On comptait entre 400 000 et 500 000 travailleurs syriens au Liban avant 2011, travailleurs saisonniers sous-payés et employés dans des secteurs où il existait une forte demande de main-d’oeuvre non qualifiée, comme l’agriculture et le bâtiment. Éléments indispensables à l’économie libanaise, mais aussi à l’économie syrienne grâce aux remises, ces individus circulaient alors facilement entre les deux pays, dans le contexte de la reconstruction
post-guerre civile (1975-1990), à la faveur d’un accord entre les gouvernements libanais et syrien. Celui-ci dispensait les travailleurs syriens de contrats de travail et leur permettait d’entrer au Liban avec un simple permis de séjour renouvelable tous les six mois. Laissant leur famille en Syrie, ils faisaient ainsi des allers et retours au gré de leurs projets chez eux (financement d’un commerce, construction d’une maison, achat d’une terre, etc.) et des opportunités au Liban (2). Lorsque le conflit
syrien éclate, une partie de ces travailleurs décident de rester au « Pays des Cèdres » et d’y faire venir leur famille. Leur statut de travailleurs tend alors à se confondre avec celui des réfugiés qui arrivent en nombre croissant, surtout à partir de 2012.
• Des mobilités de travail aux trajectoires d’exil
Les causes de ces départs de Syrie sont multiples (enrôlement dans l’armée, violences et répression, difficultés économiques) et se retrouvent en proportions variables selon les individus, leur appartenance communautaire et leur région d’origine. Les itinéraires vers le Liban ont également fluctué selon les périodes. Alors que, dans les premiers temps de la révolte, il était encore facile de se déplacer sur l’ensemble du territoire syrien et de franchir la frontière syro-libanaise, la militarisation du conflit et la fragmentation du pays en zones contrôlées par les groupes armés ont rendu les déplacements moins linéaires. À partir de 2012, les réfugiés qui veulent se rendre au Liban empruntent des itinéraires de plus en plus compliqués qui passent désormais le plus souvent par Damas. Depuis 2014 enfin, le gouvernement libanais, qui avait maintenu jusque-là les frontières ouvertes à tous les Syriens, a imposé une réglementation visant à réduire leur accès à son territoire. Les Syriens doivent désormais avoir recours à un « garant » (kafil) afin d’obtenir un visa de travail, renouvelable tous les six mois moyennant 200 dollars par personne (3). En l’absence de garant, beaucoup tentent d’entrer illégalement au Liban en empruntant des chemins de montagne avec l’aide de passeurs. Dans ces déplacements, les Syriens mobilisent le peu d’argent dont ils disposent encore, les faibles ressources financières de leur entourage et un capital social plus ou moins important selon les individus et leur origine confessionnelle, sociale et régionale. Ces ressources déterminent en partie la légalité de leur statut en tant que résidents au Liban – les plus aisés ayant moins de difficultés à obtenir un titre de séjour –, mais aussi leur insertion et leurs conditions de vie.
Si certains obtiennent dès leur arrivée au Liban le soutien D’ONG et d’associations et peuvent prétendre, s’ils sont reconnus comme réfugiés, aux quelques rares aides encore distribuées par le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), l’accès au marché du travail des Syriens reste cependant restreint. Déjà peu nombreux avant la crise, les domaines d’activité officiellement ouverts aux Syriens ont été drastiquement limités par un arrêté paru au Journal officiel en
février 2017, et cela aux seuls secteurs de l’agriculture, de la construction et du nettoyage. Tous les autres secteurs leur sont interdits. La plupart des Syriens travaillent donc sans contrat, sans couverture sociale et sans garantie d’être payés, dans le secteur informel, essentiellement dans l’agriculture, le bâtiment, les services (restauration, livraison, nettoyage, gardiennage), les petites activités de commerce comme la vente ambulante, ou pratiquent la mendicité, survivant ainsi au jour le jour dans une précarité et une pauvreté croissantes. Ils occupent des camps informels (4), des baraquements ou des campements de fortune dans des exploitations agricoles ou des chantiers de construction, des abris improvisés et des logements précaires en ville.
Réfugiés syriens à Beyrouth : entre incertitude et adaptation
• Le quartier de Nabaa, lieu refuge et espace ressource
À Beyrouth, une majorité de Syriens – travailleurs comme réfugiés – trouvent emplois et logements dans certaines périphéries populaires. Dans l’est de la capitale, le quartier de Nabaa (municipalité de Bourj Hammoud) présente une grande diversité de communautés, résultat d’une sédimentation de populations arrivées à différentes périodes : Arméniens, chiites et maronites, tous libanais et occupant autant de microterritoires. Cette diversité est doublée d’un contrôle politique exercé par des partis comme le Tashnag (arménien), les Forces libanaises et le Courant patriotique libre (chrétiens maronites), le mouvement Amal et le Hezbollah (chiites), dont l’implantation se manifeste surtout par une présence physique des militants et une forte visibilité dans les espaces publics : drapeaux, croix, banderoles, affiches de dirigeants politiques, tags. C’est dans ce dispositif à la fois communautarisé et politisé que, depuis les années 1990, se sont immiscés migrants et réfugiés : Soudanais, Égyptiens, Irakiens, Éthiopiens, Asiatiques et, surtout, Syriens. L’ensemble constitue une forme de « cosmopolitisme des pauvres » dans lequel les Syriens, majoritairement sunnites, arabes ou kurdes, occupent une place importante, représentant 30 à 35 % de la population du quartier (5). Si certains sont présents à Nabaa depuis la fin de la guerre civile libanaise, la plupart d’entre eux sont arrivés en plusieurs vagues après 2011, d’abord au début de la révolte et de la répression des manifestations (2011), puis au moment du basculement d’alep et de sa région dans la guerre (été 2012) et enfin à la suite des conquêtes territoriales de l’organisation de l’état islamique (EI ou Daech) dans l’est de la Syrie (2014). Leurs relations avec les partis politiques présents oscillent entre rejet et acceptation : fortement marquées par la mémoire de la guerre du Liban et de l’occupation syrienne (1976-2005), elles le sont aussi par l’implication récente du Hezbollah dans le conflit syrien. Enfin, le fait que les Syriens occupent des espaces économiques revendiqués par les Libanais accroît les tensions, même si les Syriens y sont autant consommateurs que producteurs de ressources. Ces tensions ont abouti en juin 2014 à la mise en place d’un couvre-feu provisoire interdisant aux Syriens de sortir de chez eux au-delà de 20 heures et à la fermeture de certains commerces.
Le choix de Nabaa est en partie déterminé par la présence d’un petit noyau de travailleurs et de commerçants syriens installés depuis les années 1990. Le quartier constitue également un lieu d’accueil
connu de nombreux Syriens ayant travaillé à Beyrouth avant 2011. Beaucoup y ont rejoint un parent, un ami ou un ancien voisin déjà présent sur place, ce qui a pu faciliter la recherche d’un logement et parfois d’un travail. L’attractivité du quartier vient aussi de sa proximité avec des espaces d’activités économiques, comme Bourj Hammoud, la zone industrielle de Sed el-baouchrieh, le « marché du dimanche » (Souk al-ahad) de Sin el-fil et la zone portuaire ; Nabaa constituant lui-même un secteur économique important pour les Syriens, en particulier dans le commerce et l’artisanat, où ils sont majoritaires, aussi bien comme employés ou vendeurs que comme commerçants. Enfin, le quartier accueille une trentaine D’ONG et d’associations auxquelles les Syriens, principalement les femmes et les enfants, ont recours.
Les conditions de résidence des Syriens à Nabaa varient selon leur connaissance préalable du quartier, la présence d’un proche déjà installé et leur situation financière. Certains logements abritent des hommes seuls qui se regroupent selon une même origine familiale ou régionale, vivant à plusieurs par chambre. Cette forme de logement collectif était déjà pratiquée par les travailleurs syriens avant 2011. D’autres logements, plus nombreux, accueillent des familles et présentent un taux d’occupation pouvant aller jusqu’à 15 personnes dans quelque 30 mètres carrés, et ce pour des loyers variant de 400 à 600 dollars par mois. Ces locations, qui se font sans contrat écrit, participent d’une « économie de rente » qui profite à des Libanais ayant su répondre aux besoins en logements et en locaux professionnels des Syriens. L’importance de la demande a ainsi poussé certains propriétaires à diviser leurs appartements en plusieurs logements séparés, à ajouter un étage à leurs immeubles ou à transformer des garages ou des caves en magasins et ateliers. Certains commerçants libanais ont également mis leurs locaux en location, préférant ainsi s’assurer un revenu fixe plutôt que de poursuivre leurs activités commerciales antérieures, plus aléatoires. Enfin, les intermédiaires et courtiers libanais se sont multipliés. Chargés de trouver des locaux disponibles à la location et de percevoir les loyers, ils sont proches des partis politiques contrôlant le secteur et adoptent parfois le comportement brutal des miliciens.
• S’insérer avec les réfugiés « historiques », les Palestiniens
Le camp de réfugiés palestiniens de Chatila, fondé en 1949, est situé aux limites de Beyrouth-municipe et de la municipalité de Ghobeyri, et s’étend sur un kilomètre carré. Des travailleurs syriens ont commencé à y séjourner dès les années 1950 et leur nombre n’a cessé de croître depuis, notamment dans le contexte de la reconstruction de Beyrouth dans les années 1990. C’est aussi dans ce secteur de Chatila que nombre de réfugiés syriens, mais aussi de Palestiniens de Syrie, sont venus s’installer à partir de 2011, rejoignant des proches déjà présents sur place ou s’inscrivant dans une expérience résidentielle antérieure. Toutes générations confondues, ils seraient autour de 5 000 à Chatila, sur une population d’entre 22 000 et 30 000 habitants, ce qui n’est pas sans provoquer des tensions avec les Palestiniens, qui se considèrent comme « résidents légitimes » du camp (6).
Les Syriens sont également présents dans les quartiers proches, à Tarik Jdidé, Hayy Gharbé ou Hayy Farhat et Al-horsh. Les avantages de ces secteurs sont multiples : prix des loyers, faible présence policière (réduisant les risques de contrôle), proximité du centre-ville de Beyrouth, opportunités d’emplois, etc. Les Syriens ont ainsi investi de nombreux commerces dans la rue de Sabra, importante place marchande fréquentée par une clientèle populaire provenant de toute la ville. Cette clientèle profite des prix bas proposés sur les fruits et légumes, la viande, le petit matériel électronique, les vêtements et la fripe. Les Syriens sont présents dans ces commerces, au point que tout un tronçon du marché est appelé Souk al-souriyyin (« le marché des Syriens ») (7).
La plupart des commerçants de fruits et légumes de la rue de Sabra sont ainsi syriens. Originaires en majorité de la région d’idlib, ils tiennent des boutiques ou utilisent de simples étaux en bois disposés le long de la rue. Les boutiques, occupées par des commerçants arrivés souvent au début des années 1990, sont louées à des propriétaires libanais ou palestiniens. Quant aux vendeurs utilisant des étaux, arrivés depuis 2011, ils reversent une partie de leurs revenus aux commerçants libanais et palestiniens tenant les boutiques devant lesquelles ils sont installés. Une taxe est également perçue par les placiers du marché pour le compte des « notables » contrôlant le marché, la rue et le quartier. Qu’ils soient anciennement installés ou plus récemment arrivés, ces commerçants syriens s’approvisionnent sur le marché de gros de fruits et légumes de Beyrouth, principal pôle d’emplois et espace ressource pour les Syriens dans le secteur.
Comme beaucoup d’autres espaces ressources à Beyrouth, ce marché de gros est connu des Syriens avant même leur départ de Syrie. Il est une des destinations identifiées vers lesquelles tendent de nombreuses trajectoires individuelles et familiales et des réseaux d’entraide à base régionale. Occupant depuis 1985 un terrain situé à 400 mètres à vol d’oiseau à l’est de la rue de Sabra, il est composé de deux bâtisses en béton, rectangulaires et basses, et de plusieurs petits bâtiments abritant le bureau du syndicat des commerçants et quelques restaurants et cafés. Assurant l’approvisionnement en fruits et légumes d’une grande partie des boutiques, restaurants et supermarchés de la capitale libanaise, le marché reçoit des produits provenant de tout le Liban, mais aussi de Syrie, d’égypte, d’afrique, d’europe et même d’asie. Les commerçants – propriétaires de fonds, locataires et sous-locataires – sont répartis dans quelque 180 boutiques et sont secondés par 500 à 600 employés, porteurs, débardeurs et livreurs, les Syriens étant majoritaires à presque tous les niveaux de ce dispositif marchand.
Ils représenteraient jusqu’à 60 % des commerçants et la quasi-totalité des manutentionnaires et travailleurs sur le marché. Beaucoup de ces commerçants syriens, dont certains ont obtenu la nationalité libanaise, sont arrivés dans les années 1990, alors que la plupart des travailleurs syriens assurant manutentions et livraisons sont arrivés à partir de 2011, et résident dans les alentours du marché. Parmi ces derniers, une hiérarchie assez souple existe entre ceux qui ne disposent que de la force de leurs bras, le plus souvent primo-arrivants, ceux qui utilisent des brouettes, et ceux enfin qui possèdent un triporteur motorisé (touk-touk) et dont le rayon d’action dépasse le marché.
Le marché de gros constitue aussi un espace qui s’inscrit dans des relations de proximité à un niveau très local. Ces relations participent de la survie quotidienne d’une population extrêmement démunie, en grande partie syrienne, et dont les lieux de vie jouxtent le marché. L’un des secteurs concernés est le bidonville de Hayy Gharbé. Situé au nord-est du marché, il s’agit d’une zone depuis longtemps occupée par une population dom (branche orientale des Roms), mais qui accueille depuis 2011 des réfugiés syriens. Le marché de gros constitue pour eux un espace ressource central. Deux à trois fois par semaine, des femmes syriennes (mais aussi doms et sri-lankaises), issues de Hayy Gharbé (et de Sabra) se regroupent pour se rendre au marché. Si ces regroupements permettent de faire des achats groupés de fruits et légumes et d’obtenir ainsi les prix les plus bas, ces femmes cherchent aussi à récupérer les produits abîmés que les commerçants ne peuvent pas vendre, et qu’ils acceptent de leur céder ou dont ils se débarrassent dans le dépotoir du marché. Ces formes de glanage et de récupération aboutissent à une mise en commun et à une répartition au sein même de ces groupes, et parfois au-delà, dans le cercle plus large des réseaux de connaissances à l’intérieur du quartier. Les produits sont rapidement consommés, ou transformés en conserves, et alors revendus par ces femmes sur le marché de Sabra.
• Retourner en Syrie, une option encore possible ?
Accueillis à bras ouverts en 2011, les réfugiés syriens font depuis face à une hostilité grandissante de la part des autorités et d’une partie de l’opinion publique libanaise, hostilité qui se traduit par des arrestations, la destruction de camps et l’expulsion de leurs occupants, mais aussi par la fermeture de commerces tenus par des Syriens et par l’organisation de campagnes visant les travailleurs syriens sous couvert de lutte contre le travail illégal. Cette situation difficile, qui a pour objectif d’exercer une pression croissante sur les réfugiés afin de les inciter à retourner en Syrie, a été aggravée par les crises que le Liban traverse depuis 2019 : crises politique, économique et sanitaire qui semblent avoir atteint leur paroxysme avec les explosions du port de Beyrouth le 4 août 2020. Les conséquences cumulées de ces crises affectent bien entendu durement les Libanais dans leur vie quotidienne, avec l’effondrement de la livre libanaise, la crise du secteur bancaire, l’emballement des prix, l’explosion de la dette publique, l’augmentation du chômage et de la pauvreté. Elles ont aussi un impact fort et sans doute plus dramatique encore sur les réfugiés syriens, dont la paupérisation, en s’aggravant, pourrait provoquer, malgré les risques, une accélération des retours en Syrie.