Le Qatar au centre du jeu
Critiquée en Occident pour ses nombreux scandales (corruption, ouvriers exploités, coûts exorbitants, décalage du calendrier pour la chaleur, impact écologique…), la Coupe du monde de football 2022 a bien lieu au Qatar du 20 novembre au 18 décembre. Pour l’émirat, c’est l’apothéose d’une stratégie de reconnaissance internationale lancée au milieu des années 1990. S’appuyant sur ses immenses capacités financières obtenues grâce au gaz, Doha a fait du sport un accélérateur dans l’affirmation de sa puissance. Le stade en est l’un des symboles physiques les plus représentatifs.
Non loin de l’aéroport international Hamad, surplombant le port de Doha, se dresse une architecture métallique reliant des piles de conteneurs ; il s’agit du Stade 974 – indicatif téléphonique du Qatar. L’originalité est partie prenante de cette enceinte puisque, pour la première fois, une Coupe du monde de football se jouera sur une pelouse éphémère. En effet, une fois donné le coup de sifflet final de l’édition 2022, la structure du Stade 974 sera démontée, permettant à l’émirat de rompre avec l’image anti-écologique d’un Mondial affichant un budget annoncé (et incroyable) de 220 milliards de dollars. Peu importe le prix : l’événement se présente dans la politique sportive de l’émirat gazier comme son apogée.
Quand on évoque la géopolitique du Qatar, le mois de juin de l’année 1995 est un marqueur temporel. Cette époque est synonyme de tournant politique : alors prince héritier, l’émir Hamad ben Khalifa al-thani (1995-2013) prend le pouvoir aux dépens de son père, et les ambitions du pays changent. Le produit des hydrocarbures doit permettre au petit Qatar (11 586 kilomètres carrés, soit l’équivalent de l’île-de-france) d’avoir une envergure internationale. Hamad conçoit la communication comme l’un des axes centraux de sa stratégie. Dans un contexte régional marqué par des conflits à répétition, dont la guerre du Golfe (1990-1991), l’émirat est fragile. Pour subsister, il doit gagner en visibilité ; son arme principale réside dans sa richesse financière qui lui permet par exemple de créer la chaîne de télévision
Al-jazeera. Mêlant image et économie, résonance et discrétion, l’industrie sportive s’inscrit dans cette politique comme l’un des rouages d’une stratégie d’influence croissante. À son tissu sportif local s’agrège ce pan d’une diplomatie conduite sous la direction du prince héritier Tamim (devenu émir en 2013) depuis le début des années 2000. Le pouvoir développe sa sphère sportive mondialisée comme un langage. De l’aspire Zone, le quartier du sport situé à l’ouest de Doha, aux différents stades de la Coupe du monde, le régime déploie son discours.
Le Qatar au centre du jeu
• Le stade de football, relais d’une ambition mondiale
Loin des terrains de première et deuxième générations construits dans l’optique de structurer le tissu sportif local, les nouvelles et gigantesques installations du Mondial s’ancrent dans la péninsule du Qatar comme des relais de cette vision. Par leur localisation et leur architecture, ces enceintes véhiculent des récits centrés sur le dynamisme de l’émirat et/ou sur son historiographie. Elles font ressortir le capital symbolique de son territoire et mettent en avant des points clés de son discours international. Cette ligne directrice renvoie à un émirat qui essaie de concilier programmes politiques local et mondial. Le cadre de Ras Abou Aboud, où trône le Stade 974, donnait déjà lieu par le passé à des matchs. Dès les années 1950, le club Al-tahrir, fondé dans un quartier avoisinant, élit domicile sur ces terres. L’équipe d’al-maarif, qui regroupe des employés du ministère de l’éducation et de la Jeunesse, évolue aussi sur cette même partie du rivage. Cette période marque les prémices du sport dans l’émirat, particulièrement du football, qui s’était développé avec l’essor de l’industrie pétrolière. À la fin de la décennie 1940, des travailleurs du secteur forment les premières équipes autour des installations. Le pôle de richesses qui commence à émerger entraîne un bouillonnement : l’émir ne redistribue pas suffisamment les dividendes de la manne, ce qui provoque le mécontentement de nombreux dignitaires. De plus, la richesse générée par le pétrole induit un accroissement des migrations proches et moyen-orientales.
Ces facteurs sont le terreau de nouvelles idées qui gagnent en résonance dans les grandes villes du Proche et Moyen-orient. À cela s’ajoute le mécontentement social au sein d’une partie de la population locale qui n’arrive plus à trouver sa place dans cette configuration. Dans ce contexte, les terrains de football sont au Qatar des lieux de revendications sociales et politiques, dans un climat de fin de domination britannique (l’indépendance est obtenue en 1971), de panarabisme, de socialisme. Les noms des clubs traduisent les préoccupations du moment : Sawt al-arab (Voix des Arabes), Al-najah (Succès), Al-wahda (Unité), Al-istiqlal (Indépendance), Al-tahrir (Libération).
Le Stade 974 demeure aux antipodes de cette période tumultueuse. L’enceinte s’articule sur ce site comme l’un des rouages de la stratégie du pays : les projecteurs braqués sur sa pelouse lui conféreront le rôle de relais entre son environnement proche et le reste du monde. Il apparaît comme une vitrine. Situé face au quartier d’affaires de West Bay, il a été pensé à proximité de deux piliers centraux de la nouvelle scène culturelle qatarie, le Musée d’art islamique et le Musée national du Qatar. Conscient de ce rôle symbolique porté par un stade, l’émirat en a construit six autres : Loussaïl Iconic Stadium, Education City Stadium, Al-thumama, Al-janoub, l’ahmed ben Ali (Al-rayyan) et Albayt (aux abords d’al-khor).
Ces structures sont édifiées dans une ville en pleine expansion, rompant avec d’anciennes structures plus proches des habitations. Entre le Doha Sports Stadium, vestige des premiers temps de la scène sportive situé dans le noyau historique de la capitale, et les installations d’al-duhaïl, le club de l’armée construit dans les années 2010, c’est une photographie spatiotemporelle qui témoigne de l’adaptation des infrastructures aux enjeux locaux. Ces modestes stades, produits de l’étatprovidence, sont suppléés par des « stades vitrines », révélant un décalage politique entre les ambitions mondiales de l’émirat et le système sportif local. Et un nouveau récit se met en place. Le Qatar dévoile une rhétorique d’ouverture centrée sur un mouvement double. Il apparaît, d’une part, sous les traits d’une dynamique des idées qui s’exprime à travers l’écosystème de l’education City, de la performance sportive autour du quartier du sport, l’aspire Zone, de la nouvelle façade culturelle de la capitale qatarie mise en perspective par le Stade 974 ou d’un projet de renouveau urbain incarné par Loussaïl, cité encore en chantier. Double, parce qu’au regard de l’aménagement de son territoire, l’émirat joue, d’autre part, sur la fibre mémorielle. Les architectures puisent dans les imaginaires des identités locales ou régionales. Ainsi, un stade forme une tente bédouine, un autre met en scène la voilure d’un boutre (dhow) et le corail ; celui d’al-rayyan ressemble à des dunes. Avec ce dernier, les autorités surjouent l’imaginaire exotique du désert alors que la péninsule demeure composée pour plus de la moitié de son territoire d’un désert bas de roches et de poussières, alternant parfois avec des plateaux arides. Le caractère mémoriel des stades se centre autour de la famille Al-thani et de ses hommes forts, tel le fondateur du Qatar, Jassim ben Mohamed al-thani (1825-1913). Présenté comme une personnalité héroïque ayant défait avec ses troupes l’armée ottomane, ce chef tribal choisit au début du XXE siècle la palmeraie d’al-rayyan comme lieu de résidence. Il est inhumé à Loussaïl. De ces lieux ressortent l’histoire du clan régnant et celle de la naissance de l’émirat. Entre cette mémoire et les stades de la Coupe du monde, c’est un passage de témoin qui se produit entre Jassim et Hamad et son fils Tamim, entre le temps où les Al-thani commençaient à s’imposer et le tournant amorcé à la fin du XXE siècle sur la scène internationale. En périphérie
À l’instar du Stade 974, les nouvelles enceintes de la Coupe du monde de football 2022 sont la vitrine des ambitions mondiales du petit émirat gazier.
d’al-khor, cité portuaire originelle de la famille Al-misnad, le stade peut être compris comme un hommage rendu à Moza bent Nasser al-misnad, née dans cette ville du nord. Femme de l’ancien émir et mère de l’actuel, figure centrale du régime, elle a joué les premiers rôles dans le virage pris par le Qatar. Objet de puissance pour Doha, le sport est un domaine de pouvoir ; sa direction est aux mains du premier cercle du souverain.
• Le sport, objet de puissance et de légitimation
En février 2019, l’émir Tamim reçoit la sélection du Qatar de football sacrée pour la première fois championne d’asie des nations. Il est alors accompagné de ses frères, Jassim et Joaan. Les trois hommes sont centraux dans la définition de la stratégie sportive de l’émirat. Jassim est à la tête de l’aspire Academy, centre de formation de haut niveau géré par des techniciens étrangers. La majorité des membres de l’équipe nationale du ballon rond en est issue. Quant à Joaan, il a remplacé l’émir à la tête du Comité olympique et dirige la stratégie sportive du Qatar sur la scène internationale.
Le Khalifa International en est l’exemple même. Ce lieu témoigne de la profondeur historique de l’usage fait par le pouvoir du sport comme un rouage politique. Inauguré en 1976 puis rénové à deux reprises, ce stade illustre les évolutions du rôle joué par le sport dans la vision politique de l’émirat. À cette période, le portrait de Khalifa ben Hamad al-thani faisait face à la tribune présidentielle et surplombait le rond central de cette nouvelle enceinte. Celui qui fut émir entre 1972 et 1995 s’impose alors au centre du jeu. S’il fut démis de ses fonctions par son fils, c’est sous son règne qu’une assise sportive locale se forme comme une émanation de l’état-providence. Modernité et unité sont les deux grandes lignes qui guident le début d’une transformation de la scène sportive qatarie. Et l’on voit apparaître dans les années 1980 et 1990 une génération de joueurs de football connus à l’échelle régionale, à l’instar de Khalid Salman al-muhannadi. Attaquant du club Al-sadd de Doha, il se distingue notamment aux Jeux olympiques de Los Angeles, en 1984, en inscrivant deux buts contre la France (médaillée d’or). Il reste l’une des gloires du football qatari, symbolisant l’accélération de la phase de structuration du sport au sein de l’émirat.
En 2022, l’environnement du Khalifa International a bien changé, jouxtant l’aspire Zone. Ce quartier dominé par l’aspire Tower, un hôtel luxueux à l’architecture en forme de torche, traduit la métamorphose de la place du sport dans la pensée de la sphère dirigeante. Le vert de ses terrains d’entraînement et de son parc traversé par les pistes de course à pied l’emporte sur le jaune des terres arides de la périphérie d’al-rayyan. Outre le fait de vouloir relancer un engouement sportif fragile dans la société, ce projet mis en place au début des années 2000 et centré sur des installations à la pointe de la technologie crée les bases de lancement d’un programme de performance d’envergure. Et l’émirat se calque sur le langage des acteurs du sport mondial : fédérations, clubs, techniciens et sportifs… Avec un nom en anglais, « Aspire », le Qatar s’adresse au reste de la planète. Recrutées au sein de l’aspire Academy ou de sa clinique, Aspetar, des personnalités occidentales reconnues jouent un rôle d’ambassadeur. Le coeur de ce projet, le Dome, un complexe multisport pensé par l’architecte français Roger Taillibert (1926-2019), peut accueillir
13 compétitions simultanément. À l’intérieur, une vitrine expose l’ensemble des célébrités passées par son site depuis son inauguration en 2005. Ici se déclinent la politique d’influence du Qatar et sa fierté de compter parmi les grands.
• Un système à double vitesse
La nouvelle aile du Dome, inaugurée en 2017, est un concentré de technologies. Cet espace est un lieu d’études : son terrain synthétique contient des capteurs réglés pour décrypter la technique et le niveau athlétique du jeune joueur. Les salles de classe entourent cette pelouse. Une balnéothérapie est située au rezde-chaussée. L’avenir du football qatari se prépare ici ; Almoez Ali et Akram Afif, les deux stars de l’attaque qatarie, sortent de l’aspire Academy. Avec respectivement des origines soudanaises et somalo-yéménites, ces deux hommes sont à l’image de la sélection, produit des dynamiques internes à la société et des migrations régionales générées par la richesse de l’émirat. Toutefois, certains techniciens étrangers soulignent des dysfonctionnements en raison de calendriers dictés par les priorités politiques. Dans l’ombre de l’aspire Academy, le système sportif local subsiste. Ses recruteurs sillonnent d’ailleurs championnats et tournois de jeunes à la recherche de futurs talents. On constate une réalité en demi-teinte. Les changements des modes de vie de la société qatarie, qui se matérialisent par un urbanisme centré sur la voiture, un enrichissement économique et des régimes alimentaires américanisés, ont conduit à un déclin de la pratique sportive. L’explosion du surpoids (qui touche environ 70 % des nationaux) amène dans les années 2000 à une réaction des autorités qui tentent de promouvoir l’activité physique. Le sport réapparaît dans la planification urbaine et une « Journée du sport » est lancée en 2012. Pour fidéliser la jeunesse à des clubs, les méthodes de l’état-providence sont reprises, et les licenciés sont payés entre 150 et 250 euros pour disputer une rencontre. Face à ce constat, chez les techniciens se traduit une certaine fatalité. Ce sentiment s’observe aussi chez des formateurs de l’aspire Academy, qui voient partir des joueurs qataris formés vers de nouveaux horizons plus sûrs, plus rémunérateurs et moins exigeants. Le terrain sportif apparaît ainsi comme une photographie des hiérarchies sociales internes à l’émirat. À l’image du sauteur en hauteur Mutaz Essa Barshim, né à Doha d’une mère soudanaise, le sport est le domaine d’excellence de jeunes à la marge de la société locale qui doivent s’assurer un avenir et faire leurs preuves pour être reconnus par la communauté qatarie.
• Un géant économique aux pieds d’argile
Comment ne pas penser au drame humain de cette Coupe du monde ? Les préparatifs de cet événement planétaire se sont aussi illustrés par les conditions de vie inhumaines de milliers de travailleurs étrangers sur les chantiers assujettis au système de la kafala. Malgré les réformes engagées, puis l’annonce de la fin de ce régime juridique en août 2020, dans les faits, plusieurs de ces pratiques continuent d’avoir cours. Les plus de 6 500 morts documentées par des ONG planeront sur une édition 2022 également controversée pour son coût environnemental. Plus globalement, entre un émirat qui a fait du sport l’un des piliers de sa politique et une industrie sportive internationale guidée par un profit économique maximal, cette alliance entre acteurs aux intérêts croisés est explosive.
Apothéose pour l’émirat, cette Coupe du monde s’avère en fin de compte périlleuse. Surtout qu’à l’échelle de la péninsule Arabique, le joyau de la FIFA s’inscrit dans un contexte tendu de lutte pour le leadership régional. Vue des capitales voisines, l’attribution du Mondial 2022 au Qatar apparaît comme une énième défiance de Doha à l’encontre de l’ordre établi ; elle ne manque pas d’attiser les égos de dirigeants en pleine ascension. Au cours de la décennie, la pression s’accentue sur la petite péninsule. En juin 2017, l’annonce de l’embargo en est l’une de ses expressions. En 2021, les tensions se sont apaisées ; le Qatar sera bien au centre du jeu. Et ses voisins comptent bien jouir de potentielles retombées économiques. Longtemps offensive à l’encontre de Doha suivant la stratégie de son allié émirien, Riyad s’inscrit à présent dans le sillage du Qatar pour tendre vers l’organisation d’événements de poids. La répartition entre les deux États des éditions 2030 (à Doha) et 2034 (à Riyad) des Jeux asiatiques semble aller en ce sens.
Plus largement, d’un point de vue systémique, entre cette lutte régionale, un appareil de la FIFA corrompu, la kafala et la question climatique, le Qatar est dans le tourbillon des controverses. Les faits sont là, mais dans un système mondial qui privilégie le profit financier, les Droits de l’homme et la protection de l’environnement passent en arrière-plan. Le Qatar cristallise les attaques de la part d’un système qui refuse de repenser son modèle et ses paradoxes, rappelant les limites de l’émirat, un géant économique aux pieds d’argile.