The Dissident : au royaume de « MBS », la liberté d’expression ou la vie
« En Arabie saoudite, avoir une opinion est un crime », selon Omar Abdulaziz, activiste saoudien réfugié au Canada. Un crime passible de la peine capitale pour son ami et compatriote, le journaliste Jamal Khashoggi. Le 2 octobre 2018, il s’était rendu à son consulat à Istanbul pour une démarche administrative. Son corps en est ressorti découpé à la scie. C’est ce que narre l’américain Bryan Fogel dans un récit puissant, The Dissident, qui sort en VOD en France le 15 mars 2021.
Ce documentaire d’investigation offre un regard glaçant sur un meurtre prémédité et la dissimulation internationale dont il a fait l’objet, en s’appuyant sur des rapports d’enquêtes et des témoignages inédits de protagonistes de l’affaire : les autorités turques, la fiancée de la victime ou Agnès Callamard, rapporteuse spéciale de L’ONU. Le destin de Jamal Khashoggi cristallise des enjeux de cybersécurité internationale, de désinformation et de cyniques arbitrages entre intérêts commerciaux et moraux.
L’homme n’était pas un dissident de la première heure. Visage du journalisme saoudien à l’international, il fut longtemps proche du régime et a soutenu la montée au pouvoir du prince héritier Mohamed ben Salman, voyant en lui un réformateur progressiste providentiel. Mais Jamal Khashoggi déchante vite face aux méthodes violentes du despote éclairé. Il se fait alors plus critique visà-vis du régime sur son compte Twitter, suivi par une jeunesse saoudienne hyper connectée, et les intimidations qui s’ensuivent le poussent à s’exiler en 2017 aux États-unis, où il rejoint The Washington Post. La chronique qu’il y tient pour dénoncer la tyrannie saoudienne (au moment où celle-ci annonce des réformes pour attirer les investisseurs) est une provocation pour Mohamed ben Salman, qui va jusqu’à financer 80 000 faux comptes Twitter (les « mouches ») pour noyer les voix critiques sous des flopées d’insultes. La cyberbataille pour la liberté d’expression est lancée. La suite est contée par un homme écrasé sous le poids de la culpabilité : Omar Abdulaziz fait le récit de sa collaboration avec Jamal Khashoggi en 2017, menant à la constitution d’une cyberarmée visant à saper la propagande d’état sur les réseaux sociaux : les « abeilles ».
Mais Omar Abdulaziz ignorait que son téléphone avait été infiltré par un logiciel espion, livrant au régime saoudien l’ultime « preuve » de la dissidence de son ami.
• Un combat pour la liberté
Les conclusions des enquêtes internationales sur l’affaire sont sans appel : c’est un crime d’état prémédité et commandité par le régime saoudien, sous la responsabilité de Mohamed ben Salman. Pourtant, protégé par l’administration Trump (2017-2021), le prince n’a fait l’objet d’aucune condamnation. Après tout, qu’est-ce que la vie d’un homme face à de dantesques contrats d’armements ? Dans un monde gouverné par la realpolitik, les Droits de l’homme sont une marchandise comme une autre. Aussi, aucune société n’a accepté de distribuer le film ; il a même fait l’objet d’un piratage de ses présentations sur les sites Web spécialisés en cinéma, IMDB et Rotten Tomatoes. L’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche est annonciatrice d’un recalibrage des relations avec l’arabie saoudite : l’alliance stratégique qui lie les deux pays n’est plus aussi indispensable pour les Américains depuis qu’ils sont les premiers producteurs de pétrole au monde. Le nouveau président a fait déclassifier le rapport de la CIA sur l’affaire Khashoggi, réaffirmant l’implication directe de Mohamed ben Salman. La fin du documentaire appelle le spectateur à rejoindre le combat mené par la Human Rights Foundation : Jamal Khashoggi est décédé, mais de nombreux activistes saoudiens sont toujours détenus et menacés. C’est pourquoi voir The Dissident est un acte militant : ce n’est pas seulement honorer la mémoire d’un homme ; c’est perpétuer son combat pour la liberté, c’est faire en sorte qu’il ne soit pas mort en vain.