Les somnambules
Il y a tout à redouter de la folle escalade dans laquelle se sont lancés ces derniers jours l’Arabie saoudite et l’Iran. Dans la poudrière moyen-orientale, l’exécution, le janvier, du cheikh al-Nimr, leader politico-spirituel de la minorité chiite d’Arabie saoudite, n’était pas seulement un crime. C’était une provocation irresponsable. L’objectif de Riyad était transparent – quoi que tortueux. La mise à mort d’al-Nimr le jour-même où étaient passés par les armes quarante-trois terroristes liés à al-Qaïda était un message, et même un double message. Le premier, adressé aux milieux conservateurs et aux sunnites les plus radicaux, signifiait : si l’Arabie saoudite s’est engagée dans une guerre sans merci contre les mouvements terroristes sunnites, en clair al-Qaïda et l’Etat islamique, qui, puisant aux
mêmes sources
religieuses, se sont retournés
contre elle et appellent à abattre la monarchie saoudienne, elle n’entend pas pour autant renoncer à son rôle de champion de la cause sunnite. Ni en rabattre dans le combat contre le chiisme. Le second message valait avertissement à l’Iran. Depuis l’accord sur le nucléaire de juillet , auquel elle s’est vainement opposée, l’Arabie saoudite s’inquiète plus que jamais de la montée en puissance d’un Iran désormais réintégré dans la communauté internationale, et redoute de faire les frais du rapprochement entre Washington et Téhéran. Les conséquences sont calamiteuses. Emeutes et colère des populations chiites dans tous les Etats arabes de la région – et jusqu’au Pakistan et en Inde. Appels à venger celui que sa mort a transformé en icône et martyr de la cause chiite. Invasion et mise à sac de l’ambassade d’Arabie saoudite à Téhéran. Auxquelles l’Arabie a aussitôt riposté par la rupture des relations diplomatiques avec l’Iran et l’expulsion des diplomates iraniens. La crise couvait depuis des mois, elle survient au pire moment, à quelques jours de la rencontre prévue à Genève entre les factions syriennes, sous l’égide de l’Onu. Comme l’onde de choc d’un tremblement de terre, elle s’est propagée à l’ensemble du Moyen-Orient, pris en otage d’un conflit où se mêlent de manière inextricable haine religieuse et ambitions géopolitiques rivales, sur fond d’antagonisme millénaire entre le monde perse et le monde arabe. Elle ne peut qu’affaiblir la mobilisation internationale contre l’Etat islamique. Elle éloigne encore un peu plus les perspectives de règlement politique des guerres de Syrie et du Yémen, où Saoudiens et Iraniens s’affrontent par alliés interposés, et où il ne peut y avoir de paix sans eux. Où s’arrêtera l’escalade ? La confrontation Iran-Arabie saoudite peut-elle déboucher sur un conflit armé ? Personne n’ose y croire. Les deux protagonistes, déjà ébranlés par le défi djihadiste et affaiblis par l’effondrement du cours de l’or noir, auraient tout à y perdre. Et le monde entier avec eux, qui connaît d’expérience le haut taux de contagiosité des conflits du Moyen-Orient. Mais l’histoire n’emprunte pas toujours les chemins de la raison. Il arrive que les acteurs perdent le contrôle des événements, faute d’avoir su anticiper les conséquences de leurs actes. Qui ouvrira les yeux des somnambules de Riyad et Téhéran ? Le temps presse.
« L’Arabie saoudite s’inquiète plus que jamais de la montée en puissance d’un Iran désormais réintégré dans la communauté internationale. »