M/Y Fortuna Le cadeau empoisonné
Offert au roi Juan Carlos en 2000 par un groupement d’entrepreneurs espagnols, l’incroyable Fortuna, le yacht le plus rapide du nouveau millénaire, porte en lui tous les germes du cadeau empoisonné. Treize ans plus tard, le bateau devient le témoin trop visible des malversations et des petits arrangements entre amis d’un souverain peu scrupuleux.
Un cadeau à 21 millions d’euros, ça ne se refuse pas ! C’est ce qu’a dû se dire Juan Carlos quand, en 2000, les élus de la région des Baléares et un groupement de vingt-cinq capitaines d’industrie espagnols lui ont offert un yacht flambant neuf de 41 m de long. Le souverain est coutumier de ce genre d’attention.
Vingt ans plus tôt, le roi Fahd d’Arabie Saoudite l’a déjà gratifié d’un présent digne de son rang afin de sceller « l’amitié étroite » entre les deux familles royales. Il s’agit alors d’un yacht d’occasion de 33 m entièrement refité et pourvu de huit cabines. Celui-ci succède à un yacht de 20 m acquis par Juan Carlos en 1976 au moment de son avènement. L’homme est un amoureux de la mer depuis son plus jeune âge. C’est un marin aguerri qui aime autant la voile en compétition que les croisières familiales. « Je n’échangerais une journée en mer contre rien au monde, dira-t-il à un journaliste. Si je n’étais pas contraint d’habiter le palais de la Zarzuela, je pourrais passer ma vie sur l’eau. » A bord du yacht donné par le roi saoudien, il navigue en famille au départ de Palma de Majorque où le roi a ses habitudes. Il reçoit à bord des têtes couronnées (Baudouin et Fabiola, l’Aga Khan, la princesse
Lady Di) et quelques politiques aussi (Bill Clinton, le Premier ministre espagnol Aznar). Il peut laisser libre cours aussi à sa passion pour la vitesse. Le yacht ne file-t-il pas à 40 noeuds à plein régime ? Cependant, après vingt ans de croisières méditerranéennes, le bateau commence à montrer des signes de faiblesse. Un jour, il tombe en panne moteur et doit être remorqué jusqu’à la marina alors que le Prince Charles est l’invité
du bord. « Ce yacht est pire qu’une 4L », aurait déclaré le roi d’Espagne. A la fin de la saison, il le met aux enchères mais personne n’en veut. Nul ne sait aujourd’hui ce qu’il est devenu. Le yacht offert par les businessmen des Baléares qui ont mis chacun 600 000 euros au pot arrive donc à point nommé. Comme les précédents navires royaux, il sera baptisé Fortuna. Construit aux chantiers Izar de Cadix, sa ligne extérieure est l’oeuvre du designer italien Tommaso Spadolini tandis que la décoration intérieure est assurée par l’architecte milanais au style baroque, Celeste dell’Anna.
Fortuna détonne également par son bagage technologique. Le yacht est équipé de deux moteurs Man de 1 280 ch complétés par trois turbines gaz Rolls Royce développant chacune 6 700 ch, couplées à une propulsion jet Kamewa. Les performances sont à la hauteur de la cavalerie. En pointe, Fortuna atteint les 70 noeuds ce qui fait de lui encore aujourd’hui le yacht le plus rapide du monde. Même le Wally Power 118 lancé trois ans plus tard ne fera pas mieux. La coque est doublée de fibres d’aramide pour la rendre totalement insensible aux impacts de balles. Cette luxueuse Formule 1 des mers sera le lieu de villégiature favori des membres de la couronne espagnole jusqu’aux révélations fracassantes sur les malversations financières de son gendre à la fin des années 2000. Le roi est à son tour épinglé pour son train de vie, ses frasques sentimentales et ses tricheries vis-à-vis du fisc. L’infortuné Fortuna et ses pleins de carburant à 20 000 euros font les choux gras de la presse espagnole. Le yacht royal a tout du sparadrap du capitaine Haddock. Sous pression, le souverain est contraint en mars 2013 de s’en séparer et de le rendre sans condition à ses anciens bienfaiteurs. L’affaire se fait non sans heurts, l’équipage attaquant les autorités pour licenciement abusif. Le grand public découvre ainsi que les sept membres d’équipage étaient plutôt grassement payés - 137 000 euros annuels net pour le capitaine, 60 000 euros pour les marins – grâce aux contribuables espagnols, alors que le yacht est sorti moins de six heures sa dernière année. Les entrepreneurs cherchèrent à leur tour à se débarrasser de ce cadeau empoisonné. Mis en vente 10 millions d’euros, ils trouvèrent finalement un acquéreur un an plus tard après avoir baissé le prix de 20 %. Le nouveau propriétaire est la compagnie de ferries Balearia Eurolineas Maritimas. Fortuna est aussitôt rebaptisé Foners. Il est aujourd’hui visible à Denia, son port d’attache.