Dragonfly 40
Avec ce grand trimaran de croisière plus confortable que jamais, le chantier danois change de monde mais reste fidèle à ses principes. Résultat : ce Quorning majuscule reste un vrai Dragonfly. Jouissif!
Une vraie pile électrique. Jens Quorning, patron du chantier éponyme fondé par son père, n’arrête pas une seconde à bord. Concentré, exigeant, appliqué dans ses manoeuvres comme dans tout ce qu’il fait, il est d’une mobilité déconcertante – y compris pour le photographe qui essaie de saisir l’animal au vol! Pour gagner du temps, mieux vaut lui demander de poser, ce qu’il fera à la perfection… Car Jens est un perfectionniste, c’est peut-être ce qui le définit le mieux. Et ses bateaux, à l’image de cet étourdissant Dragonfly 40, reflètent à la fois cette exigence et une passion sans limite pour les trimarans. Une conviction reçue de son père, mais aussi raisonnée et validée par des milliers de milles en course et en croisière. Le trimaran va plus vite que le monocoque, se glisse sans tirant d’eau dans tous les mouillages, remonte le vent mieux que le catamaran et prend beaucoup moins de place au port pour peu qu’il soit repliable, comme tous les Dragonfly. A cette profession de foi, Jens a l’honnêteté d’ajouter un inconvénient indéniable : le trimaran est cher! Ou plutôt non, il est coûteux, ce qui n’est pas tout à fait la même chose… Mais ce prix n’est choquant que si on compare les bateaux à longueur égale. Si on les compare en termes de programme – ce que l’on peut faire avec – de qualité – comment ils vont vieillir et se revendre – et de finition, force est de constater que le client capable d’aligner la somme initiale a toutes les chances de s’y retrouver. Mais revenons au Dragonfly 40, le dernierné du chantier. Lancé au dernier salon de Düsseldorf, il est l’héritier d’un Dragonfly 1200 diffusé à 18 exemplaires de 2000 à 2007. Mais à l’image du reste de la gamme entièrement renouvelée depuis dix ans, il arbore des carènes et une ergonomie contemporaines et vise un niveau de confort encore jamais vu chez Dragonfly. Comme ses petits frères, il adopte des flotteurs à étraves inversées plus longs et plus volumineux que ceux de la génération précédente, synonymes de puissance décuplée. Des watts, il en a aussi dans le plan de voilure, affichant 2 m de mât et 18 m2 de surface de voile de plus que son prédécesseur. Et pour dompter cette débauche de puissance, il s’appuie sur un accastillage
Cockpit ouvert, deux barres à roue... Ce 40 est un Dragonfly d’un nouveau genre.
– winches et enrouleur de génois – largement motorisé. C’est d’ailleurs un peu déroutant au début, tous ces boutons, et forcément on tâtonne un peu. Mais dès notre sortie du port de Skaerbaek, à quelques encablures du chantier, nous sommes bien contents d’utiliser le winch électrique (proposés en standard) pour envoyer cette interminable grandvoile laminée à la forte corne. Deux minutes plus tard, nous l’aurons bordée, puis déroulé et embraqué le génois sans toucher une manivelle ! Et dès ce premier bord, ce n’est donc pas l’effort qui fait monter le rythme cardiaque, mais bien l’émotion d’une accélération immédiate et continue, le speedo s’établissant rapidement à 9 noeuds au près dans 15 noeuds de vent.
Une vitesse facilement obtenue
Cette vitesse facilement obtenue n’alourdit pas la barre, bien au contraire. On pourrait même la juger excessivement neutre. N’empêche, bien calé sur le siège de barre matelassé, au vent ou sous le vent, le barreur prend beaucoup de plaisir à faire marcher au mieux sa fringante monture. Ces barres à roue excentrées derrière leurs consoles sont une première sur un Dragonfly. Faut-il s’en offusquer ? Certainement pas ! Non seulement cette disposition libère un large passage central donnant sur cet arrière généreusement ouvert sur la mer, comme sur la plupart des monocoques actuels, mais elle offre au barreur une visibilité parfaite sur la route et sur les penons de la voile d’avant. A lui d’en profiter pour le faire marcher, d’autant que nous passons au reaching. Jens a frappé l’emmagasineur sur la delphinière et étarqué le code 0 qui se déroule sans accroc… et c’est parti ! A nous les vitesses à deux chiffres, jusqu’à 17 noeuds ce matin-là, avec toujours cette même facilité à la barre. Nous sommes sur le Dragonfly 40 n°1, volontairement construit avec des échantillonnages largement sécurisés : dès le n°2, le chantier a utilisé 400 kg de résine polyester en moins… Côté sensations, ce ne sont pas les accélérations décoiffantes du Dragonfly 28 mais l’impression d’en avoir toujours sous le pied et d’allonger la foulée dans des conditions de confort remarquables.
Il est vrai que nous sommes sur mer plate, et ce n’est pas ici, dans les eaux protégées de la verdoyante côte danoise, que nous mettrons notre Dragonfly à l’épreuve du clapot. Mais le flotteur sous le vent lève une belle gerbe d’écume et le cockpit reste parfaitement sec. Du travers au bon plein, c’est-à-dire dans le haut de la plage d’utilisation du code 0, nous sommes censés passer sous génois au-delà de
Les étraves sur le sable, en toute simplicité.
15 noeuds de vent. Nous flirtons avec cette limite sans avoir le sentiment de tirer sur la bête, Jens garde juste une main sur l’écoute par précaution. Je le regarde manoeuvrer aux écoutes avant de m’y essayer à mon tour. Il utilise trois winches disposés en triangle autour d’une profonde baille à bouts. Le plus gros est logiquement dédié au code 0. Sur l’écoute de grand-voile, l’effort est démultiplié par un très joli palan à six brins dont le fonctionnement s’avère particulièrement fluide. Pas de barre d’écoute, les réas inférieurs sont fixes et partiellement noyés dans le fond de cockpit. L’écoute circule sur chaque bord sous le pont jusqu’à deux poulies de renvoi et aboutit à la zone de travail : bloqueur, winch, baille. C’est simple et efficace, les manoeuvres courantes n’envahissent pas le cockpit. Et quand on veut descendre le vent, l’absence de barre d’écoute ne se fait pas vraiment sentir puisqu’on utilise les palans excentrés sur les bras qui se crochètent au point d’écoute, à la fois pour tendre la chute et sécuriser la bôme. Toutes les manoeuvres étant concentrées dans cette zone, l’avant du cockpit est dévolu aux équipiers – ou passagers – peu soucieux d’avoir
des cordages dans les pattes. De là, on circule facilement vers les trampolines ou vers les passavants, le franchissement de l’hiloire étant facilité par une marche bien dimensionnée. La longue main courante de rouf s’offre ensuite sur le chemin de la plage avant, puis les balcons. On veillera juste à ne pas marcher sur les nombreux panneaux de pont affleurant, forcément glissants. Disposés sur une ligne visuellement continue dans l’axe du bateau, ils donnent au pont une touche contemporaine et apportent surtout beaucoup de lumière à l’intérieur. Et beaucoup d’air ! Avec pas moins de quatre grands panneaux, trois dans le carré et un dans la cabine avant, dont un ouvrant vers l’arrière, on est sûr de forcer l’aération dans toutes les configurations. Et l’aération latérale n’est pas oubliée, deux hublots de coque ouvrants (en option) y pourvoient.
Ça navigue fort en Baltique !
Ces premiers bords nous ont emmenés dans le Petit Belt, le passage à terre de la grande île de Fyn, l’une des deux îles situées entre le Danemark et la Suède. Ce qui explique le grand nombre de voiliers en route soit vers le sud et l’Allemagne, soit vers les eaux scandinaves plus au nord. Pas de projet de croisière en ce qui nous concerne, hélas, mais un petit creux ! L’heure du casse-croûte sera aussi le moment de profiter d’un autre atout du trimaran : sa capacité à se glisser partout. Avisant une plage accueillante à deux pas du pittoresque village de Middelfart, nous affalons les voiles, déverrouillons la dérive – qui remonte ensuite toute seule du fait de sa flottabilité positive –, puis le safran. Ces deux appendices sont maintenus en position basse par des drosses dont les coinceurs font office de fusibles en cas de choc avec le fond ou avec un OFNI. La suite de la manoeuvre est encore plus simple : cap droit sur la plage à petite vitesse, on pose tranquillement les étraves sur le sable. Pendant que nous débarquons, Jens garde un filet de gaz en avant pour contrer le vent latéral, et le tour est joué. Ces courtes escales à la plage, même sans marée, sont tellement dans le programme du bateau que le chantier a même prévu une échelle télescopique d’étrave qui se range depuis le bord, en tirant sur un bout situé dans la baille à mouillage. Elle revient alors à sa place, sous la delphinière. Pour compléter cette expérience de l’escale sauvage,
Le code 0, très puissant, est réservé au médium. Au près, on le roule dès 17 noeuds de vent.
nous prendrons aussi un vrai mouillage dans l’après-midi histoire de vérifier le bon fonctionnement de la baille et du davier, bien dégagé de l’étrave par la delphinière. Le 40 est d’ailleurs le seul Dragonfly qui soit équipé d’une delphinière et non d’un bout-dehors, et c’est malin parce que son programme inclut la grande croisière, donc la vie au mouillage. Il faut donc que ce dernier ne demande ni préparation ni manoeuvre particulière : c’est le cas. Autre signe de ce penchant affiché pour la croisière au long cours : le moteur, volontairement surdimensionné sur cette première unité équipée du Yanmar de 80 chevaux optionnel. Franchement, le 40 chevaux pourrait suffire mais quand on part loin, une réserve de puissance supplémentaire n’est jamais de refus. Y compris pour les manoeuvres au port, facilitées par l’hélice Gori dont les pales réversibles sont aussi puissantes en marche arrière qu’en marche avant… et par le propulseur d’étrave. Le Dragonfly 40 n°3, mis à l’eau le jour même de notre essai, a même un propulseur de poupe! C’est peut-être un peu trop… Mais c’est le signe que Quorning Boats ne refuse plus rien à des clients prêts à multiplier les systèmes électriques et électroniques pour se faciliter la vie.
Mieux vaut garder un bateau simple
Reste ensuite à gérer l’énergie, c’est un autre dossier ! Et c’est bien le problème de ces équipements électriques supplémentaires : ils provoquent d’autres besoins en chaîne et finissent par vous faire monter une usine à gaz. Notre conseil : garder un bateau raisonnablement équipé mais simple et facile d’entretien. D’autant que le poids reste la clé des performances de tout multicoque… et que les Dragonfly sont bien assez chers comme ça ! Un prix néanmoins justifié par la technicité du matériau, par les contraintes structurelles considérables inhérentes à la formule du trimaran repliable, et par le niveau de finition que s’impose le chantier. Cette exigence se paie en heures de main-d’oeuvre, d’autant que contrairement à d’autres, le chantiers danois n’a rien sous-traité, et encore moins délocalisé la construction. Tout se fait là, à Skaerbaek, y compris la menuiserie et jusqu’aux mâts, entièrement préparés au chantier à partir d’un simple tube de carbone (la bôme, elle, est en aluminium). C’est aussi ce qui rend ces bateaux si particuliers, si maîtrisés de la conception à la construction – et ce jusqu’à la dernière manille. Jens Quorning en est conscient, tout comme il est conscient du prix élevé de ses bateaux. Mais ne comptez pas sur lui pour construire les Dragonfly à l’économie ou pour modérer son niveau d’exigence. Ce n’est pas le genre de la maison, et le marché lui donne raison… Déjà six Dragonfly 40 vendus. Et si la crise sanitaire a mis l’activité commerciale en sommeil, le déconfinement s’est traduit par un réveil en fanfare : quinze bateaux vendus en deux semaines, entre fin juin et début juillet ! Autant dire que les libellules n’ont pas fini de bourdonner du côté de Skaerbaek.