Le régime de Bachar al-assad : un pouvoir fort au prix d’une Syrie sans lendemain
Près de 500 000 morts, 12 millions de déplacés ou réfugiés, Alep, Deir ez-zor, Homs éventrés par les combats et les bombardements aériens… La Syrie de 2021 est dans une situation inédite par rapport à ce qu’elle était dix ans auparavant. Les protestataires et les révolutionnaires en ont modifié l’aspect pour les prochaines décennies, lorsqu’ils durent faire face à la violence du Léviathan étatique mobilisé par une équipe au pouvoir soudée autour d’un chef, Bachar al-assad (depuis 2000). Si leurs désirs ne portaient pas vers tel ou tel type de régime, un mot d’ordre pourtant les animait : le départ du dirigeant. Son maintien pourrait faire conclure que peu de choses ont changé. Mais surgissent les signes de son affaiblissement : parrains étrangers dominants, portions du territoire échappant à tout contrôle…
Au croisement de ces deux images contradictoires, un retour « tocquevillien » sur la Syrie s’impose. Dans un ouvrage de 1856, L’ancien Régime et la Révolution, le philosophe Alexis de Tocqueville (1805-1859) remarquait que les Français avaient cherché à rompre avec un système, mais que, finalement, « ils avaient beaucoup moins réussi dans cette entreprise ». L’enquête
proposée visait à voir ce qui, parmi les dynamiques sociopolitiques des dernières décennies (1750-1850), s’était enraciné par et dans la révolution. Bien que le recul soit identique, il est possible de s’interroger sur ce que devient le régime syrien, ou plutôt sur la manière dont une relation entre le système Alassad et la Syrie (et les Syriens donc) a été affectée ou non par un conflit meurtrier. Plus encore, la série d’observations qui
suivent, s’appuyant sur l’histoire récente syrienne, vise à clarifier la manière dont ce système, modifié à la succession de Hafez al-assad (1970-2000), a pu connaître non pas une restauration, mais une nouvelle refonte autour de constituants préalables. Le temps des Al-assad peut dès lors s’analyser à l’aune de plusieurs séquences qui mettent en lumière des dysfonctionnements et des modes d’adaptation de ce système particulier de contrôle d’une société et d’un État. Aussi faut-il rappeler quelques moments clés de cette trajectoire pour saisir la manière dont, de nos jours, la guerre civile fut un accélérateur d’une certaine alchimie du pouvoir qui prend forme avec la succession entre le père et le fils. Mais pour le comprendre, c’est bien dans la pratique du pouvoir que l’on peut attraper les logiques internes de ce régime.
• Du père Hafez au fils Bachar, une famille au pouvoir
Lorsque Hafez al-assad arrive en 1970, il ne met pas en place un nouveau régime à proprement parler, mais utilise les outils déjà élaborés, que ce soit les instances du parti unique, le Baas, ou le Conseil de la révolution, puis les institutions plus formelles comme la présidence de la République. Même après l’adoption de la Constitution de 1973, le système qui s’organise autour de sa personne fonctionne de manière informelle par une emprise grandissante sur la société. On pouvait parler de « cercles de pouvoir » ou de « pyramides de commandement », dont le sommet unique, Hafez al-assad, détenait le pouvoir ultime de décision. À côté de lui, les grandes figures du régime, tels Ali Duba (né en 1933) ou Ali Haydar (né en 1932), contrôlent les services de renseignement qui bloquent toute initiative de la société. L’ensemble tient aussi par le déploiement syrien au Liban à partir de 1976. Le territoire voisin fournit diverses ressources, qui sont prises par l’armée ou les services syriens développant des réseaux de prédation et de contrebande. Bien vite, cette première formule de pouvoir fait face à une contestation d’ampleur en Syrie qui gagne les villes secondaires comme Jisr al-choughour ou Deir ez-zor, avant de voir la deuxième agglomération du pays, Alep, devenir le théâtre principal de la lutte contre le régime. Se colorant d’islamisme, les forces d’opposition mettent en péril son assise par des séries d’assassinats, mais aussi par des manifestations et des prises de territoires. En réponse, le système Al-assad applique une répression implacable, recourant à l’armée pour ouvrir les villes et aux services
paramilitaires sous la conduite du frère du président, Rifaat al-assad, pour réprimer et punir. De manière concomitante, les développements libanais mettent un temps en danger la présence syrienne, forçant à de nombreux stratagèmes pour demeurer sur le terrain. Aussi, en 1984, le système Al-assad connaît un premier épuisement et une refonte lorsque les soucis de santé de Hafez al-assad soulignent que la clé de voûte du régime, le président, peut disparaître.
Une brève guerre de succession s’enclenche, confirmant une première inflexion aux données du système Al-assad. Rifaat al-assad tente de s’emparer du pouvoir. Il structure un outil militaire pour cela et lui définit une première géographie – la ceinture occidentale de Damas – et un mode d’opération croisant contrebande et appui répressif. Il est défait par une coalition de grandes figures du régime qui enjoignent au président d’éloigner son frère. Les années 1980-1990 voient donc le système évoluer sur deux principes. Le premier tient à la collégialité d’un pouvoir de grands barons, eux-mêmes disposant de troupes de l’ordre de 30 000 hommes en moyenne, se rémunérant sur la population et sur le Liban et s’affrontant pour asseoir leur domination. L’autre tient à l’absence de grande politique – au sens de choix économiques, par exemple – au profit d’une gestion immédiate, quotidienne. Ainsi, aucun budget n’est élaboré à partir de 1996. La seule préoccupation symbolique tient à l’organisation d’un culte autour du président, dont les statues fleurissent dans le pays, alors que le Baas est progressivement écarté des décisions.
La grande affaire de cette période tient à la succession. Mise en oeuvre dans le cadre de la famille nucléaire stricto sensu, Hafez al-assad pousse, à partir de 1988, Bassel (1962-1994), son fils aîné, à prendre la tête du système contrôlant la société. Sa mort inopinée voit une solution de rechange s’imposer : nés respectivement en 1965 et en 1967, Bachar et Maher al-assad devraient conduire le régime à la mort du père, le premier assumant la direction du pays et de l’empire économique informel, le second, la sécurité. En dépit de proclamations variées, les années 2000 connaissent une accélération de ce modèle autour de trois composantes fortes. D’abord, la direction familiale détruit tout concurrent possible, Bachar al-assad s’employant par des jeux de nominations à mettre à bas les pyramides de pouvoir. En outre, derrière Rami Makhlouf, cousin maternel de Bachar al-assad, les jeux de prédation sont redéployés sur le territoire syrien à partir du retrait du Liban en 2005. Cette vitrine n’empêche pas le président de maîtriser la richesse pour le clan. Il concède une nouvelle doctrine de pouvoir, se rapprochant de l’ennemi historique du Baas, le Parti populaire syrien (PPS). Enfin, pour accroître les profits, le système donne de plus en plus de droits aux partenaires étrangers, notamment par la vente du foncier ou l’acceptation de tutelles afin de renforcer l’assise de l’équipe au pouvoir, singularisée par le couple présidentiel. Ces mutations de la succession connaissent un approfondissement sur les décombres de la Syrie.
• Maîtriser l’espace
La stratégie de succession autour du binôme s’enracine dès les années 2000 sur un certain rapport au territoire syrien. Il vise, certes, à empêcher l’émergence d’oppositions, mais surtout à fournir la richesse au clan. Il se décline selon trois échelles : l’international, le national et le local. Le paradoxe veut que ce rapport – s’il a muté au gré des années de conflit – ne se soit pas profondément transformé. L’introduction d’une dichotomie entre Syrie utile et délaissable voit certains de ses aspects se renforcer par et dans le conflit.
Sur le plan international, l’innovation du milieu des années 2000 fut d’attirer, par tous les moyens, les puissances externes en Syrie pour que ces dernières enrichissent localement certains circuits économiques. Activités de tourisme ou de la construction reflètent ces mutations : des pans entiers sont concédés, que ce soit en périphérie de Palmyre ou dans la capitale, devenant des réserves foncières données aux partenaires stratégiques. Ce mouvement s’accompagnait du maintien parallèle d’al-assad comme représentant de l’état syrien à même, en son nom, de figurer sur l’échiquier international. Le conflit a accéléré ce processus de dévolution interne de segments fonctionnels de l’état ou du territoire pourvu que sur le plan symbolique l’état
reste sous la domination des représentants désignés par le clan. Des instances de L’ONU aux ambassades, l’ordre international interétatique ne remet pas en cause le clan, alors même que celui-ci, pour sa survie première, donne accès à des outils de la puissance – l’armée, les milices, le foncier, le contrôle de ressources comme le phosphate – à ses protecteurs externes. Cette première relation se réfracte aux deux autres échelles : nationale et locale.
Au niveau national, l’un des premiers constats de la guerre civile tient à l’abandon, en pratique, d’une maîtrise de tout le territoire. Dès 2012, et jusqu’à nos jours, une Syrie « utile » fait l’objet de toutes les attentions, alors que le reste du pays demeure délaissé. Plus encore, les partenaires étrangers doivent en premier lieu s’assurer que cette Syrie utile ne tombe pas dans l’opposition, faisant que leur pouvoir s’accroît à mesure qu’ils peuvent s’assurer de cette maîtrise. Cette division reflète une séparation plus ancienne que le conflit, entre la zone où les services de l’état continuaient d’opérer en dépit des restructurations liées aux politiques néolibérales d’avant le conflit, et celles de leur retrait. Les deux capitales Alep et Damas représentaient la vitrine du régime « modernisé », concentrant les richesses au détriment de provinces délaissées et appauvries. De futures études plus précises pourraient cartographier la manière dont la logique de succession, le besoin de redonner des outils d’enrichissement au nouveau binôme et les occupations stratégiques depuis 2012 se superposent sur les mêmes terrains.
Ces séparations entre Syrie utile et délaissée se retrouvent sur le plan national, mais aussi local. Damas, Alep, les axes de transport vers la côte, avec une forte concentration alaouite, reçoivent toute l’attention du régime. Lorsque cette Syrie utile est menacée à l’été-hiver 2012, Damas fait appel aux partenaires étrangers pour sécuriser les frontières. Ainsi, le Hezbollah peutil prendre le contrôle du Qalamoun et de la région de Homs. Sous une forme extrême, le transfert de segments de souveraineté sauve le régime. En 2015, le relais est pris par la Russie, dont le champ de compétence ne cesse de grandir, pouvant même, à partir de 2018, constituer des « armées nationales syriennes » sous sa domination. Une fois encore, ces appels consolident autour de Bachar et de Maher al-assad une domination sur la Syrie qui leur est utile. Toutes les tentatives des envoyés russes pour révoquer ou déplacer les hommes d'influence du second se soldent par un échec démontrant comment ce duo présidentiel refonde son pouvoir avec le redéploiement territorial des hommes armés.
Localement, cette logique se retrouve par les jeux sur le foncier. Que ce soit à Alep ou à Damas, les destructions affectent principalement des zones délaissées par le régime, et pour certaines, convoitées comme source de revenus. Plus que jamais, le foncier devient une monnaie, un moyen d’échange d’un régime en quête de ressources immédiates. Il peut être une garantie, sous la forme de transfert à des partenaires étrangers (comme certaines rues centrales de Damas envers des intérêts iraniens), ou
une réserve en devenir participant aux plans de reconstruction qui ressemblent à s’y méprendre aux entreprises de modernisation des villes avant le conflit. Pour les autres secteurs, qui relèvent de la Syrie délaissée sur le plan national, ceux tenus par le régime au cours du conflit reçoivent une partie de l’attention pour favoriser leur maintien, voire leur renouveau. Pour le reste, aucune urgence ne semble guider Damas à reconstruire, ni même à concéder un retour des habitants déplacés. Une subtile gestion individualisée s’installe pour autoriser certaines familles à reprendre place dans des quartiers éventrés, tout en maintenant un réseau dense de checkpoints.
Aussi, cette sortie du conflit met en exergue une géographie de la Syrie par territoires, faits d’une ville et de ses environs, sous la surveillance des différents services de renseignement ou des armées (avec un rôle important de la 4e Brigade dirigée par Maher al-assad). Cette partition de fait relève d’une chronologie des reconquêtes – ces moments où les autorités de Damas et leurs alliés obtiennent un assentiment au retour dans les murs de leur symbole –, elle-même fruit de négociations mettant aux prises les figures historiques du lieu avec les nouveaux venus enrichis par l’économie de guerre ou promus par les faits d’armes. Au sein de ces Syrie, la direction de Bachar al-assad réassure son pouvoir par un jeu de coercition, d’arrestations, de menace et de cooptation, usant des réseaux locaux qui lui sont affiliés en dernier ressort.
• Suspendre le temps
Si une certaine pratique du terrain se prolonge, il semble aussi que le rapport au temps soit une constante renouvelée dans le conflit. Ce dernier repose sur un paradoxe résolu par le quotidien : s’inscrire dans un temps anhistorique tout en abandonnant l’idée d’un futur immédiat à gérer. Le premier pendant tient à une série de métadiscours, alors que le second relève davantage de la programmation des politiques publiques. Avant même le déclenchement des opérations, Bachar al-assad propose le grand récit des événements : un complot orchestré par l’étranger menace la Syrie. Ce dernier se décline différemment selon les publics. La visée peut être l’expansion d’israël ou l’avènement d’un califat islamique, prélude à la fin des minorités, ou simplement relever de l’impérialisme historique de l’occident contre un État lui résistant. Cette approche est ancrée dans la culture politique du pays, marquée par des coups d’état récurrents jusqu’en 1971, le plus souvent soutenus par des puissances étrangères antagonistes. S’adosse une vision anhistorique de la place de la Syrie qui serait terre d’occupation et de convoitise que seul l’effort révolutionnaire baasiste aurait permis de contrer.
Cet aspect a connu une actualisation dans les années 2000, avec un recentrage sur la figure du président. Bachar al-assad devient, à la place du parti, celui qui guide la nation contre les potentiels ennemis. Le jeu sur la souveraineté lui permet de dénoncer tout empiétement de ceux qui portent atteinte à la Syrie, tout en offrant à d’autres partenaires des segments de souveraineté. Cette position s’est retrouvée largement renforcée dans le conflit, durant lequel les quelques brèves apparitions du président sont l’occasion d’acclamations qui reprennent les standards connus au temps de Saddam Hussein (1979-2003). La volonté de se sacrifier pour le chef, la reconnaissance en sa personne du seul guide du pays et la répétition, pour sa part, d’être le commandant traversant une longue guerre totale purifiant la nation n’ont cessé de revenir depuis avril 2011. Le discours sur le conflit et le président converge dans un métadiscours niant un « après » guerre, dans lequel la victoire est permanente, mais toujours inachevée.
Ce premier dispositif ne prend du sens qu’avec les pratiques politiques du quotidien. Deux niveaux permettent de comprendre l’abolition du temps présent et futur au sens de chronologie d’actions à mettre en oeuvre. Le premier renvoie aux pratiques de prédation. Elles peuvent punir, mais démontrent que le temps du conflit et des forces se revendiquant du régime est immédiat. Le pillage systématique de lieux les rend inhabitables ; le transfert de richesse qu’il occasionne permet de payer les troupes, mais les force à détruire le bien commun. Le second fait référence à la pratique de checkpoint ; si elle renforce l’emprise sur le territoire, elle se fait au détriment de tout retour à une normalité. Or les espaces reconquis à long terme
conservent cette instance prédatrice au coeur. Il en résulte, plus largement, l’impossible rétablissement des circuits et le maintien d’une crise économique. D’aucuns pourraient argumenter que cet état tient à la permanence des combats. La corruption des prisons dément ce point. L’échange d’informations ou la libération d’un prisonnier s’obtiennent contre rémunération, quel que soit le forfait attribué, autorisant la circulation en dernier recours de tout opposant réel. Que le régime se mine par sa propre prédation fait partie du système.
Aussi, cette absence de pensée sur l’avenir se reflète dans les grands agissements du binôme au pouvoir. Deux évolutions le traduisent. D’un côté, une guerre de personnes, et des réseaux qui leur sont alliés. De l’autre, la monnaie en perdition. Depuis 2018, et de façon accélérée à partir de l’été 2020, les réseaux de Rami Makhlouf et de Maher al-assad sont entrés en confrontation, que ce soit sur le marché des sociétés de sécurité, de la charité, ou sur le contrôle de certains secteurs économiques. Acceptant la pression étrangère, Bachar al-assad a tranché en faveur de son frère et défait les positions de Rami Makhlouf. Naturellement, les transferts économiques, de propriété et d’expertise accroissent l’instabilité du pays. Mais l’important est que le binôme au pouvoir puisse trouver une pleine assise à son influence dans l’immédiat. Ce rééquilibrage prend place dans la recherche de nouveaux soutiens, favorisant le retour du Baas comme vivier de gestionnaires locaux et organes d’encadrement de la société. En parallèle, les politiques de reconstruction traînent soit par manque de crédits, soit par absence de plan. Elles traduisent de plus en plus le désintérêt des autorités pour les politiques publiques. Cette dynamique s’incarne particulièrement dans la monnaie nationale : hormis quelques freins mis en place en 2012, la valeur des avoirs moyens syriens ne cesse de disparaître. Les dernières bouffées inflationnistes ont eu pour toute réponse… le choix d’un nouveau billet. Plus que tout autre, c’est l’avenir comme ensemble d’événements à venir envisageable qui s’efface devant une gestion cannibalisant, dans l’immédiateté, le moment d’après. Dix ans après l’irruption du conflit, la Syrie n’a plus du tout le même visage. Cependant, sa situation laisse voir un effet connexe des révolutions. Si le processus révolutionnaire tend à défaire et à déstructurer certains aspects de l’appareil d’état, alors il conduit aussi à la réaffirmation ou au renforcement de dynamiques plus sourdes et de longue durée en son sein. Si pour Alexis de Tocqueville, centralisation et accroissement de la superficie de l’état résultaient de 1789, renforcement du cadre familial, jeux sur l’espace et suspension du temps semblent les produits de la révolution et de la guerre civile. Par là, Bachar al-assad, avec une rationalité de l’immédiat, peut s’ancrer comme le représentant d’une Syrie anhistoricisée ayant résisté aux assauts, au prix de laisser Syriens, Syriennes et Syrie dans un état de profonde anarchie, empêchant de se projeter au-delà du lendemain.