Nice-Matin (Cannes)

Jean Viard: «Les vacances, c’est la liberté du corps et de l’esprit»

On célèbre cette année les 80 ans des congés payés. Une révolution douce qui a chamboulé nos vies et nos sociétés, mais dont l’importance ne fut pas réalisée d’emblée, explique le sociologue

- PROPOS RECUEILLIS PAR VICTOR MATTHIAS (ALP)

, c’est l’année qui a tout changé dans la vie des Français ? , c’est un peu un mythe. Nous sommes tous convaincus qu’à peine les congés payés votés, tous les ouvriers se sont précipités à la mer et à la montagne et ont découvert les vacances. Mais c’est une vision qui s’est construite a posteriori. Les congés payés n’étaient pas une revendicat­ion ouvrière. Le PCF et la CGT n’en voulaient pas, de crainte qu’en vivant trop bien en société capitalist­e, on ne veuille plus faire la révolution. Et, même si on a du mal à le croire, les congés payés n’étaient même pas dans le programme du Front populaire! Ce sont des bourgeois radicaux, comme Jean Zay ou Léo Lagrange, qui les ont imposés. Et au début, les gens en ont eu peur, parce qu’ils ne savaient pas trop quoi en faire. D’ailleurs, à l’époque, on a appelé ça «la semaine des sept dimanches». On s’est raconté qu’on allait faire sept fois de suite ce qu’on faisait le dimanche, comme aller pique-niquer au bord de la Marne ou dans les calanques de Marseille… Les gens sont allés à côté de chez eux, quoi. Si on résume, en , il ne s’est rien passé…

Les images d’archives seraient donc trompeuses… Il y a eu des départs en vacances, bien sûr. Mais en réalité, cette année-là et jusqu’à la guerre, ça n’est pas considérab­le. Le vrai mouvement de masse ne commence qu’en . C’est pour ça que je parle de  comme d’un mythe. La vie collective d’un peuple, c’est un récit, et le récit n’est jamais entièremen­t vrai. Si notre mémoire collective a reconstrui­t  comme un moment fondateur, c’est parce que, petit à petit, les congés payés sont devenus le lieu central du bonheur. Parce qu’on a mis en mobilité les milieux populaires. Et au fond, le pouvoir, c’est l’art de la distance, la capacité à se déplacer.

Et donc de découvrir la France… C’est à ce moment-là en effet que la plupart des gens ont découvert des choses inimaginab­les pour eux, comme la mer ou la montagne. Mon père n’avait jamais vu la mer avant les congés payés. L’imaginaire positif qui est attaché à toute la période de la reconstruc­tion et aux Trente glorieuses est largement lié à la capacité de se déplacer, d’abord en prenant le train puis avec sa voiture. Avant, les gens ne se déplaçaien­t jamais, à l’exception des élites. Et une fois qu’on a donné aux gens cette liberté qui les rend tellement heureux, il est impossible de revenir en arrière. Même Pétain n’a pas osé. Et c’est l’État qui a été obligé de s’adapter, en rallongean­t à marche forcée « l’autoroute du Soleil », par exemple. Ce qui a légitimé la constructi­on du TGV, c’est le désir d’aller de Paris jusqu’à la Méditerran­ée en trois heures… et d’ailleurs, le contrat est rempli.

La possibilit­é offerte aux Français de découvrir la France a-t-elle forgé le sentiment d’appartenir à un seul et même pays? Oui, si on ajoute que l’éducation obligatoir­e, le service militaire et - avaient commencé ce travail. Mais il est exact que les congés payés ont offert aux Français la possibilit­é de découvrir leur pays. Tout particuliè­rement aux Parisiens et aux habitants de l’Ile-de-France qui, selon moi, ne se marient véritablem­ent à la France qu’à ce moment-là. Être français, c’est connaître la France et ses lieux symbolique­s. Je pense d’ailleurs que si on devait faire aujourd’hui une réforme aussi importante que les congés payés, ce serait justement de permettre à

‘‘ chaque jeune de  ans de voir Paris, la mer et la montagne. Et puis, à  ans, de passer trois mois à l’étranger, ce qui est aujourd’hui réservé à l’élite. Cette réforme n’a pas été faite et nous sommes en train de le payer…

Justement, en ces temps particuliè­rement anxiogènes, quelle fonction symbolique les vacances occupent-elles dans notre pays? Quand on a l’impression qu’une situation est désespérée, ce qu’on achète en premier, c’est des capotes et du champagne! Puisqu’il n’est pas possible de faire grand-chose à son niveau, autant s’éclater! Et, d’une certaine manière, en entendant parler toute la journée d’attentats, de crise économique et de crise climatique, le premier réflexe est de se tirer, de partir en vacances! D’ailleurs, malgré la crise, le taux de départ en vacances reste stable, entre  et %. Et sur deux années, il est même de %. Même les chômeurs partent en vacances. Si vous avez des problèmes d’argent, vous allez réduire votre niveau de consommati­on, voyager avec Blablacar, aller chez des copains, mais vous allez partir quand même… Les vacances, c’est l’art de se débrancher et c’est un moment de refuge. Ce qui explique qu’on parte de plus en plus souvent, mais pour des séjours de plus en plus courts…

Et de plus en plus loin… Pas forcément. Le coeur des vacances, c’est d’être une transhuman­ce. On va d’un point à un autre, comme les moutons. Et très souvent exactement au même endroit! Une personne sur deux dit se baigner toujours sur la même plage, vous savez… Le premier réflexe dans les milieux populaires, c’est de revenir au pays. Et c’est pour ça qu’il y a autant de résidences secondaire­s en France. Comme l’exode rural a été tardif chez nous, des millions de familles ont une maison à la campagne, tout simplement parce que c’était celle des grandspare­nts. Il y avait trois millions de fermes en  et il en reste … Et quand on ne va pas au même endroit, on reste souvent dans la même structure, comme le Club Med par exemple. Le fameux « sea, sex and sun », c’est un cliché? Ah non. Il y a un chiffre que j’adore: dans le temps d’une vie, on est passé de   à   relations sexuelles en moyenne. On a assisté à une démocratis­ation de l’érotisme à laquelle les vacances ne sont pas étrangères. Les vacances, c’est le sexe, c’est la liberté du corps, c’est la liberté d’aimer et c’est aussi la liberté de penser, car on quitte son quartier. Parce que dans son quartier, on pense comme les gens de son quartier! Les vacances, c’est le lieu où a été forgée notre vision moderne du monde, peuplé d’individus libres et mobiles dans l’espace. Et c’est aussi devenu le principal marqueur de nos vies.

De quelle manière? On se rappelle ce que l’on faisait en telle ou telle année en fonction des vacances qu’on a prises. C’est ce qui explique l’importance des souvenirs de vacances, les photos, les bibelots, etc. D’une certaine manière, il est plus important de réussir ses vacances que son anniversai­re. C’est pour ça qu’il y a une telle angoisse du départ en vacances!

Mon père n’avait jamais vu la mer avant les congés payés ” Une personne sur deux dit se baigner toujours sur la même plage ”

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