« La Chine est un partenaire pour les pays rentiers, mais en aucun cas un modèle énergétique »
Comment se créent les liens entre la Chine et les pays arabo-musulmans ? À quelle période Pékin comprend-il que la région est importante pour son avenir économique ?
■■■ Ces liens se sont créés à travers les routes de la soie, terrestres et maritimes, avec une présence arabe et persane, de communautés installées dans la capitale impériale (l’actuelle Xian) ou sur la côte, comme à Canton (Guangzhou), sous la dynastie Tang (618-907). Historiquement, ces communautés jouent le rôle de passeurs entre l’extrême-orient et l’extrême-occident. Ce sont elles qui feront connaître à l’europe chrétienne les techniques inventées par la Chine que sont la boussole, le sextant, le gouvernail ou la poudre. Ce sont elles aussi qui introduisent l’islam en Chine, avec des logiques d’accommodements, des phénomènes d’acculturation, que ce soit dans le domaine des arts ou dans celui de la pensée morale (dans l’hybridité doctrinale du soufisme et du confucianisme notamment). Ces phénomènes s’accélèrent sous l’égide des conquérants mongols, dont le gigantesque empire, à travers l’eurasie et le Moyen-orient, contribue à favoriser ces échanges tout au long du XIIIE siècle.
Les Arabes et les Persans demeurent jusqu’aux conquêtes portugaises du XVIE des intermédiaires obligés. Ils contrôlent l’océan Indien et les principales voies de passage. Ce n’est qu’à l’ère prémoderne que l’europe et la Chine vont pouvoir établir de véritables contacts. La révolution industrielle aidant, la première devient prédatrice et la seconde, comme le monde musulman, qu’il soit arabe ou non, est confrontée à cette nouvelle réalité géopolitique. Depuis la moitié du XIXE jusqu’aux premières décennies du siècle suivant, l’europe et ses puissances sont en position dominante. Les élites chinoises et musulmanes chercheront des alternatives au déclin de leur pays. Soit dans un réflexe de survie qui se traduira parfois par le choix d’une occidentalisation tous azimuts, soit en prenant appui sur le modèle japonais jugé performant et différent de l’occident. La Seconde Guerre mondiale rebat les cartes. Pendant près d’un demi-siècle, de l’asie du Sud-est au Moyen-orient, en passant par l’asie centrale, le monde devient le théâtre d’affrontements de basse intensité entre les deux blocs d’une part, puis entre les diverses obédiences communistes (pro-moscou contre propékin) de l’autre. Née en 1949, la République populaire voit
à travers le monde musulman une opportunité pour faire acte de présence, damer le pion à Taïwan et faire valoir sa propre reconnaissance sur le plan diplomatique. Dans ce cadre, le monde arabe en particulier et ses luttes pour l’indépendance vont être appuyés par Pékin, à l’instar de l’égypte et de l’algérie. Ce n’est que plus tard, dans les années 1980, lorsque Deng Xiaoping (1904-1997) lance ses réformes économiques, que la diplomatie chinoise va être orientée vers des choix stratégiques subordonnant les considérations idéologiques au développement économique du pays. La bienveillance des États-unis, voire leur protection sur le plan sécuritaire, facilite pour la Chine son accès aux ressources énergétiques. Avec une croissance à deux chiffres, la République populaire se voit obligée de diversifier ses sources d’approvisionnement et d’oeuvrer à leur sécurisation. Cette réalité est plus que jamais d’actualité. Elle se heurte toutefois à une opposition frontale des États-unis et à un déterminisme géographique dont la Chine tente de s’affranchir.
La Chine est une grande consommatrice d’énergie, notamment de pétrole. La moitié de son brut importé par an provient du Moyen-orient, Arabie saoudite en tête. Et pour ces pays arabes producteurs, que représente Pékin ?
La Chine est un pays énergivore, au point qu’elle ne pourra sans doute pas tenir ses engagements de devenir une économie décarbonée. L’iran comme l’arabie saoudite, qui sont les deux grands fournisseurs de la République populaire, en sont conscients et comprennent bien quelle manne financière représente cet appétit chinois. Bien qu’antagonistes, ces deux pays accueillent favorablement le projet des nouvelles routes de la soie mis en place par le président Xi Jinping (depuis 2013). En d’autres termes, la ligne belligène qui oppose sunnites et chiites n’a aucune influence sur les choix de la diplomatie chinoise.
En revanche, la fascination qu’exerce la Chine sur les élites de ces régimes est réelle, en raison de ses performances économiques, du modèle alternatif que le géant asiatique incarne vis-à-vis de l’occident aussi, même s’il convient d’avoir depuis la Covid-19 un jugement plus nuancé à ce sujet. Parce que la position des dirigeants n’est pas nécessairement celle des opinions. La pandémie a créé une vague de sinophobie latente en Iran. Ce sentiment d’hostilité larvée contre la Chine semble s’être accentué après la signature des accords commerciaux
sino-iraniens à Téhéran en mars 2021, qui ont provoqué une inquiétude réelle des Iraniens de se voir dépossédés de leurs richesses naturelles, voire de leur souveraineté. Du côté saoudien, on sait que les relations avec Washington sont plus anciennes qu’avec Pékin et, même si elles traversent une période d’incertitudes, Riyad ne peut se permettre de s’aliéner la puissance américaine au risque de prêter le flanc d’une manière périlleuse à son turbulent voisin iranien.
La tentation chinoise ne doit pas être sous-estimée. Elle s’exerce partout dans la région, à commencer par le Pakistan, et relève d’une diplomatie à large spectre. Toutefois, sur le plan stratégique, les Américains sont encore en position dominante.
L’aspect commercial contient-il également des enjeux politiques, géopolitiques ? Comment le Moyen-orient s’intègre-t-il dans les nouvelles routes de la soie ?
De manière générale, ce qui prévaut, c’est un découplage entre les enjeux économiques d’une part, et les enjeux stratégiques de l’autre. Ce n’est pas un fait exclusivement chinois. La preuve, c’est que le monde occidental adopte la même configuration. Voyez, en octobre 2021, l’affaire des sousmarins français dont la vente a été dénoncée par les Australiens sous la pression des Américains. Le risque pour les Occidentaux est qu’à terme se constitue un glacis eurasien, précaire somme toute, qui verrait Russes et Chinois se partager des aires d’influence ou de compétence, et dont les nouvelles routes de la soie seraient l’élément précurseur. Bien sûr, le volet économique est prépondérant, mais il existe une coopération dans les domaines universitaire, numérique et sécuritaire aussi. Ainsi, la Chine a obtenu l’expulsion de ressortissants ouïghours résidant en Égypte et les forums sur la coopération sino-arabe, calqués sur les sommets Chine-afrique, ont été créés pour faciliter ces échanges tant au niveau multilatéral qu’au niveau bilatéral. Durant les premières années du régime fondé par Mao Zedong (1893-1976), certains communistes ouïghours puis des Huis (Chinois Hans convertis à l’islam) ont longtemps été sollicités dans l’élaboration d’une diplomatie informelle mise en place par Pékin à l’égard des pays musulmans. Jusqu’au début des années 2000, cette présence musulmane et sa diversité sur le territoire chinois ont servi de faire-valoir pour les autorités afin de développer des canaux de communication internationaux, et en prise directe avec le monde musulman. Urumqi, capitale du Xinjiang, située à environ 200 kilomètres du Kazakhstan, est ainsi devenue un hub pour les hommes d’affaires centrasiatiques, même si la ville et sa région sont moins attractives depuis que les répressions chinoises contre les Ouïghours se sont accentuées.
La province autonome du Ningxia, à proximité de la Mongolie, ou des villes plus à l’est, comme Yiwu ou Canton, se sont ouvertes à des communautés commerçantes maghrébines ou
sénégalaises (mourides). La province du Guangxi a, quant à elle, une coopération avec le sultanat de Brunei. La mondialisation opère dans les deux sens, et cette présence musulmane, même de courte durée, ne peut laisser indifférente la population chinoise. Du reste, elle n’est pas étrangère à un processus de conversions inédites vis-à-vis tant de l’islam que du christianisme d’ailleurs. En cela, Xi Jinping et les communistes ont perdu leur pari. Loin d’être devenue une société athée, la Chine est profondément travaillée par le sentiment religieux.
Les régimes du Moyen-orient restent silencieux sur la persécution des Ouïghours musulmans. Pourquoi ?
■■■ Les Ouïghours constituent bien plus un problème qu’une solution. Un problème, car ils relèvent de la politique intérieure d’une puissance souveraine. C’est ainsi que le gouvernement iranien, de surcroît chiite (alors que les Ouïghours sont sunnites), a fait taire les quelques voix du clergé qui s’élevaient contre les autorités chinoises. L’arabie saoudite n’a, quant à elle, jamais dissimulé son mépris envers une communauté dont la pratique de l’islam se réclame du soufisme.
Mais, fondamentalement, que pèsent une dizaine de millions d’ouïghours face aux milliards de dollars des nouvelles routes de la soie ? Rien, bien sûr. Rappelons, enfin, que chacun de ces pays musulmans a un rapport avant tout politique à l’islam. La solidarité entre gens de l’oumma (communauté des croyants) n’a donc que peu d’emprise. On le voit aussi à travers le problème des Rohingyas en Birmanie. Il faut dire que cet intérêt soudain des Occidentaux pour les Ouïghours crée une exaspération réelle. Le seul pays qui, pour des raisons liées à ses affinités de culture et de langue, devrait a priori les soutenir est la Turquie. Or l’intérêt du président Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014) pour les nouvelles routes de la soie dépasse de loin celui qu’il pourrait accorder aux Ouïghours.
En mars 2021, la Chine et l’iran ont signé un accord de partenariat stratégique de vingt-cinq ans. Que représente-t-il alors que les monarchies arabes du Golfe sont les principaux fournisseurs de pétrole de la République populaire ?
■■■ Avec 400 milliards de dollars (soit dix fois plus que le montant des accords sino-pakistanais établis dix ans plus tôt), cet accord est le plus important jamais signé par la Chine avec un pays tiers. Il porte bien sûr sur les hydrocarbures, mais aussi sur les infrastructures et multiplie les formes de coopération avec l’iran. Ces liens ont réellement commencé dans les années 1980, alors que Téhéran était en guerre contre son voisin irakien.
La réalisation du métro de la capitale, la présence du groupe pétrochimique chinois Sinopec en mer Caspienne ou le développement de la ligne ferroviaire Machhad/xian ont posé les jalons d’une politique plus ambitieuse encore en ce qu’elle confère à l’iran un rôle clé dans le désenclavement de l’afghanistan voisin. Tout en découle : rapprochement de Pékin avec les talibans, éviction par là même de l’inde dans la région, renforcement des liens avec le Pakistan… L’iran s’inscrit dans une logique globale, celle des nouvelles routes de la soie, et a pour vocation de connecter des aires géographiques où les régimes politiques sont toutefois souvent opposés. Là encore, le découplage est la règle. Voyez la Turquie – pourtant membre de L’OTAN – ou les pays arabes : tous nouent des relations étroites avec Pékin sans pour autant renoncer à la relation qui les lie à Washington. Qu’est-ce à dire ? Que la vision binaire dont nous avons hérité depuis la guerre froide, dans le rapport « eux/nous », agit à front renversé. Tous ces pays rejettent avec Pékin le principe d’une démocratie imposée, mais ils savent aussi que la neutralisation de leurs adversaires directs (on pense au clivage Arabie saoudite/iran) ne peut se faire sans le soutien des Américains. On est dans le pragmatisme pur.
Pékin peut-il apparaître comme un médiateur dans une région soumise à de nombreuses tensions et toujours sous la menace de conflits ? En d’autres termes, à l’heure où les États-unis se retirent de la région, la Chine peut-elle les remplacer ?
■■■ C’est l’une des thèses défendues par Kishore Mahbubani, ancien diplomate singapourien, faisant l’éloge de la puissance chinoise pour ses intentions de médiateur pacifiste. La réalité est différente. Historiquement, Pékin s’est autorisé des alliances même temporaires avec des acteurs
étrangers à sa propre culture politique. Hier le régime du shah Mohammad Reza Pahlavi (1941-1979) en Iran, de nos jours les Émirats arabes unis, voire des activistes islamistes tels ceux attachés à l’organisation terroriste pakistanaise Jaishe-mohammed au Cachemire, et les talibans afghans : il n’y a pas d’exclusivité, pourvu que l’initiative diplomatique soit de nature patriotique, c’est-à-dire qu’elle défende le socialisme version chinois, l’unité du pays et/ou la domination du Parti communiste. Donc dire que la Chine peut remplacer les grandes puissances relève plus de l’intoxication idéologique. Cette thèse est démentie par l’histoire.
En revanche, que Pékin veuille faire davantage acte de présence et coordonner sur une vaste échelle ses initiatives diplomatiques ne fait pas de doute. Que ce soit dans le domaine stratégique ou économique, les initiatives chinoises sont d’ailleurs coordonnées par un envoyé spécial pour le Moyen-orient (actuellement Zhai Jun, diplomate chevronné, arabisant, ancien ambassadeur en France), lequel est la courroie de transmission entre l’ensemble des ambassadeurs chinois opérant sur la zone et Xi Jinping lui-même. Preuve s’il en est que le chef de l’état chinois accorde une priorité à cette région comme à ses prolongements géographiques.
Il s’agit d’assurer à la Chine un maintien de ses approvisionnements énergétiques, mais aussi d’éviter que le monde musulman chinois ne soit impacté à son tour par l’essor des mouvements djihadistes. La pénétration économique chinoise s’est accompagnée d’une présence humaine, avec un accroissement important de la communauté chinoise sur place, qui est passée de 45 000 ressortissants en 2002 à plus de 70 000 en 2020.
De là à dire que les États-unis se retirent, c’est un leurre. Diplomatiquement, il faut rappeler que ce sont eux qui sont à l’origine du processus de Doha avec les talibans. Sur le plan militaire et stratégique, leur base au Qatar – entre autres exemples – et leur velléité sans doute de se replier sur des pays voisins de l’afghanistan montre bien qu’ils restent présents. Même si leur priorité est la Chine, rien ne nous interdit de penser que l’inde notamment sera sollicitée d’une manière ou d’une autre, la victoire des talibans en Afghanistan, qui est aussi celle du grand rival pakistanais, ne pouvant la laisser indifférente. Le remplacement des États-unis par la Chine n’est pas à l’ordre du jour.
La Chine est présente en Algérie. Quels sont les liens entre les deux pays ?
■■■ Ce sont des relations anciennes qui remontent à la guerre d’indépendance (1954-1962) et à une époque où Pékin soutient également les mouvements palestiniens. Cette proximité idéologique, au nom du tiers-mondisme, mais aussi dans son opposition à Moscou, vise à entrer dans le jeu africain, encore largement dominé par les puissances coloniales française et britannique. Cette relation sino-algérienne naissante va ralentir le processus de reconnaissance diplomatique entre la République populaire de Chine et la France ; leurs liens ayant déjà été sérieusement mis à mal par le conflit français en Indochine (1946-1954).
De nos jours, les relations entre Alger et Pékin sont bonnes. Elles se concrétisent par une coopération dans le domaine de
la construction publique, de la vente d’armes avec un souhait pour l’algérie de diversifier ses approvisionnements autres que ceux fournis traditionnellement par Moscou. Pékin entend ainsi développer des relations tous azimuts, y compris avec le Maroc voisin sans interférer dans les rivalités entre Alger et Rabat. Le but pour la Chine est de s’affirmer dans cette région du nord de l’afrique, et ce, sans doute dans une logique de revers lui permettant, depuis le Sénégal, de renforcer sa présence.
Comment analysez-vous la « géopolitique du vaccin » mise en place par Pékin dans les pays arabes, notamment en Égypte ?
Il s’agit pour la Chine de se positionner dans les pays du sud et de les associer à la fabrication du Sinovac pour l’égypte. Le problème tient à l’efficacité relative du vaccin chinois, en comparaison avec Pfizer par exemple. À terme, cet investissement peut être contre-productif en termes d’image. Il est significatif que lorsqu’ils en ont la possibilité, les citoyens chinois privilégient le vaccin américain. Dans certains pays, Sinovac a d’ailleurs créé la polémique, et cette diplomatie du vaccin pourrait, à certains égards, être désastreuse. On se souvient qu’en Europe notamment, la livraison de matériel médical ou de masques défectueux, rarement offerts mais bien vendus par la Chine, avait créé une énorme émotion, contribuant ainsi à une détérioration sensible de l’image de la République populaire. Dans cette forme de coopération avec l’égypte, on comprend bien quelle stratégie est à l’oeuvre. Pour le gouvernement du
Caire, il s’agit de se construire une image salvatrice pour l’ensemble de l’afrique ; des centaines de millions de doses devant être fabriquées à destination du continent. Symboliquement, la Chine marque un point face à l’occident.
La Chine se vante de penser au monde d’après et de développer des technologies « postpétrole ». Peut-elle être un modèle pour les pays rentiers, notamment les monarchies du Golfe, en termes de diversification ?
Il y a un océan entre les intentions de la Chine et la réalité. D’une part, parce que la confrontation avec l’occident se durcit et que Pékin n’a déjà plus accès à certaines hautes technologies. D’autre part, parce que sa consommation d’énergies fossiles ne cesse d’augmenter. L’objectif d’une Chine décarbonée en 2060, comme l’annonce le régime, est un leurre. L’intérêt des monarchies du Golfe se porte d’ailleurs vers un modèle qui leur est plus proche en tant que cité-état avec la volonté de s’ouvrir à une économie dite de la connaissance (portée sur l’éducation et l’économie tertiarisée de la finance et des services). Il s’agit de Singapour. Dans tous les cas de figure, la Chine apporte une aide et est un partenaire, mais elle n’est certainement pas un modèle énergétique pour ces pays. ■