Nice-Matin (Cannes)

Agostinell­i le monégasque tant aimé de Proust

- ANDRÉ PEYREGNE

En ce début d’après-midi du 30 mai 1914, Alfred Agostinell­i se dirige vers le petit terrain d’aviation de la Brague, près d’Antibes. Il se rend à l’école de pilotage que dirigent les frères Garbero, où il s’est inscrit au début du printemps. En deux mois, il a réalisé de remarquabl­es progrès. Cela lui donne des ailes ! Vers 17 heures, ivre d’audace, il décide de s’envoler seul sur un monoplan. C’est la deuxième fois qu’il vole sans être accompagné par un moniteur. Anna, sa compagne, et son jeune frère Émile l’observent de loin. Se sentant libre, invincible, Alfred est heureux. Il va tenter un beau virage au dessus de la Baie des Anges. Grisé par l’euphorie, il oublie la recommanda­tion de son instructeu­r de prendre de l’altitude chaque fois qu’on veut tourner. Alors, à peine son virage amorcé, l’aile droite de son avion touche l’eau. L’appareil est précipité dans la mer. Anna et Émile assistent, horrifiés, à la scène. L’avion ne sombre pas immédiatem­ent. Ils voient Alfred surgir de la carlingue disloquée, faire des signes désespérés, appeler au secours. Ils mettent aussitôt un barque à l’eau et, ramant de toutes leurs forces, se dirigent vers le lieu de l’accident. Trop tard, l’avion sombre brutalemen­t, entraînant Alfred par le fond !

Chauffeur de taxi en Normandie

Alfred Agostinell­i avait 25 ans. Il était né à Monaco en 1888. Sa compagne et son frère sont effondrés. Tous les membres du club de pilotage aussi. Mais il est quelqu’un qui, à Paris, l’est peut-être encore davantage - un des plus grands écrivains de l’époque : Marcel Proust. Alfred Agostinell­i était son secrétaire. Il était beaucoup plus que cela : Proust en était fou amoureux. En 1914, Proust a 43 ans. Il n’est pas encore célèbre, son premier tome de la « Recherche du temps perdu » vient à peine de paraître. Il a rencontré Alfred sept ans plus tôt, à Cabourg en Normandie, alors que ce Monégasque issu d’une famille modeste était chauffeur de taxi. Il lui a fait visiter la Normandie durant l’été et, au cours des balades, Proust est tombé amoureux de lui. Il l’a engagé comme secrétaire, lui a fait dactylogra­phier ses manuscrits, l’a fait s’installer chez lui, à Paris, avec sa compagne Anna.

La fuite à Monaco

Mais les sentiments que Proust éprouvait pour son secrétaire n’étaient pas payés en retour. Le 1er décembre 1913, Agostinell­i s’enfuit à Monaco chez son père. L’écrivain est désespéré. Il envoie son ami et conseiller financier Albert Nahmias lui dire qu’il fera n’importe quoi pour qu’il revienne. Sachant Alfred passionné par l’aviation, il lui propose de lui acheter un aéroplane, sur lequel il fera graver les vers d’un sonnet de Mallarmé : «Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui...». Inutile ! L’accident mortel survenu le 30 mai 1914 à Antibes mettra un terme à ses projets. Proust dira de lui : «Cet ami est la personne qu’avec ma mère et mon père j’ai le plus aimée... » Englouti dans la mer, Alfred va resurgir dans la littératur­e, sous forme d’un personnage de la «Recherche du temps perdu». Pas un personnage masculin mais une femme homosexuel­le : Albertine Simonet. Dans le roman, Albertine fait partie des « jeunes filles en fleurs » rencontrée­s par le narrateur à Balbec. Balbec est le nom donné à Cabourg par Proust. Le narrateur est éperdument amoureux d’Albertine mais est repoussé par elle. Elle est intelligen­te, impertinen­te, sportive, monte à vélo. Le narrateur décrit sa fuite précipitée de Balbec à Paris avec Albertine. Ainsi, au cours de l’été 1913, Proust avait quitté brusquemen­t Cabourg pour Paris avec Alfred, sans prévenir ses domestique­s ni la direction du Grand Hôtel où il logeait. Dans le sixième tome de la «Recherche du temps perdu», intitulé «Albertine disparue», le narrateur essaie par tous les moyens de faire revenir Albertine qui l’a quitté, envoie chez elle son ami SaintLoup, lui promet de lui acheter un yacht sur lequel il gravera des vers de Mallarmé. Mais Albertine mourra dans un accident de cheval. Similitude avec le destin d’Alfred. Agostinell­i a été enterré au cimetière de Caucade à Nice, dans une tombe qui a été sauvée de la démolition par un professeur niçois spécialist­e de Proust, Jean-Marc Quaranta, tandis qu’à Cabourg, un festival dirigé par la pianiste niçoise Anne-Lise Gastaldi perpétue un automne sur deux les souvenirs proustiens. «Le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant», écrit Proust dans le premier tome de la « Recherche du temps perdu »…

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Dandy et bel homme, Agostinell­i ne payait pas en retour l’amour que Proust éprouvait pour lui. (© DR)
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(© DR) C’est au large de l’aérodrome dirigé par les frères Garbero, à la Brague près d’Antibes qu’Agostinell­i a trouvé la mort. (© DR) Figure notoire de la littératur­e française, Marcel Proust avait engagé Agostinell­i comme secrétaire particulie­r pour l’avoir...
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(© DR) Balade en voiture pour Proust et Agostinell­i (au volant).

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