Retour à Vanikoro
Dans le sillage de La Pérouse
En 1827, Peter Dillon a retrouvé à Vanikoro l’Astrolabe et la Boussole, de l’expédition La Pérouse disparu en 1788. Une escale sur cette petite île perdue des Salomon, dans le Pacifique Sud, m’a replongée dans ce naufrage qui a marqué à jamais l’histoire du village de Païou.
Il n’y a pas un souffle sur l’eau et le soleil qui s’élève derrière la montagne s’y reflète comme dans un miroir. Impossible d’entrevoir la faille dans la barrière de corail. Se peut-il qu’un astre protège encore le secret dont il a été le témoin ? Le site se révèle uniquement à celui qui ose plonger sur le tombant, tel est le prix à payer, comme un hommage aux marins qui ont péri noyés dans ces eaux. De l’épave de la Boussole on ne distingue que les ancres qui reposent à six mètres de profondeur.
Recouvertes en partie de corail, l’une d’entre elles, immense, est brisée. Alors s’imposent à l’imagination la tempête, les cris de l’équipage impuissant à la manoeuvre, la force des vagues qui ont jeté le vaisseau sur le récif, le fracas de ses bordés qui éclatent, réduisant le navire commandé par La Pérouse à néant aux abords d’une île non répertoriée sur ses cartes.
Un voyage de quatre ans
Le navigateur était parti trois ans auparavant de Brest sous les ordres de Louis XVI pour l’une des plus illustres expéditions maritimes de l’histoire. Elle prit tristement fin ici à Vanikoro, petite île volcanique des Salomon dans la mer de Corail après plus de 40 000 milles parcourus. La Boussole et l’Astrolabe avaient appareillé pour une mission de commerce avec l’Asie. Un prétexte pour l’exploration des terres inconnues du Pacifique afin de continuer l’oeuvre du capitaine Cook. C’est pour ce projet ambitieux que sont partis, pleins d’entrain, deux cent vingt jeunes hommes, officiers, savants et artistes, pour un voyage prévu sur quatre années dont ils ne reviendront jamais.
« Le bateau en approche a terrorisé mes ancêtres qui sont partis s’en remettre à leurs dieux dans la montagne. Ils ont tué un cochon en offrande afin qu’il les protège de ces étrangers. En réponse, les divinités ont envoyé un cyclone pour abîmer le navire, raconte Daniel, le chef du village de Païou.
Le vent et les vagues sont devenus soudainement si violents qu’il s’est brisé en quelques secondes, ne laissant que deux survivants. Au lendemain matin, un deuxième bateau s’est échoué dans la fausse passe. Ses hommes sont venus s’installer à Païou en face du lieu du naufrage, au bord de la rivière. Ils sont repartis après quelques mois, quelques-uns sont restés ici. » A défaut d’écrits, la tradition orale s’accomplit depuis toujours à Vanikoro. Cette version, il la tient de ses aïeuls. Voilà plus de deux cents ans qu’on raconte l’arrivée des Français comme on transmet une légende le soir au coin du feu. Daniel, à 47 ans, est le chef du village, un titre hérité à la mort de son père et attribué depuis onze générations dans la famille. Fier de représenter un lieu dont l’histoire fait son village, il porte une attention particulière à garder entretenu un bout de terrain baptisé « le camp des Français ». En son centre, une stèle et un
réa d’une des deux épaves commémorent l’expédition disparue.
Pour lui, les survivants ont eu la chance de mettre pied à terre à Païou chez ses ancêtres mélanésiens. Leur sort aurait été bien différent dans le village voisin. A cette époque, les natifs de Vanikoro résistent aux Polynésiens, guerriers redoutables aux coutumes cannibales qui tentent de reconquérir la terre qu’ils ont quittée des centaines d’années auparavant, lors des grandes migrations du Pacifique. Si aujourd’hui les deux clans ne se combattent plus, l’hostilité s’est à peine estompée. La vie dans l’archipel des Santa Cruz n’est pas si différente qu’en 1788. L’île, distante de 430 milles de la capitale Honiara, est épargnée du monde moderne. Pas de téléphone, d’électricité, de magasin ou de voiture. Les habitants perpétuent un mode de vie hérité des habitudes et des traditions de leurs ancêtres. Aux abords du village, l’environne
Des enfants posent devant la stèle commémorative de l’expédition perdue en 1788.
ment est semblable à celui qu’ont connu les naufragés. Les cases tressées en végétal sont érigées sur pilotis pour s’éloigner de l’humidité du sol. Chacune abrite sous son toit toutes les générations d’une famille. On y dort à même les planches sur une paillasse en palmes de cocotier. L’alimentation non plus n’a pas changé, les villageois mangent ce qu’ils pêchent, ce qu’ils chassent à l’arc et ce qu’ils cultivent : ignames, manioc et une grande variété de bananes légumes sont consommés cuits à l’étouffée dans de grandes feuilles et sur des pierres brûlantes sorties du feu. Ce sont les jeunes garçons qui partent en forêt couper du bois pour l’entretenir. Ils manient déjà la machette avec précision. Le feu a son importance au quotidien : comme combustible pour cuire les aliments, comme source lumineuse la nuit venue, mais aussi comme répulsif contre les moustiques transmetteurs du paludisme.
Mais la plus grande menace est ailleurs. Hier comme aujourd’hui, les insulaires se soumettent à la présence des crocodiles qui règnent en maîtres dans la rivière. Le danger, invisible la journée, perce autant que leurs yeux la nuit tombée. A l’embouchure, proche de leur camp, une plage sur laquelle les naufragés s’asseyaient probablement en regardant l’horizon avec la ferveur d’y apercevoir un jour une voile. Mais leurs yeux se posaient irrémédiablement sur ce récif méprisable qui les a dépossédés de leur retour assuré, les rejetant sur cette île où aucun Européen avant eux n’avait mis pied à terre. L’histoire du naufrage transmis depuis neuf générations n’a plus grande valeur en termes de faits historiques. Elle s’est transformée, enrichie d’épisodes, s’est parée de mythes océaniens au fil du temps. « Le récit perd en exactitude ce qu’il gagne en puissance émotionnelle », analyse le linguiste Alexandre François. Cependant pour lui, il subsiste des détails factuels dans les différentes versions du naufrage qui méritent de l’attention. Ce sont de ces récits que l’on tient par exemple l’existence et l’emplacement du site où se sont établis les naufragés : « le camp des Français ». Une information confirmée par les fouilles archéologiques. Si les recherches à terre n’ont
pas révélé la présence d’un chantier naval, elles permettent de penser que les marins ont armé les chaloupes de l’Astrolabe pour quitter l’île. En parallèle, les savants ont continué leurs travaux de recherche au sein d’un abri très bien organisé. Une certitude acquise par l’Association Salomon, actrice de toutes les campagnes de fouilles. Cette association, créée en 1981 par Alain Conan, passionné de l’histoire, a mené simultanément des recherches sur les sites des deux épaves. En huit expéditions de grande ampleur, ils ont remonté quantité de vestiges. Ce sont des canons, des ancres, des pièces de monnaie, des instruments scientifiques ou de navigation et objets du quotidien qui ont refait surface. Mis sur la piste par Peter Dillon, premier découvreur trente-neuf ans après le naufrage, le Français Dumond d’Urville, en 1828, repère l’épave de l’Astrolabe dans la fausse passe. Il faut pourtant attendre 1964 pour trouver la Boussole dans la faille de corail et l’intervention de l’Association Salomon en 2005 pour l’authentifier formellement grâce à son compas de navigation bien particulier.
Il n’y a pas d’aéroport à Vanikoro. Depuis la nuit des temps, on atteint cette île par voie maritime soit par choix – c’est mon cas –, soit rejeté par la mer tels les marins rescapés de la Boussole et de l’Astrolabe. En 2019, seuls trois voiliers de plaisance ont fait escale devant le village.
Une escale qui se mérite
Naviguer jusqu’à Vanikoro situé à l’extrémité sud des Salomon, c’est supposer tirer des bords sur une centaine de milles pour être en règle avec les formalités du pays, qu’on y rentre ou qu’on en sorte. Dans tous les cas l’escale se mérite, mais en tant que marin, la peine vaut le pèlerinage. Sur les sites des épaves, l’Association Salomon a pris soin de laisser quelques vestiges pour les rares et courageux pèlerins. Si elle ne l’avait fait, le corail libère encore au compte-gouttes ses trésors : Chef Daniel a ainsi remonté, lors de sa dernière plongée, un réa de la Boussole. Il le gardera en sa possession jusqu’au prochain passage de l’Association Salomon afin que cette nouvelle découverte complète la collection du musée La Pérouse en Nouvelle-Calédonie, qui expose dans ses vitrines des centaines d’objets restaurés provenant des deux navires. Depuis peu sur Vanikoro, l’école La Pérouse a vu le jour. La petite case accueille les jeunes enfants du village. Parmi eux Norm Nora, une petite fille de cinq ans dénote à côté de ses camarades : des traits fins et des cheveux blonds. Elle porte le même nom que sa grand-mère et son arrière-grandmère, neuf générations au-dessus d’elle, mais son père l’appelle « ma Française ». La tradition orale de la famille raconte que son ancêtre aurait eu un enfant issu de son union avec un naufragé. Comme si Vanikoro ne voulait pas livrer tous ses secrets, le test ADN pratiqué par les scientifiques s’est perdu avant d’arriver au laboratoire d’analyses ! Parfois, il est des questions qu’il ne faut pas chercher à élucider, elles travaillent notre imaginaire et contribuent à entretenir la légende. Après plus de 200 ans d’enquête menée par des générations de marins et de scientifiques passionnés, le sort de l’équipage de La Pérouse n’a toujours pas été résolu. Que leur est-il advenu après leur passage à Païou ? Une piste semble mener les prochaines recherches vers l’île de Murray, au nord de l’Australie. Elle sera un jour l’objet de nouvelles fouilles pour l’Association Salomon. Cependant Vanikoro, plus qu’un sanctuaire, restera le lieu où se confondent l’histoire maritime française et les légendes mélanésiennes des îles Santa Cruz.