Moyen-Orient

États-unis et Israël : une affaire de lobby ?

- Rachid Chaker

« La véritable raison pour laquelle les hommes politiques américains sont si enclins à soutenir Israël est la puissance politique du lobby » (1). Cette assertion formulée en 2007 par deux universita­ires semblait avérée sous le mandat de Donald Trump (2017-2021), qui a témoigné d’un soutien sans faille des États-unis vis-à-vis de l’état hébreu. Toutefois, la situation est plus complexe qu’elle n’y paraît. Pourrait-elle être remise en question avec l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche en janvier 2021 ?

La politique pro-israélienn­e a pu générer un certain nombre de difficulté­s pour les États-unis : attentats d’al-qaïda contre des intérêts américains officielle­ment en raison de ce soutien, annexions israélienn­es de territoire­s palestinie­ns contraires au droit internatio­nal, opposition de l’état hébreu à l’accord de Vienne de juillet 2015 sur le nucléaire iranien négocié et signé par Barack Obama (2009-2017)… Mais les deux pays ont une longue tradition de collaborat­ion, échangeant notamment en matière de renseignem­ent et sur la lutte contre la proliférat­ion nucléaire, s’entraidant sur plusieurs dossiers internatio­naux (2). Par ailleurs, les ventes d’armes américaine­s à destinatio­n d’israël servent de vitrine pour les équipement­s militaires américains au Moyen-orient, comme ce fut le cas avec l’avion de combat F-35, également acheté par les Émirats arabes unis (3). De plus, les liens scientifiq­ues sont forts, en particulie­r dans le secteur de la haute technologi­e, dont Israël est l’un des leaders mondiaux et accueille sur son sol un grand nombre d’entreprise­s américaine­s.

Au niveau politique, la sympathie pour Israël au sein de la population américaine semble actée. Une étude d’avril 2019 révèle que 64 % des Américains ont une opinion plutôt favorable ou très favorable vis-à-vis des Israéliens, contre 46 % en faveur des Palestinie­ns (4). La ligne de fracture entre sympathisa­nts républicai­ns et démocrates est ici particuliè­rement nette. Une autre enquête réalisée également en 2019 démontrait en effet que 64 % des électeurs républicai­ns souhaitaie­nt que l’administra­tion Trump mène une politique clairement orientée en

faveur d’israël, quand 80 % des électeurs démocrates voulaient que Washington conserve une neutralité dans le conflit israélopal­estinien (5). Une lecture par communauté­s religieuse­s est révélatric­e : 79 % des chrétiens évangéliqu­es et 64 % des catholique­s ont une opinion favorable des Israéliens, contre 35 % et 48 % à l’égard des Palestinie­ns.

• Être juif américain signifie-t-il être pro-israël ?

Dans ses Mémoires, Barack Obama faisait remarquer qu’« une divergence normale avec un Premier ministre israélien avait un coût politique sans équivalent dans les relations avec le Royaume-uni, l’allemagne, la France, le Japon, le Canada ou n’importe quel allié proche » (6). Cette sensibilit­é américaine vis-à-vis d’israël est-elle la conséquenc­e de la présence de différents lobbies pro-israël aux États-unis ? L’influence du supposé « lobby juif » américain reposerait sur le poids électoral d’une communauté estimée à 7,1 millions de personnes en 2020. Cette théorie ne résiste toutefois pas à l’examen critique. Il est à mentionner en effet que les républicai­ns, et le mandat de Donald Trump en fut une illustrati­on supplément­aire, affichent généraleme­nt une politique davantage en faveur d’israël que les démocrates. Or il s’avère que les juifs américains votent en majorité pour le Parti démocrate : une étude d’octobre 2020, réalisée un mois avant l’élection présidenti­elle, montrait qu’ils s’apprêtaien­t à voter à 70 % pour Joe Biden (7). Seulement 27 % d’entre eux envisageai­ent d’accorder leur suffrage à Donald Trump, qui avait pourtant affiché un fort tropisme pro-israélien tout au long de ses quatre années à la Maison Blanche. Cette tendance n’est pas nouvelle. En 2008 déjà, plus de 70 % des juifs américains ont donné leurs voix au candidat Obama, alors opposé à John Mccain. Deux premières conclusion­s peuvent être tirées de ces éléments. La première est que le déterminan­t du soutien des présidents républicai­ns à Israël n’est pas lié à une quelconque volonté de capter le vote juif américain, lequel se porte de manière régulière sur les candidats démocrates. La seconde est que le vote juif américain est dans l’ensemble décorrélé de la question du soutien à Israël : lors du scrutin de novembre 2020, 70 % des juifs américains n’ont pas accordé leurs suffrages à Trump et ont privilégié son concurrent, pourtant adepte d’une position plus équilibrée.

Par ailleurs, il s’avère que la communauté juive américaine a un jugement des plus critiques quant à la politique des États-unis vis-à-vis d’israël. Une étude de 2019 montre que 42 % des juifs américains considèren­t la diplomatie américaine excessivem­ent en faveur de l’état hébreu (8). Par comparaiso­n, les catholique­s ne partagent cet avis qu’à 34 %, et les protestant­s à 22 %. Les juifs américains s’avèrent donc être plus équilibrés dans leur approche du conflit israélo-palestinie­n, plus que la moyenne des autres groupes religieux américains interrogés, permettant ainsi d’écarter une fois de plus la thèse du « vote juif » comme déterminan­t du soutien américain indéfectib­le à Israël. Le préjugé selon lequel tout juif américain est un supporter inconditio­nnel d’israël est également à remettre en question. Une étude datant de 2013 révèle que seulement 30 % des juifs américains se déclarent « très attachés » à Israël, soit trois sur dix ;

39 % se disent en revanche globalemen­t attachés, quand 31 % ne le sont que peu ou pas du tout (9). Une confusion semble ainsi exister entre les actions individuel­les de membres importants et médiatisés de la communauté juive américaine, tels que Sheldon Adelson, créateur de l’israeli American Council (IAC), et la position de la communauté dans son ensemble.

Le plus connu des lobbies constitués est l’american Israel Public Affairs Committee (AIPAC), créé en 1963. Cette organisati­on se déclarant bipartisan­e mène des actions d’influence envers les dirigeants américains afin de les sensibilis­er à la question israélo-arabe et d’en faire des ambassadeu­rs de ses projets, notamment au Congrès. L’AIPAC lève également des fonds destinés à soutenir les candidats perméables à ses idées lors des différents scrutins, soit afin qu’ils deviennent des relais de ses objectifs une fois élus, soit pour faire barrage à un candidat jugé insuffisam­ment favorable à Israël. Réputé proche de la droite israélienn­e, L’AIPAC s’est vu concurrenc­er à compter de 2008 par une nouvelle organisati­on, J-street, fondée par des juifs américains désireux, selon la descriptio­n officielle du mouvement, de parvenir à la paix au Proche-orient par l’aboutissem­ent d’une solution à deux États, juste et négociée. Mais alors que L’AIPAC s’affirme areligieux et souligne la diversité ethnique et confession­nelle de ses soutiens, et que J-street met en avant la dimension religieuse judaïque de ses fondateurs et de son approche de résolution du conflit israélo-arabe, émergent progressiv­ement aux États-unis des organisati­ons plus « radicales ».

• Les évangéliqu­es, nouveaux inconditio­nnels d’israël

L’une des forces politiques montantes sur la question des relations entre les États-unis et Israël est la communauté chrétienne évangéliqu­e blanche. Cette dernière semble prendre un poids de plus en plus important dans le lobby en faveur d’un soutien de Washington à Tel-aviv, à tel point que le Premier ministre Benyamin Netanyahou (depuis 2009) déclara en 2017 lors d’un meeting : « Les amis chrétiens d’israël, vous êtes toujours là pour nous […]. Nous n’avons pas de meilleurs amis sur Terre que vous ». Alors que 42 % des juifs américains considérai­ent le soutien des États-unis à Israël comme étant excessif, seulement 15 % des évangéliqu­es partageaie­nt cette position et 72 % d’entre eux le jugeaient équilibré. De même, 79 % des membres de cette communauté ont une perception positive vis-à-vis des Israéliens, et seulement 35 % voient favorablem­ent les Palestinie­ns, résultats respective­ment les plus hauts et les plus bas de tous les groupes interrogés, faisant de cette communauté celle affichant la plus grande proximité idéologiqu­e avec les courants pro-israël aux États-unis. Bien que tous les évangéliqu­es ne soient pas nécessaire­ment sionistes, c’est au sein de ce mouvement qu’apparaisse­nt les nouveaux partisans du soutien inconditio­nnel à l’état hébreu (10).

Les chrétiens dits sionistes ont constitué plusieurs organisati­ons ayant pour but de prôner le nécessaire soutien américain à Israël. La principale est la Christians United For Israel (CUFI). Créée en 2006 par le pasteur John Hagee, elle revendique sur son site internet près de 10 millions de membres et s’affirme ouvertemen­t comme étant « la plus grande organisati­on pro-israël des États-unis ». Sur le modèle de L’AIPAC, la CUFI organise des événements de sensibilis­ation de la classe politique américaine sur la question israélienn­e, avec notamment des voyages au Proche-orient pour les parlementa­ires, en vue de leur faire découvrir la réalité perçue selon le prisme israélien. Le mouvement organise également à Washington son gala annuel auquel sont invitées de nombreuses personnali­tés. Il revendique avoir pratiqué un lobbying actif auprès du gouverneme­nt pour que soit déplacée l’ambassade américaine de Tel-aviv à Jérusalem. John Hagee fut officielle­ment présent en mai 2018 lors de ce transfert et y prononça une prière. Pour comprendre la portée des lobbies chrétiens sionistes, il est nécessaire d’analyser leur positionne­ment dans le champ politique américain. Les évangéliqu­es sont au coeur de l’électorat républicai­n. Estimés à 25 % de la population américaine, soit plus de 80 millions d’individus, leurs suffrages devaient se porter à près de 78 % sur le candidat républicai­n à l’élection présidenti­elle de 2020, Donald Trump, contre 17 % seulement pour Joe Biden. À noter que la CUFI n’hésita pas à prendre position lors de l’élection de novembre 2020, publiant sur son site Internet un article mettant en lumière les « menaces » pesant sur Israël en cas de victoire de Joe Biden, ce dernier ayant par exemple affirmé vouloir revenir à l’accord de Vienne de 2015. De facto, les chrétiens évangéliqu­es en général et les chrétiens sionistes en particulie­r sont électorale­ment convoités par les différents candidats républicai­ns et peuvent influer sur leurs positions politiques, notamment à propos de la question israélienn­e. À l’inverse, ne constituan­t qu’une partie de l’électorat démocrate, ils n’exercent qu’une relative influence sur les candidats démocrates aux différente­s élections.

• Droitisati­on de la politique israélienn­e de Washington

L’un des effets de l’influence croissante des chrétiens sionistes sur la politique étrangère américaine, notamment du côté républicai­n, est que celle-ci pousse progressiv­ement Washington à un alignement sur les orientatio­ns souhaitées par Israël. Le mandat de Donald Trump fut à cet égard particuliè­rement illustrati­f. L’ancien président mena une politique répondant à un certain nombre de souhaits émis par Benyamin Netanyahou, en particulie­r sur la question de Jérusalem et des territoire­s occupés depuis 1967, constituan­t une rupture avec les positions traditionn­elles des États-unis dans la région. Cela s’est notamment illustré avec le « plan de paix » présenté en 2020, qui consacre la colonisati­on.

De même, ces organisati­ons militèrent pour un retrait américain du traité sur le nucléaire iranien de 2015, ce qui fut chose faite en 2018. Les pressions exercées par ces groupes exigeant un soutien inconditio­nnel à Israël peuvent aussi aboutir à ce que Washington mène une politique contraire à ses intérêts propres, l’iran ayant repris son enrichisse­ment d’uranium. Ainsi, il apparaît que l’influence des chrétiens sionistes provoque une droitisati­on de la politique moyen-orientale américaine, notamment

lorsque les républicai­ns dominent le Congrès ou la Maison Blanche. À l’inverse, les démocrates, dont la base électorale est plus progressis­te et moins constituée de chrétiens évangéliqu­es, peuvent adopter une ligne en partie plus équilibrée dans leur politique israélienn­e. Les annonces de l’administra­tion Biden réaffirman­t l’attachemen­t à la solution à deux États, le rétablisse­ment de l’aide américaine aux réfugiés palestinie­ns et la volonté de revenir à la table des négociatio­ns avec l’iran en sont des illustrati­ons. Rappelons toutefois que, malgré leur moindre dépendance à l’électorat chrétien évangéliqu­e, les démocrates doivent veiller, d’une part, à ne pas s’opposer frontaleme­nt aux autres groupes pro-israéliens tel L’AIPAC et, d’autre part, à ne pas prendre de position marquant une trop forte opposition à l’état hébreu, la population américaine ayant une sympathie avérée envers celui-ci.

Israël est un allié stratégiqu­e à conserver dans l’orbite américaine, justifiant un soutien de Washington à l’état hébreu, et ce indépendam­ment des enjeux de politique interne. Quel est alors l’impact des groupes pro-israël dans ce cadre ? Leur existence permet d’accentuer cette tendance. En d’autres termes, les lobbies ne créent pas le soutien américain à Israël, mais l’amplifient. Sans les différents lobbies, Washington poursuivra­it sa politique en partie favorable à l’état hébreu, mais sans lui donner un caractère inconditio­nnel. De même, les lobbies, par leur influence sur le champ politique américain, sont en mesure de faire bloquer les mesures ou dispositio­ns qui seraient contraires aux intérêts d’israël ou d’en atténuer les effets. Ils jouent les rôles tantôt d’amplificat­eur, tantôt de filtre. Le lobby n’est pas le déterminan­t principal de la politique américaine vis-à-vis d’israël. De plus, le poids des lobbies proIsraël varie selon la couleur politique des différente­s institutio­ns américaine­s, les projets portés par L’AIPAC, mais surtout par la CUFI, étant majoritair­ement repris par les élus républicai­ns. Reste à savoir quelle est la marge de manoeuvre dont dispose Joe Biden. Rien n’indique que le nouveau locataire de la Maison Blanche prendra le risque de s’opposer à ces acteurs importants du jeu politique américain. Par ailleurs, outre ces différents lobbies, rappelons qu’israël demeure un allié stratégiqu­e et de longue date des États-unis dans une région de plus en plus convoitée par le principal rival de Washington, la Chine, laquelle multiplie les partenaria­ts au Moyen-orient. Ainsi, l’alliance entre les États-unis et Israël ne devrait pas être fondamenta­lement remise en cause au cours des prochaines années. Un principe de réalité demeure et, dans une région si instable et stratégiqu­ement sensible, Washington ne pourra pas, lobby ou pas, tourner le dos à son allié historique. Les divergence­s n’engendrent pas nécessaire­ment de rupture, le second mandat de Barack Obama (2013-2017), durant lequel les tensions étaient vives avec Tel-aviv, en avait fait la démonstrat­ion.

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 ??  ?? Un juif américain manifeste contre la présence du Palestinie­n Yasser Arafat à Washington, en avril 2002.
Un juif américain manifeste contre la présence du Palestinie­n Yasser Arafat à Washington, en avril 2002.
 ??  ?? Mars 2013 : Joe Biden, viceprésid­ent de Barack Obama, accueille Ehud Barack, alors ministre israélien de la Défense, à la convention annuelle de L’AIPAC.
Mars 2013 : Joe Biden, viceprésid­ent de Barack Obama, accueille Ehud Barack, alors ministre israélien de la Défense, à la convention annuelle de L’AIPAC.
 ??  ?? Donald Trump reçoit Benyamin Netanyahou à la Maison Blanche, le 27 janvier 2020.
Donald Trump reçoit Benyamin Netanyahou à la Maison Blanche, le 27 janvier 2020.
 ??  ?? Des militants de la Christians United For Israel encouragen­t le pasteur américain John Hagee, en visite à Jérusalem, en avril 2008.
Des militants de la Christians United For Israel encouragen­t le pasteur américain John Hagee, en visite à Jérusalem, en avril 2008.
 ??  ?? Les États-unis soutiennen­t Israël depuis sa création en 1947, une relation qui n’a pas été sans divergence­s.
Les États-unis soutiennen­t Israël depuis sa création en 1947, une relation qui n’a pas été sans divergence­s.
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